APPRENDS À ECOUTER. (Nouvelle)
"Apprends à écouter ce que tu n'entends pas. "
"Bonjour.
-Bonjour. Entrez."
Il connaissait déjà la pièce. Une table ronde, quatre chaises. Le thérapeute lui avait expliqué qu'il ne voulait pas de cette situation frontale du thérapeute et du patient, séparé par un bureau comme par une muraille. Il ne vivait que dans l'espace du cercle. Un canapé rond et deux fauteuils de même forme aux larges accoudoirs, des coussins moelleux, un mobilier qu'il n'avait jamais vu ailleurs. Et puis ces dizaines de feuilles caligraphiées, affichées aux murs et portant toutes des textes de philosophes. Á sa première visite, il avait été surpris par cette décoration. Des photographies de montagnes et de plages, des forêts et des plaines. Jamais aucune trace humaine. Aucun visage, aucune habitation. Les humains semblaient exclus de ce monde. Et cet homme-là était pourtant thérapeute.
Ils discutèrent de tout et de rien, quelques minutes. La famille, le travail,il expliqua rapidement les difficultés de son entreprise et il réalisa qu'il parlait finalement toujours de la même chose. Comme une condamnation. .
"La crise est vraiment très dure, finit-il piteusement.
-Mais elle a le mérite d'avoir révélé la crise intérieure que vous étouffiez jusque-là. Il y a toujours dans les situations pénibles des opportunités de transformation. Et donc d'éveil.
-Ce qui est parfois déstabilisant avec vous, c'est que la moindre parole renvoie un écho inattendu.
- Et c'est pour ça que vous revenez. Vous apprenez à écouter ce que vous n'entendez pas.
-Que voulez-vous dire ?
-Vos paroles, les mots, les tournures, les images que vous employez, tout, absolument tout est le reflet de votre monde intérieur. Vos gestes aussi, vos regards, la façon dont vous écoutez, dont vous vous asseyez, les respirations, les soupirs, les regards qui se détournent lorsque les mots vous touchent, lorsque le malaise laisse émerger les pensées qui vous submergent et que vous n'arrivez plus à entendre l'autre. Peut-être même à vous supporter.
-Encore une phrase qui me concerne ?
-Si vous pensez qu'elle vous concerne, alors recevez-la. Sinon, laissez-la passer comme un coup de vent. Il est de votre responsabilité d'en faire ce que vous jugez bon. Les mots ne sont rien intrinsèquement. Ils n'existent qu'à travers ce qu'on en fait.
-Qu'est-ce que ça veut dire que j'apprends à écouter ce que je n'entends pas ?
-Tout simplement que notre mental, par l'éducation qu'il a reçue, a été conditionné à entendre des choses bien précises, des éléments dans lesquels nous pensons exister, des paramètres qui permettent une identification. Mais tout ce que vous entendez n'est que le bruit auquel vous avez été habitué. On vous a convaincu que ce bruit devait absolument être maintenu, entretenu, et même transmis.
-Quel bruit ?
-Le bruit du monde moderne.
-Qu'y a-t-il d'autre de toute façon ? Je ne vis pas en ermite, je ne suis pas un marin solitaire. J'ai une femme, deux enfants, une entreprise, quinze salariés, je paie mes impôts et j'essaie de garder de quoi nous payer des vacances. Nos deux garçons ont une adolescence compliquée, ma femme ne peut plus continuer, son métier d'enseignante la tue, et cette fichue crise qui dure et dure encore. C'est sûr que ce bruit-là, je ne risque pas de ne pas l'entendre.
-Et du coup, vous n'écoutez pas le reste.
-Mais c'est quoi ce reste ?"
Il ne répondit pas. Il se leva et se dirigea vers une table ronde dans l'arrondi de l'alcôve où se trouvait la table de massage.
"Venez avec moi. Enlevez vos chaussures et allongez-vous. Restez habillé. Pas de massage aujourd'hui. Je voudrais que vous écoutiez une musique. Une musique bien particulière. Je vous dirai ce que vous devez faire."
Il déplia une couverture et l'étala sur ses jambes.
"Remontez-là plus haut si vous en éprouvez le besoin. Fermez les yeux. Respiration abdominale comme les fois précédentes. Sans rien retenir, sans changer votre rythme habituel. Il ralentira de lui-même."
