DÉLIVRANCE

 

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C’était une belle journée. Des températures caniculaires. La décision commune d’aller descendre un canyon en Chartreuse. On connaissait déjà cette pratique mais avec l’envie cette fois de passer à un niveau supérieur. Deux cascades en plus des désescalades habituelles, des vasques à traverser à la nage, des bassins remplis d’eau glacée.

Léo, Nathalie et moi.

On a garé la voiture à l’arrivée du canyon, pas question d’utiliser une deuxième voiture comme ça se fait généralement. Incompatible avec notre idée du sport en montagne.

Erreur de direction en cherchant le sentier qui remontait vers le haut du canyon. Quelques moments d’errance avant de le trouver. Juste une sente broussailleuse, rarement utilisée.

« Bon, c’est parti pour la galère habituelle, faut respecter les traditions, » a dit Léo en rigolant…

 

Une heure et demie de montée à l’ombre des grands arbres. L’arrivée sur le plateau, près d’une auberge. Je suis allé remplir une gourde. Une chaleur étouffante. L’envie de se mettre dans l’eau fraîche…

On a trouvé le chemin qui descendait vers la gorge. Le tintamarre du torrent est remonté jusqu’à nous. J’ai eu un doute à ce moment là. L’intuition que ça n’était pas pour nous, que nos connaissances de cette pratique était insuffisante. Le topo disait qu’il y avait des échappatoires, c’est ce qui me rassurait. Deux cascades obligatoires sur le parcours mais pour le reste, il était toujours possible de contourner les obstacles.

Enfiler les baudriers, mettre les casques, les habits, la petite veste. Pas de combinaisons néoprène. On s’en était toujours passé jusque là…La corde, des sangles, des mousquetons, les descendeurs…

 

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Une gorge assez large au départ, une eau pas trop froide, les pieds se sont vite habitués, j’ai pensé que ça devrait aller quand il serait nécessaire de nager. Pas la première fois qu’on se baignerait dans une eau revigorante…

Des blocs à descendre, le plaisir de l’itinéraire qu’il faut décrypter, les rayons du soleil à travers les feuillages, des lumières magnifiques, la mousse sur les rochers, le roulement de l’eau…

Chercher des appuis solides, rester concentré, deviner les passages praticables, anticiper sur le pas suivant, maintenir l’équilibre, rester prudent, ne pas s’emballer.

On savait faire tout ça.

Quelques passages un peu plus complexes, Léo cavalait en avant et nous guidait. J’ai aidé Nathalie à trouver des appuis sur des blocs monumentaux. Un premier saut dans une vasque, Léo en tête évidemment, puis une autre plus profonde, je me suis lancé, deux mètres de haut, je passe entièrement sous l’eau, je nage trois, quatre mètres pour sortir, l’eau pèse énormément dans mes habits, elle reste prisonnière dans la veste tant que je ne suis pas sorti, un vrai plombage, une ancre, un boulet…

Je n’ai rien pressenti, rien deviné…Première erreur.

Nathalie a descendu un toboggan pour éviter le saut.

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Le froid ne nous congelait pas, c’était supportable, ça nous a rassuré pour la suite. On n’a pas fait attention au poids de l’eau dans les habits. Le froid contenait toutes nos craintes et on s’est contenté de ce soulagement pour occulter les autres dangers.

 

On a descendu comme ça une bonne demi-heure avant d’arriver à la première cascade. Les jeux d’escalade nous avaient donné confiance. On gérait.

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Une chaîne sur un bloc. On s’est penché chacun notre tour. Dix mètres quasiment verticaux. Le courant puissant, un flot large, épais. Un vaste bassin de réception, une eau noire, agitée par les remous de la chute d’eau, six ou sept mètres à nager pour atteindre l’autre bord, un couloir étroit où on devinait une deuxième chute.

J’ai installé la corde dans l’anneau et je l’ai lancée. Deux brins de quarante-cinq mètres. J’étais content de voir qu’elle traversait tout le bassin. Je me suis dit qu’elle nous servirait de fil d’Ariane.

« Quand on arrive à l’eau, on traverse le bassin en faisant coulisser le descendeur sur la corde. Bon, allez, ça fout la trouille mais si on réfléchit encore, on ne va pas y aller. »

J’ai installé le descendeur et je suis parti. Léo a pris trois photos au fur et à mesure que je descendais. Les dernières photos de la journée...

Je me suis laissé glisser jusqu’à l’eau, je n’avais pas pied, les parois étaient totalement lisses, un vacarme tonitruant, j’ai tout de suite commencé à nager et j’ai immédiatement senti tout le poids de l’eau dans mes habits, j’avais beaucoup de mal à faire coulisser le descendeur sur la corde trempée et considérablement alourdie, elle s’est emmêlée dans mes jambes, je n’arrivais pas à m’en dépêtrer et je n’arrivais plus à avancer.

J’ai fait demi-tour. Je me suis suspendu à la force des bras à la corde et j’ai essayé d’enlever le mousqueton qui me reliait au descendeur mais je n’arrivais pas à le retourner et j’avais vissé la goupille de sécurité…Je devais lutter constamment contre le remous généré par la cascade et le contre courant qui m’entraînait sous la chute d’eau. Je n’avais rien prévu de tout ça. Le cœur qui bat la chamade. Je souffle longuement.

J’ai essayé de repartir en sentant que la corde n’était plus entortillée dans mes jambes. Arrivé au milieu du bassin, j’ai pensé que je n’y arriverais pas. L’extrémité de la corde gorgée d’eau avait coulé et comme j’étais toujours fixé au descendeur, elle me tirait vers le fond. J’étais au milieu du bassin quand j’ai bu la tasse. Deux fois.

