"Le symbole et son revers"

Charlie Hebdo, le symbole et son revers

« J’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre. » Spinoza (Traité de l’autorité politique)

Bal tragique à Charlie-Hebdo ? Trop facile. Disons-le tout de suite, nous ne sommes pas en très bon terme avec les usurpateurs. Ainsi n’avons-nous pas plus d’accointances avec les quelques encravatés fantoches à la tête de ce pays qu’avec quelconques fanatiques religieux lobotomisés ou autres caricaturistes subversifs de kermesse. Nous n’essayerons pas de tirer une obscène épingle de ce jeu de tartufes comme le fait depuis ce midi tout le théâtre politico-médiatique auquel se joint, comme à chaque fois que cela peut la distraire, la partie de la populace qui aime l’odeur du sang et la compassion à peu de frais.

Nous voulons simplement faire entendre ou donner à lire une opinion probablement dissonante, peut-être scandaleuse pour certains mais assurément honnête. À l’heure qu’il est, cela n’aura pu échapper à personne : dix journalistes de Charlie Hebdo et deux policiers ont été abattus au siège du journal par au moins deux hommes au nom du fanatisme islamique. Nous ne connaissions pas personnellement ces victimes, pas plus que nous ne connaissons d’ailleurs le chômeur au bonnet sale et au regard perdu croisé dans la rue, ou le clochard qui dormira ce soir sur les sièges plastiqués de la ligne 7. Des journalistes il en meurt peu. Des chômeurs et des clochards, beaucoup.

Epargnez-nous le couplet sur la violence directe de l’acte. Il n’a échappé à personne mais en dernière instance un mort est un mort. Selon l’ANPAA (ndlr : Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie), la France est le deuxième pays consommateur d’anxiolytiques en Europe… Les premières catégories socioprofessionnelles ayant recours au suicide sont les agriculteurs et les policiers… Il en est mort deux aujourd’hui, de policiers. Nous l’avions presque oublié. Ils n’étaient pas dessinateurs… On se souvient de Daumier, pas tellement de Savary. Ils défendaient la liberté de circuler, pas la liberté de la presse. Décidément, la mémoire collective, ça ne tient pas à grand-chose…

Le spectacle de l’actuelle communion de surface, ambiance hypocrisie de repas de famille ou de salle des fêtes est proprement nauséeux. À l’instar des grands Anciens, nous sommes attachés à la notion de hiérarchie. Dans la légitimité, dans le talent, dans la souffrance. Que la classe politique fasse semblant de s’émouvoir et de « partager », de concert, la douleur des familles comme on partage une bicyclette ou une fin d’éclair au chocolat n’est plus tellement révoltant, tant le cirque de cette triste république bananière autant début-de-siècle que fin-de-race, est devenu quotidien. Que les médias « mainstream » fassent du pognon sur le cadavre à peine recouvert de leurs confrères, on ne pouvait pas attendre de leur part beaucoup plus de retenue… enserrés qu’ils sont dans les mâchoires de cet hydre polycéphale qu’on appelle l’« information en continu ».

Qu’une partie du peuple français trompe l’ennui d’une modernité maussade dans du pathos « cuisine au beurre » et de l’affect soldé aux puces, cela s’entend également. « Quelle chose hideuse que la foule », disait déjà Victor Hugo. Que chacun essaye de tirer les brancards à soi pour faire porter le chapeau à son voisin fait aussi partie de ce jeu vulgaire. Parce qu’il est convenu que la morale, l’intégrité, la virilité intellectuelle et la pudeur ne sont pas des lois écrites, et qu’à ce titre elles ne bénéficient pas de l’ombre réparatrice du cortège des dévots spontanés. Mais la hiérarchie veut que chacun reste à sa place. Aussi, que les journalistes qui n’ont pas d’informations se taisent. Que les politiques qui n’ont rien à dire arrêtent d’exercer, puisque c’est là leur métier. Que les gens que ça ne concerne pas aillent dire bonjour à leur voisin, tenir la porte à la vieille dame de leur immeuble, promener leurs chiens ou prendre soin de leurs proches.

Nous n’avons jamais partagé les idées de monsieur Philippe Val, de feu Stéphane Charbonnier et de leurs confrères. Il va de soi que nous condamnons fermement les messages de haine à l’encontre de ces personnes dont la plupart ont perdu la vie. La fermeté de nos positions s’étend à la condamnation absolue de cet acte ignoble commis sur notre sol à l’encontre de citoyens français et à la montée constante des tensions dont les premiers négateurs, au jour le jour, sont les médias de gauche (vous nous excuserez le pléonasme). Nous ne faisons que mettre en exergue l’hypocrisie larvée de ce théâtre de guignols dont l’obscénité touche en premier lieu les victimes et nous appliquons à faire prévaloir l’analyse et la raison sur l’émotion gratuite, ne serait-ce que pour essayer de comprendre d’où vient le mal pour avoir une chance de le contenir à défaut de pouvoir l’éradiquer.

On nous répondra qu’au-delà des journalistes et de leurs étiquettes, un symbole a été attaqué ! Nous aurions été les premiers à défendre la liberté d’expression si elle était encore ce qu’elle fût. Il y a bien longtemps que cette république, « garce vérolée, toujours debout sur son trottoir » comme disait Brasillach, n’avale plus les symboles que pour le plaisir de les vomir. Tous les gens sérieux savent ce qu’il en est et si nous nous sommes empressés de sourire au double discours de Manuel Valls, c’était bien uniquement pour être sûr de n’en point pleurer.

Où étaient donc les indignés professionnels et les hauts gardiens de la liberté d’expression lorsqu’un humoriste franco-camerounais a été désigné comme ennemi public numéro un par ce même monsieur alors ministre de l’Intérieur ? Certainement pas dans les zéniths de France. Où étaient les journalistes de terrain en mars 2010 lors de l’affaire Saïd Bouararach ? Certainement pas en tenue de plongée dans le canal de l’Ourcq. Où étaient les défenseurs du drapeau national lorsque l’inénarrable BHL est allé le noyer dans le sang de la honte en Libye et en Syrie ? Certainement pas dans la rue. Et qu’en fut-il donc de l’émotion suscitée par la trentaine de journalistes syriens tués par les mêmes fondamentalistes sous sponsors occidental lors de l’agression de la République arabe syrienne ? En réalité, il y a bien longtemps que la liberté d’expression roule en boite automatique. Trop longtemps pour que nous joignions nos voix aux propagandistes droit-de-l’hommistes zélés et à leur union sacrés des manipulés-manipulateurs.

Que des policiers français soient abattus comme des chiens à l’arme automatique n’a par ailleurs pas l’air de constituer l’effritement d’un symbole. La police…la sécurité…le maintient de l’ordre…il faut avouer que c’est un peu réactionnaire tout cela, et très loin de la ligne de pensée libertaire de Charlie Hebdo. Et pourtant deux agents de la paix sont restés au sol, boulevard Richard-Lenoir, pour être intervenus. Comme quoi, les premiers à dépasser les étiquettes ne sont pas toujours ceux qu’on croit.
Nous avons une pensée sincère pour ces deux policiers, tués par des fanatiques pour en avoir défendu d’autres, et pour le clochard qui essayera de dormir, ce soir encore, sur les bancs plastiqués de la ligne 7.

Maxime Le Nagard

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