Il avait parfaitement intégré le processus. Septième séance. Il avait même réussi à l'utiliser chez lui, à quelques reprises et il avait dû reconnaître qu'il s'en était senti apaisé.
"Am I" ? à l'inspiration, voix intérieure montante. "I am" à l'expiration, voix intérieure descendante.
La dernière fois, il s'était endormi sans s'en apercevoir, une pesanteur délicieuse qui l'avait emportée. Il s'en était contenté, si peu habitué à des endormissements aussi facilités. Atarax l'avait détruit pendant si longtemps. Cette décision d'apprendre la méditation l'avait frappée. Il s'en souvenait très bien. Cabinet de son médecin généraliste, une revue, un article, le témoignage d'un homme d'affaires, burn out, divorce, toute une vie en éclats.
Il avait pris peur, une épouvantable bouffée d'angoisse. Son médecin lui avait proposé des anxiolytiques.
Anéanti. C'était donc ça. Il avait rejoint sa voiture. Dépression. Cette nausée constante, cette fatigue qui ne le quittait plus. Il avait levé les yeux du volant. La brûlure du soleil derrière le pare-brise. Une belle journée d'été. Un ciel d'océan, des enfants qui riaient dans le parc voisin. Rien. Juste la nausée. Aucune once de bonheur. Il avait pensé à sa femme. Cet épuisement qui l'enfermait dans une culpabilité mortifère.
Les yeux ouverts. Nuit noire, deux heures du matin, il fixait le plafond. Avec l'impression que le noir total coulait en lui, jusqu'à contaminer son sang, jusqu'à remplir ses poumons d'un goudron toxique. La peur de mourir. Incongrue, inexplicable. Comme une intrusion dans son esprit, une déflagration.
Il avait pris son premier rendez-vous cinq jours plus tard. L'ami d'un collègue.
"Tu verras. C'est un bon.
-Mais c'est quoi en fait la méditation ? Comment ça se passe ?
-Tu verras bien. Et puis, peut-être qu'il va d'abord te masser ou te parler. C'est jamais pareil avec lui."
Et maintenant, il était allongé sur une table de massage, prêt à écouter ce qu'il n'entendait pas.
Les yeux fermés, il entendit le thérapeute appuyer sur les touches de l'appareil. Une chaîne hifi qu'il utilisait régulièrement pendant les massages.
Des musiques relaxantes qui l'avaient irrité au début. Il n'aimait que le folk et le country.
Et puis, il avait fini par reconnaître que les effets apaisants du massage se conjuguaient parfaitement bien avec les tempos de ces musiques contemplatives.
Il s'attendait donc à entendre quelque chose de similaire.
Premières notes. Une mélodie répétitive, quelques notes qui sonnaient comme une mélopée entêtante.
Aucune parole. Il n'en avait pas l'habitude. Au début, pendant les premières séances, il en avait même éprouvé un manque. Il s'était surpris à attendre une voix jusqu'à ne plus entendre la musique..."Apprends à écouter ce que tu n'entends pas..." Il commençait à comprendre.
Répétitions de la mélodie, des notes sèches, un peu étranges, impossible pour lui d'identifier le style. Encore une fois. Mais il avait appris peu à peu à s'abandonner, à ne plus attendre quelque chose de connue, ou à se réjouir de pouvoir donner un nom, de montrer sa culture. Il avait ressenti un soir l'immaturité de cette attitude. Il tentait d'appliquer la découverte mais ce leitmotiv était vraiment irritant. Impossible de s'en défaire.
"Apprends à écouter ce que tu n'entends pas."
Il se répétait la consigne.
"Á quoi vous font penser ces premières notes ?
-Quelque chose d'entêtant, quelque chose dont on voudrait se débarrasser. Désolé mais ça m'énerve.
-Tant mieux."
Il fut surpris et même perturbé par cette remarque. En quoi le fait d'être irrité pouvait bien lui être utile ? Il ne venait pas là pour en sortir encore plus tendu.