J’ai voulu continuer en me disant que si je faisais encore demi-tour et que je me suspendais à la corde, je n’aurais plus la force de repartir. Et puis, je ne voulais plus m’approcher de la chute d’eau. Cette force inimaginable, ce poids énorme, ce vacarme terriblement impressionnant…Mais je n’en pouvais plus, le descendeur me bloquait, la corde m’entraînait au fond, j’avais de plus en plus de mal à rester à la surface. Le souffle court…

Et puis cette impression extrêmement forte, pendant quelques secondes, que ça ne serait que mon corps qui allait couler mais que moi je resterais à la surface, que je pourrais continuer à observer tout ça, avec détachement. Je me regardais me débattre mais sans avoir conscience que c’était moi. L’environnement avait disparu. Une espèce de bulle sans image, juste cette sensation inexplicable d’observer un nageur dans une sale situation. Avec une espèce de désintérêt.

 

J’ai entendu Léo hurler. Je ne comprenais pas ce qu’il disait. Je me suis dit qu’il fallait que je m’en sorte pour m’occuper de lui et de Nathalie. J’ai fait demi-tour en me tirant à la corde. Je me suis tenu d’une main en battant furieusement des jambes pour éviter de me retrouver sous la cascade et j’ai enfin réussi à sortir le descendeur du mousqueton à vis. J’ai tout lâché et j’ai commencé à nager comme un dément vers l’autre bord. Je savais que cette fois j’allais y arriver. J’ai senti un brin de corde entre mes jambes, je l’ai pris.

Je me suis accroché à un morceau de bois coincé entre un gros bloc et la falaise. Le courant était puissant. Il fallait que je m’attache mais j’étais épuisé. Et soulagé aussi. Je suis resté à moitié dans l’eau pendant quelques secondes puis je me suis redressé. Je me suis sanglé à une chaîne. J’ai vu qu’il y en avait une autre un peu plus à droite de la cascade. Elle permettrait de descendre en évitant la chute d’eau.

Réfléchir…

 

Je ne pouvais pas remonter. J’avais besoin de la corde pour franchir la deuxième cascade. Dix-sept mètres de haut. Un bassin encore plus large mais j’avais l’impression qu’il y avait moins de fond et moins de remous.

J’aurais dû dire à Nathalie de remonter la gorge avec Léo. Ils n’avaient pas besoin de moi. Ils reprenaient le chemin du matin. Je récupérais la corde, je descendais tout seul la deuxième cascade et je les rejoignais en bas.

Mais on ne s’est jamais séparé. Dans aucune situation, aucune épreuve, aucune galère. Ça ne nous est jamais venu à l’esprit. La force du lien nous a piégés…

 

Je leur ai crié.

« Le problème, c’est le descendeur, il faut mettre une sangle en plus du mousqueton pour que ça soit plus facile de le retirer quand vous arrivez dans l’eau. Une fois que vous êtes libérés de la corde, y’a plus qu’à nager mais les habits sont très lourds, c’est épuisant. Il ne faut pas perdre de force en bas, il faut enlever le descendeur dès que vous êtes dans l’eau. Je vais tenir la corde pour pas qu’elle vous gêne. »

 

J’ai passé un brin de la corde dans un anneau de la chaîne et je me suis attaché avec une longue cordelette pour avoir la liberté de bouger. Une erreur. J’aurais dû me sangler au plus court…

Je me suis assis sur le bloc au ras de l’eau et j’ai passé la corde dans mon dos pour la tendre. Je voulais la tirer au maximum pour aider Nathalie à me rejoindre et que la corde lui serve de fil conducteur.

 

Manque de lucidité…

 

Il ne fallait pas que Nathalie descende.

 

J’ai tendu la corde pour éviter qu’elle ne parte vers la cascade mais deux mètres avant d’arriver à l’eau, Nathalie a glissé et elle est partie sous la chute d’eau. Elle a quasiment disparu. Juste ses pieds qui se débattaient. La terreur. Le piège. Une brûlure dans mon ventre, des frissons dans tout le corps, la voix figée.

Nathalie.

J’ai tiré pour la sortir. Le poids de l’eau a tellement tendu la corde que je suis tombé du rocher. Je voulais continuer à tendre la corde. Je savais que Nathalie allait se noyer. Mais en tirant sur les brins, je n’arrivais pas à saisir la chaîne où j’étais attaché et à remonter sur le rocher. Je partais en arrière.

Il fallait que je lâche la corde.

L’urgence.

Lâcher Nathalie.

Le temps de remonter.

Pas le choix.

Une horreur.

Elle ne pouvait pas s’en sortir sans moi.

J’entendais Léo qui hurlait.

« Maman, enlève le descendeur, enlève le descendeur ! »

Il regardait sa mère mourir. Un cauchemar.

J’ai lâché du mou sur la corde, j’ai saisi la chaîne et je me suis hissé. Une force démesurée, une énergie irréelle. Je me suis calé. Tenir. J’ai tendu la corde, tiré de toutes mes forces et Nathalie est sortie de la cascade.

Ce visage adoré.

Décomposé. Une terreur indescriptible. Les yeux exorbités, la bouche grande ouverte.

Les hurlements de Léo.

« Maman, enlève le descendeur ! Enlève le descendeur ! »

 

Tenir, tenir Nathalie en dehors de la cascade. Les pieds qui glissent, aucun appui, me souder à la roche, ne plus tomber à l’eau, tenir, tenir. La corde me scie le dos.

