"Emile ou l'éducation"

J'ai le privilège d'avoir croisé dans ma classe une élève lumineuse qui ne rentrait pas dans le cadre. Elle s'appelle Lisa.

Elle a gardé de ces quelques mois de vie commune un souvenir suffisamment doux pour m'accorder le bonheur de rester en contact avec moi. Elle vient à la maison de temps en temps et c'est un grand bonheur d'échanger avec un esprit aussi beau. Sa force de caractère, sa lucidité, sa maturité font d'elle une personne rare.

Lisa a décidé de ne plus aller à l'école après une semaine de classe au lycée. C'était il y a un an.

Elle a été obligée de se battre contre l'administration pour pouvoir se scolariser elle-même.

Elle a 16 ans.

Elle vient de m'envoyer un mail m'expliquant qu'elle lisait en ce moment "Emile ou l'éducation" de Jean-Jacques Rousseau et qu'il y avait un passage qui me parlerait fortement.

Il y a trop longtemps que j'ai lu cet ouvrage pour l'avoir gardé en souvenir. Je suis donc très heureux de pouvoir m'y replonger.

En voici l'extrait.

Mille mercis Lisa.

 

 

« Tu me demandes, disait Plutarque, pourquoi Pythagore s’abstenait de manger de la chair des bêtes ; mais moi je te demande, au contraire quel courage d’homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui brisa de sa dent les os d’une bête expirante, qui fit servir devant lui des corps morts, des cadavres, et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment d’auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient. Comment sa main put-elle enfoncer un fer dans le cœur d’un être sensible ? Comment ses yeux purent-ils supporter un meurtre ? Comment put-il voir saigner, écorcher, démembrer un pauvre animal sans défense ? Comment put-il supporter l’aspect des chairs pantelantes ? Comment leur odeur ne lui fit-elle pas soulever le cœur ? Comment ne fut-il pas dégoûté, repoussé, saisi d’horreur, quand il vint à manier l’ordure de ces blessures, à nettoyer le sang noir et figé qui les couvrait ?

...

« Les peaux rampaient sur la terre écorchée, Les chairs au feu mugissaient embrochées ; L’homme ne put les manger sans frémir, Et dans son sein les entendit gémir."

...

"Voilà ce qu’il dut imaginer et sentir la première fois qu’il surmonta la nature pour faire cet horrible repas, la première fois qu’il eut faim d’une bête en vie, qu’il voulut se nourrir d’un animal qui paissait encore, et qu’il dit comment il fallait égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchait les mains. C’est de ceux qui commencèrent ces cruels festins, et non de ceux qui les quittent, qu’on a lieu de s’étonner : encore ces premiers-là pourraient-ils justifier leur barbarie par des excuses qui manquent à la nôtre, et dont le défaut nous rend cent fois plus barbares qu’eux. 

...

"Vous, hommes cruels, qui vous force à verser du sang ? Voyez quelle affluence de biens vous environne ! Combien de fruits vous produit la terre ! Que de richesses vous donnent les champs et les vignes ! Que d’animaux vous offrent leur lait pour vous nourrir, et leur toison pour vous habiller ! Que leur demandez-vous de plus, et quelle rage vous porte à commettre tant de meurtres, rassasiés de biens et regorgeant de vivres ? Pourquoi mentez-vous contre notre mère en l’accusant de ne pouvoir vous nourrir ? Pourquoi péchez-vous contre Cérès, inventrice des saintes Lois, et contre le gracieux Bacchus, consolateur des hommes, comme si leurs dons prodigués ne suffisaient pas à la conservation du genre humain ? Comment avez-vous le cœur de mêler avec leurs doux fruits des ossements sur vos tables, et de manger avec le lait le sang des bêtes qui vous le donnent ! Les panthères et les lions, que vous appelez bêtes féroces, suivent leur instinct par force et tuent les autres animaux pour vivre. Mais vous, cent fois plus féroces qu’elles, vous combattez l’instinct sans nécessité, pour vous livrer à vos cruelles délices ; les animaux que vous mangez ne sont pas ceux qui mangent les autres ; vous ne les mangez pas, ces animaux carnassiers, vous les imitez. Vous n’avez faim que des bêtes innocentes et douces qui ne font de mal à personne, qui s’attachent à vous, qui vous servent, et que vous dévorez pour prix de leurs services.

...

« Ô meurtrier contre nature, si tu t’obstines à soutenir qu’elle t’a fait pour dévorer tes semblables, des êtres de chair et d’os, sensibles et vivants comme toi, étouffe donc l’horreur qu’elle t’inspire pour ces affreux repas ; tue les animaux toi-même, je dis, de tes propres mains, sans ferrements, sans coutelas ; déchire-les avec tes ongles, comme font les lions et les ours ; mords ce bœuf et mets le en pièces ; enfonce tes griffes dans sa peau ; mange cet agneau tout vif, dévore ses chairs toutes chaudes, bois son âme avec son sang. Tu frémis, tu n’oses sentir palpiter sous ta dent une chair vivante ? Homme pitoyable ! tu commences par tuer l’animal, et puis tu le manges, comme pour le faire mourir deux fois. Ce n’est pas assez, la chair morte te répugne encore, tes entrailles ne peuvent la supporter ; il la faut transformer par le feu, la bouillir, la rôtir, l’assaisonner de drogues qui la déguisent : il te faut des Charcutiers, des Cuisiniers, des Rôtisseurs, des gens pour t’ôter l’horreur du meurtre et t’habiller des corps morts, afin que le sens du goût trompé par ces déguisements ne rejette point ce qui lui est étrange, et savoure avec plaisir des cadavres dont l’œil même eût eu peine à souffrir l’aspect. »

 

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