"J'aimerais que vous imaginiez que ces notes qui vous irritent représentent en fait tout ce qui remplit actuellement votre vie. Je vous laisse intérieurement en dresser le catalogue. Inutile de m'en faire part. Imaginez maintenant que ces notes, vous ne pouvez vous en défaire, elles vous poursuivent, jours et nuits, elles agissent en vous comme un poison qui vous intoxique et vous rend même malade."
Silence. Juste la musique.
"Maintenant, j'aimerais que vous preniez conscience du fait que ces notes qui vous irritent n'existent qu'à travers l'importance que vous leur donnez. Elles n'ont aucun pouvoir sur vous. C'est vous qui leur en donnez. J'aimerais que vous tentiez d'inverser ce regard habituel. Vos conditions de vie sont ce que vous en faites. Je ne nie pas la difficulté de votre situation de patron d'entreprise ou la charge de père ou la culpabilité envers le temps que vous ne pouvez accorder à la femme que vous aimez. Je sais tout cela. Mais il y a quelque chose que vous n'entendez plus et cette absence donne aux sons qui se répètent une portée immense. C'est parce que vous ne percevez qu'une part infime de la vie que vos conditions de vie vous pèsent."
Silence.
Il se répétait intérieurement la dernière phrase. Puis il revenait à la musique.
Une batterie, discrète, une rythmique très bien menée, il devait se l'avouer.
Des violons ou un synthétiseur, il ne savait pas les distinguer.
"Voilà, je savais que vous les entendriez."
Il n'avait rien dit.
-Comment savez-vous ce que j'entends ?
-Vous avez bougé les pieds quand vous avez pris conscience qu'il n'y avait pas que ces notes entêtantes. Jusqu'ici, vous étiez resté parfaitement immobile, crispé."
Un coup de chance, pensa-t-il. C'est n'importe quoi.
"J'aimerais maintenant que vous imaginiez que vous volez avec ces notes longues, vous les entendez bien maintenant, vous allez même réaliser parfois que le leitmotiv s'efface et lorsque vous y penserez, il réapparaîtra aussitôt. Vous comprenez ? Il n'est rien d'autre que l'importance que vous lui accordez."
Silence.
"J'aimerais que vous preniez de la hauteur. Vous n'êtes pas un oiseau et vous n'avez jamais volé. Mais votre conscience sait le faire. Ne réfléchissez pas, laissez-vous porter par les notes longues, violons ou synthétiseur, peu importe. Laissez-vous transporter, laissez votre conscience prendre de la hauteur. Ecoutez ce que vous n'entendez plus. Vous perdrez le fil parfois et vous aurez peur de vous écraser. Aucun problème. Laissez-vous tomber, laissez le leitmotiv vous envahir de nouveau et puis, reprenez votre vol, retournez dans les notes longues, imaginez les paysages, imaginez ce que vous n'avez jamais vu."
Nouvelle écoute.
Il s'aperçut que les notes longues du synthétiseur apparaissaient bien plus tôt que ce qu'il avait décelé à la première écoute. Il s'était laissé prendre par le leitmotiv et il n'avait pas su s'en libérer.
Les yeux clos, il vit crépiter des lumières, comme des papillons virevoltants.
Longue inspiration, longue expiration. Sans le vouloir, sa respiration avait adopté un rythme particulier, comme si les notes agissaient sur lui comme un chef d'orchestre.
Apaisement.
Un crescendo céleste. L'expression s'imposa, une évidence.
Les notes longues qui montaient et gagnaient en puissance.
Il se sentit aspiré, une ascendance tiède et délicate, aucun soubresaut, une élévation d'âme.
L'âme...Le mot avait jailli comme un diable hilare de sa boîte.
Il en sourit et laissa les sensations l'envahir. Comme des retrouvailles, des embrassades attentionnées, un câlin de femme.
Ascension.
Des chaînes de montagnes et des glaciers, des jungles infinies tapissant la Terre d'une houle frissonnante, des plaines aux herbes dansantes, des brises gonflées de chaleur, des vols d'oiseaux lancés à travers les horizons lumineux, et l'Océan, l'Océan, comme il ne l'avait jamais vu. Un fin liseré dessinant l'arrondi de la planète, reflet de l'atmosphère, miroirs symétriques, l'un et l'autre se contemplant, il devina la rotation de la Terre dans l'espace, mouvement indicible d'une puissance incommensurable, la Terre tournait sur elle-même dans une courbe solaire et nous n'en étions même plus étonnés.