Nathalie qui défait son baudrier, la tête en bas. Je n’arrive pas à y croire, elle desserre les sangles, elle va y arriver, elle ne peut pas se libérer du descendeur, trop de poids sur la corde, défaire le baudrier, elle a raison, elle libère une jambe, il ne faut pas qu’elle se retrouve avec un pied coincé.

Garder la corde tendue. Ne pas retomber à l’eau.

 

Léo.

« Vas-y maman, tu vas y arriver, enlève-le ! »

Un cauchemar. Ses parents piégés dans une cascade, il ne peut rien faire.

Ne pas mourir sous ses yeux, ne pas mourir sous ses yeux.

Sauver Nathalie.

 

Elle tombe à l’eau.

Je hurle.

« Vas-y, nage Nathalie, regarde moi, nage, nage !! »

Oh, ces yeux. Cette terreur.

 

Je l’attrape, je la serre, elle tremble de tout son corps, elle a le visage blanc comme un cadavre, les lèvres violettes, elle tremble, je n’ai jamais vu quelqu’un trembler avec cette force.

« Tu m’as sauvé la vie, tu m’as sauvé la vie. »

Je prends une longue sangle et je l’enserre pour remplacer le baudrier qui pend toujours sur la corde. Je l’attache à la chaîne. Elle est assurée.

Je la serre, je la frotte, j’essaie de la réchauffer et de la calmer. Elle claque des dents.

« Thierry, il ne faut pas que Léo descende là dedans, il ne faut pas qu’il descende.

-Non, il va remonter au chemin, on va se débrouiller, lève-toi Nat, il faut te mettre à l’autre chaîne, il fait moins froid derrière l’autre bloc et c’est sec. Il faut qu’on bouge, il faut qu’on sorte de là. »

Elle tremble toujours, des pieds à la tête, elle m’aide quand même dans les manœuvres, je sais qu’elle va récupérer. Elle a une force immense, je le sais.

On s’en est toujours sorti. Ensemble.

« Elle est comment cette cascade-là ?

-Je pense que c’est mieux. J’ai l’impression que c’est plus calme et en longeant le bord à droite, on s’éloigne de la chute d’eau et des remous. »

Elle tremble moins. Elle fait un signe de main à Léo, le pouce dressé.

 

Ce qu’il vient de voir. Il est figé. Je devine qu’il est blanc de peur, de terreur, toutes ces images en lui…Je chasse les pensées de nos deux corps coulant dans l’eau noire, sous ses yeux, de Nathalie noyée sous la cascade…L’imagination qui s’emballe. Revenir à l’instant. Sortir de là.

 

« Léo, on ne veut pas que tu descendes. Tu vas remonter, tu fais super attention, tu suis le même chemin, tu retournes à la voiture. On va descendre cette cascade et on remontera dans la forêt pour rattraper un sentier, on ne descend pas la suite du canyon, on va sortir de là et on te rejoint le plus vite possible. Ne t’inquiète pas, ça va aller, cette cascade est moins dure et on ne descend pas du tout sous l’eau. On ne peut pas rester coincé, ça va aller. D’accord ? »

Juste un signe de main, il est tétanisé.

« Remonte la corde pour enlever le baudrier de Nat et fais le descendre sur la corde avec le sac à dos. »

Je récupère le matériel. Et je dis à Léo d’y aller. Un signe de main.

 

Manque de lucidité…

Il fallait qu’il prenne la clé de la voiture dans le sac à dos avant de nous l’envoyer. Il y avait son téléphone portable dans la voiture, il aurait pu nous appeler.

 

Il va vivre trois heures de cauchemar supplémentaires. Trois heures qui ne nous quitteront jamais.

 

« Bon, Nathalie, je mets une sangle pour enlever plus facilement le descendeur une fois que je serai dans l’eau mais si j’arrive à prendre appui quelque part, je l’enlèverai avant d’être dans l’eau et je sauterai. Je tirerai la corde sur la droite mais pas trop fort quand tu descendras pour que tu puisses bien faire coulisser le descendeur et dès que tu touches l’eau tu te libères. Avec la sangle, tu vas y arriver, tu ne seras pas sous la cascade et tu n’auras pas la corde dans les jambes et qui te tire au fond. Ok ?

-Oui, ça va aller. Il faut qu’on se barre d’ici. »

 

Je descends. Le bas de la paroi est totalement lisse, vertical et couvert de mousse. Aucun appui. Je ne veux pas me retrouver dans l’eau avec le descendeur et la corde dans les jambes. Je me bloque sur le bras gauche, je remonte la corde avec la main droite et je serre les deux brins dans la main du haut pour libérer la tension, mes jambes ne me servent à rien et j’ai tout le poids du corps sur le bras gauche, j’ouvre le mousqueton et je sors le descendeur, je saute en gardant un brin de corde dans la main, je nage aussitôt comme un fou dans une eau noire qui me terrorise, le remous est beaucoup plus fort que ce que je pensais et le contre courant me ramène une nouvelle fois vers la chute d’eau, j’essaie de suivre la paroi, de m’éloigner et je vois dépasser une branche, devant moi, à deux mètres, je me débats, mes habits sont lourds, j’ai froid, brutalement, la peur aussi sans doute, je saisis la branche, c’est un arbre que je sens sous moi, des branches invisibles s’accrochent à mon baudrier, je n’arrive plus à avancer, les sangles de relais que j’ai passées par-dessus mes épaules s’accrochent dans la branche que je tiens, je m’épuise, il faut que je sorte, j’essaie de trouver sous l’eau la branche qui me bloque, je sens la boucle métallique du baudrier retenue par une fourche, je casse la branche, je me débats de toutes mes forces pour passer par-dessus les amas de branches que j’ai sous moi. Un nouveau piège. Les sangles m’étranglent, je les enlève rageusement, je bats des jambes, je ne trouve aucun appui dans les fouillis de branches qui me griffent, l’impression de devoir nager dans des rouleaux de barbelés.

J’ai lâché la corde.

 

Je m’en aperçois en arrivant sur la berge. J’ai réussi à passer les obstacles mais j’ai lâché la corde. Les deux brins pendent le long de la falaise, à deux mètres de la cascade. Je suis frigorifié. Je tremble comme Nathalie tout à l’heure, impossible de m’arrêter. La terreur, l’épuisement, le froid.

Il faut que je retourne chercher cette corde, il faut que je la tire pendant que Nathalie descend.

J’ai trop peur de retourner dans l’eau, de repasser par-dessus l’arbre en longeant la falaise et je ne veux pas passer au milieu, là où les remous sont les plus puissants. Je devine sous l’eau noire une vasque sans fond.

Je ne veux pas mourir noyé.

« Nathalie, remonte la corde, et lance moi un brin. »

Elle ne m’entend quasiment pas avec le grondement de l’eau.

Je lui explique avec des gestes.

Elle comprend.

Remonter la corde gorgée d’eau. Je sais l’effort que ça lui demande. C’est épuisant.

Premier lancer, raté, la corde retombe trop loin de moi. Même en avançant dans le bassin, je ne peux pas la saisir. Deuxième tentative. Raté. Même avec un descendeur pour faire du lest, je ne pourrais pas la prendre, le bassin est trop large, j’essaie d’avancer mais je sens aussitôt le poids de l’eau, le froid, les branches invisibles qui s’accrochent à mes jambes… Je tremble sans pouvoir me contrôler.

Nathalie veut descendre, elle veut sortir de là, elle dit que le débit de l’eau a augmenté, un lâcher d’eau en amont ? Elle a mis le sac sur son dos. Je devine sa terreur.

« Non, Nat, je ne veux pas que tu descendes comme ça. Attends, je cherche. »

 

Pas deux fois la même erreur. Si Nat tombe sous la cascade, je ne pourrai pas la tirer vers moi.

 

Il faut que je trouve une autre solution.

Réfléchir, réfléchir…

« Calme toi, calme-toi, réfléchis. »

J’observe les parois et je vois de l’autre côté de la cascade une pente ravinée, des arbres déracinés, un vague couloir que je pourrai peut-être remonter pour arriver de l’autre côté, à la même hauteur que Nathalie.

Oui, c’est ça, faire une main courante. J’ai la solution, il faut que ça marche.

J’escalade la pente, des pierres qui se décrochent, de la terre, des arbustes, rien de solide, j’arrive sous un gros tronc couché, je passe dessous, je longe la paroi, sur une vire étroite, je m’approche prudemment du vide, trente mètres au-dessus du bassin, rien ne tient vraiment, tout est pourri, des pierres se décrochent sous mes pieds, j’appelle Nathalie, j’arrive à passer la tête de l’autre côté de l’arête rocheuse qui nous sépare. Six, sept mètres entre nous. La cascade au milieu.

Je lui parle, je la rassure, elle a le visage tendu, désemparé, de l’impatience. Il faut que je la tire de là.

Je lui explique mon idée.

« Tu vas venir par là Nat ? Tu vas me lancer la corde, je vais la fixer et tu fais coulisser les mousquetons, comme dans une via ferrate. T’as juste à franchir la cascade, ça passe par là ?

-Oui, ça va aller. »

 

Elle remonte de nouveau la corde, le brin rouge, elle me le lance, je m’appuie sur un amas d’arbustes à moitié déracinés, aucune autre prise, j’attrape la corde. À l’autre brin maintenant. Le bleu.

Une erreur.

J’attrape bien le bout mais Nathalie laisse filer tout le paquet au lieu de le laisser venir progressivement. La corde descend dans la cascade en faisant une longue boucle et quand j’essaie de la remonter, elle se coince sous une écaille au milieu de la chute d’eau.

Impossible de la libérer. Je suis obligé de la relâcher en espérant que Nathalie parviendra à la remonter de son côté. Deux minutes, trois, quatre, rien ne bouge. Je me dis que je vais devoir traverser vers elle sur un seul brin pour aller l’aider à tirer. Je cherche un point d’ancrage, il n’y a que le tronc déraciné.

Nathalie continue à tirer par à coups. Elle ne craquera pas. Ni physiquement, ni psychologiquement. Je le sais. Même quand elle sera à bout de forces, elle se battra toujours. Elle doit penser à Léo autant que moi.

« Ça y est, je l’ai eue ! »

Elle remonte le brin bleu. Faire des anneaux, les lancer. Je saisis la corde, elle la laisse venir progressivement cette fois, je recule et je redescends jusqu’à l’arbre, j’attache la corde autour du tronc, je remonte à l’arête.

« Thierry, la corde descend trop fort, il faudrait l’accrocher plus haut si tu peux. 

-Ok Nat, je vais voir et je te dis quand c’est bon. »

Je sais bien qu’il n’y a pas d’autres ancrages possibles. Je ne lui dis rien. Je recule pour me caler contre la paroi, je taille deux marches dans la terre pour bloquer mes pieds, je passe la corde dans mon dos, je serre les deux brins. Les mains soudées sur le nylon trempé.

« Nat, vas-y, c’est bon, traverse ! »

-C’est bon ?

-Oui, vas-y, ça tient ! »

Je ne la vois pas. Il faut hurler, la cascade nous sépare et couvre nos voix.