Les notes longues qui montaient vers les cieux.
Une paix inconnue gonfla en lui, une succession effrénée d’images déboula, une masse compacte animée d’une volonté inébranlable, il regarda derrière ses paupières et vit le monde, il le vit comme il ne l’avait jamais entendu et l’expression ne l’interpella même pas, il s’abandonna au flux dans ses veines.
Il sentit courir en lui des troupeaux de zèbres, la puissance des antilopes, le grondement puissant des sabots sur le sol, la montée de la sève dans les bourgeons affamés, il entendit la croissance des herbes, il suivit le parcours obstiné des insectes dans les jungles des sous-bois, le vol bondissant des papillons amoureux, il entendit le chant des vents d’altitude et se laissa porter par les grands courants marins, coula dans les fleuves au milieu des limons, survola les sommets, descendit lentement au cœur des glaciers, icebergs dérivant dans les mers polaires, il imita le silence des pierres, plongea au cœur des atomes, fusionna dans les coulées de lave, glissa sur une fougère dans un corps d’escargot, amibe insérée dans un conglomérat visqueux, il sentit ruisseler en lui le parfum des fleurs, des milliers de parfums comme des tourbillons enivrants, il compta en un milliardième de secondes les flocons qui tombaient sur le monde.
« Je suis la vie présente en moi. Je suis l’énergie, la beauté de l’ineffable. J’écoute ce que je n’entendais plus. »
Ce cœur qui bat sans que rien ne l’explique, cette mélodie sourde, régulière, comme un tambour éternel, cet apaisement immédiat, une comptine récitée en lui, un condensé de douceurs pour le calmer.
Plus de grésillements mais une chaleur diffusée dans les fibres, un courant continu, il devinait une charge électrique, rien qui ne puisse être identifié, rien qui ne puisse être saisi par la raison, il percevait encore cette osmose inimaginable avec les éléments de la vie, cette rencontre fusionnelle, ce partage qu’il n’aurait su concevoir.
Le courant en lui.
L’impression qu’il était réfugié dans une grotte close et que l’agitation du monde s’approchait.
Le leitmotiv le saisit à la gorge. Il en fut atterré puis il comprit aussitôt qu’il en était responsable. Le flux vital était toujours là, les notes longues comme un chœur divin.
Placenta humain, placenta terrestre, placenta divin. Une succession infinie, des expériences à saisir pour grandir, des expériences pour valider la croissance.
Il ne comprenait rien à ce qui jaillissait en lui.
Les notes longues comme des nourritures spirituelles.
Notre naissance, cette expulsion du ventre maternel. Nous n’avions pas compris. Nous nous pensions humains, nous n’étions qu’une nouvelle forme embryonnaire. La Terre était un deuxième placenta. Nous devions y grandir avant que la mort ne nous renvoie au placenta divin, celui des âmes, celui des énergies originelles, dans le flux vital, dans le courant des particules.
Le leitmotiv des conditions de vie n’était qu’une sourdine posée sur cette âme, l’interdiction de grandir, une condamnation que nous nous infligions. Il fallait en sortir et se nourrir de l’Amour.
Les phrases en lui comme des bourgeons gorgés de vie.
Il ne comprit pas les larmes. Il se l’était toujours interdit. Les injonctions de son père. Un garçon ne pleure pas. Et l’homme à venir doit tuer l’amour de la vie. Brider les émotions et s’en tenir à la raison apprise.
Il ne pouvait plus.
Il aurait pu en mourir. Alors que la Vie était là.
Il avait rejoint sa voiture. Il ne se souvenait pas des derniers instants avec le thérapeute. Comme s'il n'était pas vraiment revenu, comme s'il volait encore dans les cieux lumineux. Une étrange impression, un inconnu qu'il porterait en lui-même.
Il avait pleuré. Il regarda les yeux rougis dans le rétroviseur.
Il avait une réunion avec les graphistes de la boîte. Une gêne puissante, comme une honte. Il ne pouvait pas se permettre de se présenter comme ça à ses employés. Il imaginait déjà les rumeurs gonfler devant la machine à café. Il fallait passer à la maison, prendre une douche, boire un café, retrouver ses esprits, effacer les traces de ce voyage. Mais où était-il allé ?