La corde se tend dans mon dos. Je résiste. Il faut qu’elle aille vite. Les cuisses raides. Des à-coups, des pressions, elle doit traverser la cascade, elle ne doit pas avoir de prises, tout son poids sur la corde. Ne pas lâcher. Mes pieds raclent le sol.

 

Nathalie apparaît sur l’arête, elle franchit l’angle, la corde se détend.

« Y’avait que toi pour tenir ?

-Oui, y’a un arbre mais il était trop bas. Allez, c’est bon, on se barre d’ici. Je ne voulais pas que tu descendes encore dans l’eau, c’est une horreur en bas. Y’avait un arbre mort dans l’eau, j’arrivais pas à ma dépêtrer des branches. »

 

Je ramasse les quatre-vingt-dix mètres de corde. Je fais des anneaux autour de la poitrine. Elle pèse énormément. On redescend prudemment jusqu’au bord du torrent.

Je m’avance jusqu’à un coude et je vois l’eau qui disparaît entre plusieurs blocs énormes. Rien que le bruit de l’eau me terrifie. L’impression qu’il y a une autre cascade, plus bas.

« Pas envie de descendre là-dedans, Nat.

-Moi non plus, je préfère remonter la pente avec les arbres, on finira bien par tomber sur un chemin.

-Ok. Il faut qu’on fonce en tout cas. On a passé beaucoup de temps ici et Léo ne sait pas si on s’en est sorti. Il faut trouver un passage. »

 

Manque de lucidité.

Encore une fois.

 

On avait le plan du canyon dans le sac à dos. Si on l’avait relu calmement, on aurait vu que les difficultés principales étaient passées, que l’autre cascade pouvait s’éviter, qu’il y avait des échappatoires plus bas…

 

On est resté enfermé dans notre terreur. Et l’urgence de retrouver Léo.

 

Remonter une pente dans la forêt, on savait faire. Ça nous rassurait.

On ne pouvait pas imaginer le piège suivant.

 

On a commencé en se tirant aux branches, aux arbustes, en prenant appui sur les troncs, en cherchant des pierres enchâssées dans la terre, tout ce qui pouvait nous aider à monter.

À se demander comment des arbres parvenaient à pousser dans une pente aussi raide.

J’ai pris un peu d’avance, je savais que Nathalie n’avait pas besoin de moi pour progresser dans ce genre de terrain. Elle savait très bien le faire. J’essayais de trouver une trace de passage mais je n’y croyais guère, c’était beaucoup trop raide. Peut-être un cervidé, un passage habituel pour descendre boire. On s’en était déjà sorti en suivant de la sorte des passages d’animaux.

Rien.

Et l’impression pesante de monter vers une falaise, je devinais des blancheurs par endroits, à travers les feuillages, comme des barres rocheuses, du calcaire camouflé par la végétation. De chaque côté, la pente restait toujours aussi raide, aucun indice de sortie possible, aucune échappatoire claire. On montait.

Et puis les premiers rochers sont apparus. J’ai accéléré. Je ne voulais pas être retardé.

Léo.

 

J’ai cherché un passage, à droite, à gauche, je ne trouvais rien, j’ai fait plusieurs allers-retours en attendant que Nathalie me rejoigne.

Je voulais monter.

 

« À droite, ça peut passer, en diagonale montante, y’a des espèces de vires rocheuses avec des arbustes. On va faire des longueurs jusqu’à ce qu’on sorte de ce merdier. Tu me prends sur le descendeur. Si on redescend pour trouver un autre passage, ça va nous prendre un temps fou.

-Ok. »

 

Dix mètres. De la terre, des pierres friables, des ronciers, des arbustes morts, rien de solide, rien de sûr, aucun point d’assurance, vingt mètres, rien de mieux, il faut que je nettoie les prises, que j’enlève la terre, elle coule comme de la farine, je cherche la moindre zone de rocher, juste de quoi assurer le déplacement suivant.

J’essaie de trouver l’itinéraire le moins risqué, ne surtout pas me fourvoyer dans une impasse, des équilibres précaires, les doigts enfoncés dans la terre, sur des racines, des tiges de buissons, les techniques de croisements de pied, tailler des marches dans la terre qui s’effrite, trouver une petite réglette, une écaille, juste de quoi maintenir l’équilibre, avancer de vingt centimètres, viser ce bosquet d’arbustes, faire le relais avant que Nathalie ne soit en bout de corde, encore dix mètres, la sueur qui me brûle les yeux, plus grand-chose sous les doigts, la paroi de plus en plus raide, mes yeux qui plongent vers le bas, on doit être cent mètres au-dessus de la rivière, les premiers arbres conséquents sont quarante mètres sous moi, rien pour m’arrêter si je tombe, je vole jusqu’au bout de la corde et Nathalie sera emportée avec moi.

 

« Mais qu’est-ce qu’on fout là ? Sur quoi je grimpe là ? »

 

Stopper les pensées, bloquer les inquiétudes, rester concentré sur le physique, les techniques d’escalade, la lecture de la « voie »…

Grimper là-dedans, personne n’en aurait l’idée.

 

Léo.

Il doit croire qu’on est morts. Un cauchemar. Il faut sortir de là. Le retrouver.

 

Une guêpe que je dérange et qui me pique à la tempe. Juste au bord de l’œil.

« Putain, faut que ça s’arrête là ! »

Une brûlure très forte. Je frotte avec mes doigts pleins de terre. Je salis une lentille de contact.

« Merde, merde, merde. »

Un dernier équilibre, une main crispée sur une touffe d’herbe, deux mètres encore, les yeux rivés sur le bosquet où je pourrai m’assurer, un pied sur une pierre qui bouge, une main enfoncée dans la terre, je creuse sous un arbuste pour dégager une racine solide, un bout de calcaire, tous les muscles tendus, utiliser ce que je sais, rester dans l’instant, étouffer la peur, ne pas penser, laisser mon corps se battre, l’impression que ma volonté seule peut me maintenir sur la pente, une alliée fidèle.

Une petite écaille de cinq centimètres, une lame de rocher, insignifiante et pourtant un cadeau inestimable. Mes doigts la pincent et je pivote lentement jusqu’à ce que je puisse saisir le bosquet.

Je m’attache.

 

« Vas-y Nat, c’est bon ! »

 

Elle avance, elle lutte, je l’entends souffler, je tends la corde mais sans trop tirer pour ne pas la déséquilibrer. Elle va vite, elle suit mes traces, retrouve mes prises. Je la vois, elle s’approche, les yeux exorbités, elle tire, elle pousse sur les jambes, elle s’accroche à tout ce qu’elle trouve.

Aucun signe de faiblesse. Tout à l’heure, elle a failli mourir. Mais elle tient.

On va s’en sortir.

 

« Mais comment t’es passé là-dedans ? C’est complètement pourri. T’as pas mis un seul point d’assurance !

-Ça a l’air mieux après, Nat, j’ai l’impression qu’il y a davantage de rocher. J’espère qu’on va vite sortir de la falaise et retrouver la forêt, on ne doit pas être loin du haut.

-Oui, j’espère. T’imagine Léo.

-Je ne pense qu’à lui. »

 

Voilà la source de notre énergie.

Léo.

Il nous a quittés avant qu’on ne descende la deuxième cascade. Il ne sait pas qu’on est sorti, qu’on remonte.

Il ne sait rien. Et son imagination doit être la pire des ennemies.

 

 

Deuxième longueur. Des rochers au début et puis des ronciers de plus en plus nombreux. Je me déchire la peau en les étreignant. Ils sont solides, je les bénis malgré les épines qui se plantent. Je saisirais des tessons de bouteilles si c’était nécessaire. Vingt mètres. Et puis cet espace vide devant moi, juste de la roche couverte de terre, du sable noir, ce néant vorace entre mes jambes, le grondement de la rivière qui s’estompe, le relais où est fixé Nathalie ne tiendra pas si je tombe, rester dans l’instant, étouffer la peur, bloquer les pensées, je ne veux pas m’arrêter, je ne veux pas briser cet élan qui me maintient collé à la pente, je sens gonfler dans mes fibres une énergie fabuleuse, quelque chose que je n’identifie pas, ça n’est pas du courage ou de la folie, c’est autre chose, comme un flux qui monte en moi, qui me remplit, m’électrise, cette impression fugitive, quelques secondes que rien ne peut m’arriver, que quelqu’un veille sur moi et me nourrit…La vie en moi comme une entité que je dois sauver, ça n’est pas pour moi, je ne suis rien qu’un convoyeur, c’est elle que je dois préserver, je sens sa plénitude, ce don d’amour qui me submerge, cette énergie qui s’est constituée en moi, qui a pris forme, je dois la maintenir…

 Nathalie crie « bout de corde. »

 

Je n’ai pas de relais. Aucun ancrage possible, aucun point d’assurance. Impossible de rester suspendu, je dois avancer.

 

« Nat, détache toi et monte en même temps que moi, corde tendue. »

 

Pas le choix. Si un de nous deux tombe, on part.

Les yeux rivés sur les « prises »…

Léo, Léo, Léo.

Ne pas tomber. Vas-y Nat, tu peux le faire.

Garder l’équilibre, avancer en souplesse, anticiper, ne pas hésiter, ne pas rester trop longtemps sur un appui, rien ne tient, se mettre en apesanteur…La volonté comme support. Se poser sur l’énergie comme sur un socle solide.

Ancrer les doigts sur la terre et des yeux tout retenir.

Je réalise soudainement que je vois les prises avec une acuité incroyable, comme si, en un battement de paupières, je parvenais à analyser clairement chaque centimètre de la paroi, comme si chaque geste était déjà inscrit en moi, la moindre roche, la plus petite écaille me donne la solution de l’énigme, je devine sans même y penser l’enchaînement des mouvements, comme si les prises elles-mêmes, me parlaient, comme si la paroi murmurait à mon âme la voie à suivre.

 

Un bosquet enfin. Je m’attache. J’avale la corde. Nathalie m’a toujours suivi. Bon Dieu, quelle énergie. Je me surprends à sourire. Je l’aime. J’ai une confiance totale en elle. On va s’en sortir. On va s’en sortir.

Nathalie me rejoint. Des coulées de sueur sur son visage. On ne s’est même pas arrêté pour enlever nos vestes. En pleine paroi, le soleil nous cuit, pas un souffle d’air.

« Si tu n’avais pas nettoyé les prises, je ne serais jamais passée là-dedans. C’est dingue, comment tu fais pour savoir où tu peux tenir ?

-Je ne sais pas Nat, je ne sais pas. »

 

Troisième longueur. À l’horizontale, pas moyen de monter, je traverse vers les arbres. On doit être cent cinquante mètres au-dessus de la rivière. Je sors enfin de la zone rocheuse, j’atteins la forêt. Le bonheur profond de toucher les troncs, de sentir la force immense qui les cloue au sol. Aucun soulagement durable. J’ai juste envie de courir jusqu’en haut. Ça n’est pas fini. Nathalie arrive, on enlève la corde, je fais des anneaux autour de la poitrine et on monte droit dans la pente, les mains en appui. On crève de soif.