Cette musique qui ne le quittait plus. Les notes répétitives, comme des paroles saccadées, des voix qu'on ne peut étouffer.
Passer à la maison. Téléphoner à Laura d'abord, qu'elle prévienne les graphistes du report de la réunion. Ne pas donner d'explications, il n'avait pas à se justifier auprès de ses employés et il ne l'avait jamais fait.
Il démarra et entra dans le flot des voitures. Centre-ville. Circulation des égos en boîte. Des silhouettes enfermées dans des carcans métalliques. Aucun regard, toutes les pensées tournées vers un but précis, des pensées insoumises qui tournent en boucle, musique répétitive des actes programmés. Une dame âgée au bord du trottoir, les yeux fixés sur le courant implacable des automobiles, comme une âme en peine au bord d'un fleuve infranchissable. il accéléra et passa au feu orange. Milieu du carrefour, circulation bloquée. L'autre voie qui se libère et d'autres véhicules qui surgissent, grignotent quelques mètres et se figent. Mouvements opposés des masses. Se faufiler, anticiper chaque mouvement aussi infime soit-il, ignorer les visages, ignorer les passants, ignorer le monde.
Ignorer le monde.
Les notes répétitives dans sa tête.
Un contrat énorme à venir. Il fallait que les graphistes se surpassent, un marché publicitaire qui pouvait devenir une vitrine sur toute la région, augmentation substantielle du chiffre d'affaires, Il avait déjà manqué les affiches du salon du 1er roman à Chambéry, l'an passé. Il ne l'avait toujours pas digéré. L'ambiance dans l'équipe s'en était ressentie. Il avait détesté cette propension du personnel à tirer un trait sur cet échec. Il aurait voulu sentir et voir un engagement plus fort, une volonté de s'imposer, de surpasser la concurrence. L'impression d'être le seul concerné, de porter toute la charge de l'entreprise.
Reprise du trafic. Vingt minutes pour rejoindre la maison. Il s'accorderait une heure de pause.
Une maman et ses deux enfants sur le passage piétons. Il força le passage sans un regard. Pas de temps à perdre.
Il en avait assez de cette musique. Toujours ces notes qui s'imposaient à son esprit.
"Gnagnagna, gnagnagna, gnagnagna, gnagnagna, gnagnagna, gnagnagna, gnagnagna, boum boum boum...
Gnagnagna, gnagnagna..."
Incapable d'en retrouver la puissance qui l'avait saisi. Il n'en restait que l'irritation.
"Apprendre à écouter ce que vous n'entendez plus."
Il se gara dans l'allée de la maison et sortit.
Mais qu'avait-il entendu ?
Les clés dans la malette en cuir.
Pourquoi avait-il pleuré comme ça ? C'était absurde. L'impression d'avoir été manipulé. Il ferait peut-être mieux d'arrêter ces séances. Ce thérapeute était finalement trop étrange. Et il lui était surtout désagréable de se sentir aussi vulnérable en sa présence. Comme s'il agissait sur lui au même titre qu'un médecin légiste, ce sentiment désagréable d'avoir été autopsié sans autorisation préalable. Cette voix hypnotique, monocorde, elle avait trop d'emprise sur lui, elle profitait de sa faiblesse actuelle.
Allumer la cafetière. Silence de la maison. Natacha avec ses trente monstres de dix ans et les deux garçons au lycée. C'était tout de même effrayant ce que sa femme racontait de son travail. Une classe ingérable, des enfants irrespectueux, apathiques ou surexcités, toujours cette impression de devoir les forcer à apprendre. Il se souvenait avec bonheur de ses années d'école primaire. Que restait-il de cette école qu'il avait aimée ? Il devait à l'institution tout son parcours professionnel et à écouter Natacha, il lui semblait aujourd'hui que même les jeunes enfants n'y voyaient qu'un exutoire possible à tout ce que le monde insérait en eux. Il s'inquiétait de plus en plus de l'épuisement chronique de sa femme. Elle ne parlait que de ça et ne pas l'écouter revenait à la voir exploser. Quant aux deux garçons, le lycée n'était pour eux qu'un champ de bataille contre l'armée des professeurs.