 

Bloqués.

Un mur de ronces, d’arbustes entremêlés, rien, aucun passage, on est au pied d’une barrière végétale d’une densité invraisemblable. Aucune échappatoire. La seule montée possible est au-dessus de nos têtes. Les arbres ont disparu, aucune trouée dans la muraille d’épineux, l’impression de buter sur une armée compacte, un bloc qui dresse en avant des pieux, des lances, des harpons, tout ce qui déchire, éventre, lacère.

Le calice jusqu’à la lie.

Je rentre tête baissée dans le mur, envie de tout briser, de tout détruire, de raser cette jungle de barbelés. La corde et le sac sur mon dos s’accrochent sans cesse, je dois déployer des efforts gigantesques pour gagner un mètre. Nathalie me suit dans le sillage de la tranchée que j’essaie de creuser. On est à quatre pattes, on se glisse sous le manteau végétal, impossible de se redresser, je ne sais pas vers quoi on se dirige, comme si ça n’allait jamais s’arrêter. Je trouve un morceau de bois de la taille de l’avant-bras, il devient un piolet, une machette, une canne, un outil salvateur, un allié inespéré. J’aperçois des bouts de verre, des bouteilles brisées à moitié recouvertes de terre, puis des éclats de tuiles, un grillage, un seau…Il doit y avoir une route au-dessus de nous. C’est le dépotoir du coin. Il faut monter. J’ai des étoiles devant les yeux, le cœur dans la bouche, la gorge en feu, des tremblements dans les bras. Je redescends de deux mètres avec la terre qui s’effondre sous mes pieds. La pente est toujours aussi raide, il faut prendre les ronces à pleines mains pour se hisser. J’essaie de tirer sur mes manches pour protéger ma peau mais ça ne tient pas, j’ai la rage, une haine qui me pousse vers le haut, je veux sortir de ce merdier, je rampe, je casse, j’entends Nathalie qui me suit, elle veut utiliser un bout de bois pour taper sur les ronces mais elle n’a même pas la place pour armer son bras, on est empêtré dans un amas compact, serré, d’une densité invraisemblable, toutes les plantes se sont entremêlées pour résister à la pente et à l’érosion, ce sont les racines qui retiennent le sol, il n’y a même pas de traces animales, rien, aucune sente, rien de vivant ne doit s’aventurer dans ce fouillis.

« Il faut qu’on sorte de là Nathalie, j’en peux plus. »

Une église qui sonne au-dessus de nous, je devine un mur blanc.

Cinq coups.

« Putain, c’est cinq heures. Léo doit croire qu’on est mort ! »

Je recommence à tout briser, à ramper, je suis à plat ventre, je ne peux pas me redresser, je râle, je m’encourage, la corde doit être déchirée par les ronces, ma veste, le sac, les sangles, tout s’accroche et me retient. J’ai les mains en feu, déchirées, lacérées.

Là, une trouée. Une ouverture, un coin de ciel, un mur, à cinq mètres.

« Nat, y’a une sortie, je vois un mur ! »

Je saisis un arbuste, je me laisse tomber sur un buisson de ronces et d’orties, j’écrase tout ce que je peux, j’ai une jambe prise dans un amas de branches, je me mets sur le dos, je me retourne, je rampe, la corde s’accroche, je me débats, je me relève, la sortie, là, juste devant moi.

Je ne contrôle plus mes râles.

J’avance à quatre pattes dans un champ. On est juste sous le mur de l’église. Je m’écroule dans l’herbe.

Je suis vidé. Je ferme les yeux. Le cœur qui bat comme un tambour.

J’entends Nathalie qui lutte encore.

Mon bras droit tressaute sans cesse et le sang dans ma carotide est une cascade.

Je n’ai plus de salive.

 

Et là, sans que rien ne l’explique, je suis envahi par une chaleur incommensurable, un magma qui ruisselle dans tous mes muscles, jusqu’au plus profond des particules, l’impression qu’en moi tombent des torrents de lave, un bonheur insondable qui me fait sourire. L’idée furtive que ça n’est pas moi…

Quelqu’un se réjouit de notre délivrance.

 

« Viens Thierry, lève-toi, il faut qu’on trouve une voiture. »

Je me redresse en tremblant et je la suis. Je suis vidé.

Nathalie ne lâche rien.

« Il faut qu’on descende en voiture. Pas question de chercher un chemin.

-Mais, Nat, t’as vu dans quel état on est ? Personne ne va nous prendre si on fait du stop.

-J’arrête la première voiture qui passe, je ne vais pas faire du stop. »

 

On trouve un robinet à l’entrée du cimetière. Je suis entrain de boire quand une voiture arrive sur le parking. Nathalie descend immédiatement vers la conductrice. Une moto s’arrête à son tour.

Je bois, je bois, des litres d’eau. Je regarde Nathalie qui explique la situation. Je ne sais pas ce qu’elle dit. Il lui faut deux minutes pour convaincre les deux personnes. Une femme et un homme. Un rendez-vous amoureux peut-être. Je m’approche. Nathalie explique où on a laissé la voiture. L’homme connaît l’endroit. Vingt minutes de trajet. Ils sont d’accord pour nous descendre. Je suis estomaqué que Nathalie ait réussi à les convaincre aussi vite.

J’ai une crampe dans le bras droit. Des tremblements dans les jambes.

La chaleur a disparu et je sens tout mon corps qui se raidit.

Nathalie doit m’aider pour enlever mon baudrier. Je ne peux plus me plier, l’impression que mon corps se solidifie. J’ai envie de vomir.