Les notes répétitives dans sa tête. Un agacement exponentiel.
Qu'est-ce qu'il avait vécu dans le cabinet du thérapeute? Il cherchait des souvenirs précis et ne trouvait qu'un chaos de sensations inconnues. À quoi cela lui avait-il servi ? Le renforcement de son mal être, cette impression nauséeuse de ne rien comprendre. Mais peut-être convenait-il de ne pas chercher à comprendre, cette idée qu'il suffisait de s'abandonner à l'amour.
L'amour...
Était-ce cela qu'il avait éprouvé, était-ce l'amour qui l'avait fait pleurer ? Mais l'amour de quoi ? Il n'en avait aucune idée. Il se souvenait vaguement de troupeaux d'animaux galopant dans des plaines et des nuages de pollen mouchetant le ciel de flocons virevoltants.
Tout cela était absurde. Il avait été hypnotisé par le thérapeute. Ça n'arriverait plus. Déjà, dans les séances précédentes, il avait trouvé étrange cet état de plénitude qu'il avait éprouvé, comme s'il avait avalé un anxyolitique. Une forme d'endormissement qui le révoltait désormais. Et maintenant, en plus, il le faisait pleurer sans qu'il n'y comprenne rien. Et avec une musique obsédante qu'il ne parvenait pas à effacer.
Fini, terminé. Il devait se concentrer sur son travail. Il ne se ferait plus avoir. C'était un moment de faiblesse passager, il allait se reprendre. De toute façon, le travail lui avait toujours été bénéfique lorsqu'il succombait à des moments de trouble intérieur. Travailler, c'était le meilleur moyen d'évacuer toutes ces bêtises.
"Bonsoir Paul. Je me permets de vous contacter par mail pour vous adresser cette vidéo. Regardez-là quand vous serez tranquille. Essayez de ne penser à rien. Laissez-vous porter. Toujours cette idée toute simple : Écoutez ce que vous n'entendez plus. C'est en vous de toute façon, vous n'avez pas à aller chercher dans des antres insondables mais simplement à vous libérer d'une attention dirigée. Nous en reparlerons si vous le souhaitez un jour. Le coeur bat au choeur de la vie. Bonne continuation."
Pierre.
Vingt-deux heures trente. Christine était couchée. Les deux garçons dans leur chambre respective.
Il s'allongea sur le canapé. Les écouteurs en place. L'ordinateur portable posé à ses côtés. La lampe sur pied, éclairage vers le plafond, diffusion légère, un halo pâle, comme un matin de brume.
"Le coeur bat au choeur de la vie."
Il ne comprenait pas la phrase. Une de plus. Ce thérapeute fonctionnait par énigmes, il le savait bien depuis le temps.
Il ferma les yeux et repensa à sa journée. Cette impression étrange que la séance du matin s'était évanouie, que toutes les activités avaient agi comme une gomme, un effaceur impitoyable. Réunion de travail, les graphistes, brain storming, appels téléphoniques, rencontre avec l'organisateur du salon du 4X4 de Valloire, une affiche à créer, téléphone, téléphone, fax, téléphone, discussion avec l'imprimeur, le coloriste, le maquettiste, un projet avec la ville pour le bi-centenaire du Château des Ducs, téléphone, fax, dicter un courrier à Laura.
Une course infernale, permanente. Depuis combien de temps ? Que cherchait-il à se prouver ?
Il avait été surpris par ces questions insensées. L'impression qu'en lui un horizon inconnu se révélait.
Il était rentré à dix-neuf heures trente, un horaire honorable au regard de certaines journées.
Christine corrigeait ses cahiers de classe.
Il l'avait embrassée sur le front. Elle avait levé vers lui un regard fatigué. Cette ride qui barrait son front. Elle s'étendait comme une lèpre.
Pendant le repas, Albin avait raconté une nouvelle altercation avec le professeur de chimie.
"Il nous prend pour ses esclaves. Je ne supporte plus cette humilation. J'en ai marre d'être pris pour un gamin. J'ai l'impression que pour tous ces profs, nous ne sommes que des individus complètement ignares, incapables du moindre raisonnement en dehors de leurs cours. Et ça m'apporte quoi à moi, toutes ces formules que je dois apprendre ?