On met des couvertures et des vieux tissus pour protéger la banquette de nos habits terreux et on part.

 

On explique pendant la route ce qu’on a vécu, Léo qui nous attend, qui ne sait pas si on est vivant.

Un car nous ralentit sur la route sinueuse. 

 

« Et en plus, vous ne savez pas si votre garçon a réussi à redescendre tout seul », dit la femme.

Un doute effroyable. Et s’il lui était arrivé quelque chose avant qu’il ne rejoigne le chemin. J’essaie de me souvenir des obstacles qu’on avait rencontrés avant d’arriver à la cascade…Non, Léo ne peut pas tomber là-dedans, c’est impossible, pas lui.

 

On arrive sur le parking, tout au bout d’une piste caillouteuse. On ne voit pas Léo. Un coup au cœur, la peur, terrible, une vague qui me submerge, je descends de la voiture avant qu’elle ne soit arrêtée, je crie.

« Léo !!! 

-Regarde Thierry, sa veste est là ! »

Sur le capot. Il est redescendu, il est vivant, il doit nous chercher en bas du torrent ou alors il est descendu au village pour prévenir les secours.

J’appelle encore. On réfléchit.

Je vais descendre en voiture au village. Nat va rester là. Non, je vais d’abord appeler la gendarmerie pour savoir si Léo a déclenché les secours.

 

« Tiens, le voilà votre garçon ! »

L’homme nous le montre du bras.

On se retourne vers le chemin.

 

Léo.

 

Nat court vers lui, mes jambes ne peuvent pas la suivre, je les rejoins, on le prend dans nos bras, on le serre. On reste tous les trois enlacés.

« Mais où vous étiez ?

-On s’est foutu dans une galère, tu ne peux pas imaginer. On ne voulait plus descendre par le torrent.

-Ça fait combien de temps que tu es là ?

-Trois heures. J’avais décidé de casser une vitre et d’appeler les secours. J’étais remonté une dernière fois sur le chemin. Je pensais que vous alliez arriver par là. »

 

Toutes les explications qui déboulent en désordre.

 

Nos deux convoyeurs nous laissent. On les remercie chaleureusement.

 

On prend les gourdes dans le coffre. J’ai des crampes partout, le dos cassé et les mains en feu. Elles sont lacérées. Des chapelets d’épines. Je ne peux pas enlever mes habits. Nat s’en occupe.

 

Léo s’est assis à l’arrière. Il ne dit rien. On continue à lui expliquer tout ce qui s’est passé.

 

« On savait que tu devais être mort d’inquiétude. On ne pouvait pas te joindre. On a fait une autre connerie, on aurait dû te laisser la clé de la voiture, on aurait pu s’appeler. On voulait te rejoindre le plus vite possible.

-Mais si vous aviez suivi le torrent, vous seriez descendus beaucoup plus vite.

-Oui, peut-être mais on ne voulait plus retourner dans l’eau. On ne pensait pas qu’on allait tomber sur une falaise. On s’est laissé piéger. On n’a pas assez réfléchi. On est désolé Léo, si tu savais comme on a pensé à toi, tout le temps, c’était ça le pire. Se dire que tu nous croyais morts. C’est ça qui nous a donné la force d’avancer, tout le temps.

-J’aurais préféré être avec vous.

-Oui, on sait Léo. Mais on ne pouvait pas te faire descendre dans cette cascade alors qu’on avait failli y mourir tous les deux. Ça aurait été complètement dingue. Mais on sait très bien que ce que tu as vécu est encore pire. Toi, tu ne savais rien.»

 

Délivrance.

S’expliquer, raconter, vider les émotions, les questionnements…Pendant la route, à la maison, pendant le repas…Le lendemain encore…

 

Et puis ce besoin de tout écrire.

Garder une trace. En tirer les enseignements.

Il faut des combinaisons néoprène, elles permettent de flotter et de ne pas avoir à lutter contre le poids de l’eau. Il faut faire des rappels avec une poignée de spéléo à ouverture automatique. Le descendeur d’escalade est un piège une fois qu’on est dans l’eau. La corde double de quarante-cinq mètres était trop longue et devenait trop lourde une fois gorgée d’eau. Les techniques d’alpinisme ne suffisent pas pour la pratique du canyoning. Mais elles nous ont servi pour franchir la falaise. Sans cette pratique de la montagne, on serait tombé…D’un côté, notre connaissance de la montagne nous a trompés, on a pensé que ça serait suffisant dans un canyon mais l’eau est un élément redoutable dont on avait sous-estimé la puissance. Une prétention condamnable, une inconscience totale. Entraîner Léo dans ce cauchemar était une erreur impardonnable. En même temps, sa présence nous a nourris d’une force insoupçonnée. Le lien. Cette énergie inconnue qui nous a portés, cette impression d’être « accompagnés ». Nathalie me l’a dit, plus tard. Elle ne pouvait pas tomber, elle était « soutenue »…

Incompréhension d’un espace d’où la raison est bannie.

Des souvenirs de galères monumentales pendant lesquelles nous découvrions un potentiel enfoui, au plus profond, un magma de forces, des explications gardées au secret et dont nous osions enfin nous libérer…

 

 

Cette énergie, encore là cette fois, cette force en moi qui n’est pas à moi…

La conscience d’une vie bien plus réelle que mon existence.

 

 

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Commentaires

  • Laure
    • 1. Laure Le 21/03/2014
    Terriblement impressionnant dans les faits et en même temps bouleversant dans l'analyse des phénomènes intérieurs : la peur, l'amour, l'énergie. Merci pour ce témoignage.

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