-La possibilité un jour de gagner ta vie, avait-il répondu. Les diplômes, c'est la seule issue. Tu ne peux rien faire d'intéressant en dehors de cette voie.
-Gagner sa vie ? Mais je n'ai pas à la gagner, elle est déjà là, Papa. Tu confonds la vie avec l'existence. "
Il n'avait eu aucune réponse. Il s'était senti ridicule, humilié.
"Aurora"
Le titre du morceau. Y avait-il une signification cachée à son intention ? Tout ce que ce thérapeute disait ou faisait était empli de sens. La moindre anecdote contenait une leçon à saisir. Il ne l'avait pas compris au début. Mais il avait toujours eu confirmation dans les jours qui suivaient. Comme si tout était déjà inscrit, comme si tout était déjà prévu. À moins que nos comportements et nos pensées viennent influer sur la vie elle-même, à moins que nos actes soient les graines des actes à venir, comme un enchaînement inéluctable.
Mais alors, comment pouvions-nous accepter de vivre sans observer cette vie ? L'impression ne d'être qu'un acteur incapable de comprendre la pièce dans laquelle il joue. Et la jouer pourtant.
Ce sentiment d'impuissance et d'ivresse, comme un abandon au naufrage. L'orchestre du Titanic qui s'obstine à jouer de la musique.
Sa vie coulait dans les affres de l'inconscience avec des justifications nourries d'illusions apprises.
Cette nausée qui durait et s'amplifiait insidieusement. Cette alternance insoumise entre les obligations professionnelles, cette nécessité de gagner sa vie, cette fierté de chef d'entreprise et ce chaos existentiel dont il ignorait la source. Comme une aurore qui point.
Un sursaut. Il se redressa et cliqua sur le mail de Pierre.
"Bonne continuation"."
Comme si son thérapeute avait deviné son intention de ne plus revenir.
Était-il donc si prévisible ? Il ne s'agissait pas d'une inexplicable capacité à prévoir l'avenir, il n'y croyait pas un seul instant. Non. Impossible. Il avait nécessairement montré ce qui était en lui et ce thérapeute, sans magie aucune, l'avait ressenti. Nous étions des livres ouverts pour qui savait déchiffrer.
Pourquoi avait-il pleuré pendant la séance ? Qu'avait-il donc éprouvé ? Il n'avait aucune explication rationnelle et n'avait pas gardé assez de détails pour y trouver une réponse. Il se souvenait juste avoir pleuré et il n'en restait désormais qu'une certaine colère. Comment accepter de ne pas se comprendre ?
Et pourquoi se perdait-il ainsi en interrogations infinies ?
Il était allé voir ce thérapeute parce qu'il avait la réputation d'apaiser le stress. Il avait imaginé des séances de massages relaxants, une énergie retrouvée et le retour au front, chargé de forces nouvelles.
Au lieu de ça, il se sentait désormais aspiré par des sables mouvants.
Et il en avait peur.
Il ajusta les coussins sous sa tête, lança la lecture de la vidéo, s'allongea confortablement, les mains jointes sur sa poitrine et ferma les yeux.
Des choeurs... Des voix d'église... Il n'avait jamais aimé ça. Il n'y avait pas de vie là-dedans, il n'y voyait que des cérémonies de cimetière. Décidément, ce thérapeute avait le don pour lui proposer des musiques irritantes.
Non, il ne devait rien refuser. Apprendre à écouter ce qu'il n'entendait pas. C'était peut-être ça cette émotion pendant la séance du matin. Mais qu'avait-il entendu ? Pourquoi n'en avait-il gardé aucune image claire, aucune explication rationnelle ?
Respiration abdominale. Accepter de gonfler son ventre et de se libérer de la pression qu'il s'imposait, son apparence, un physique affûté. Il n'imaginait pas un chef d'entreprise qui se laisserait aller, qui n'entretiendrait pas son corps. Il se voulait à l'image de son entreprise. Solide, soigné, attentif, efficace, infaillible.
Il s'était demandé à quelques reprises si cette activité effrénée qui le caractérisait ne cachait pas quelque chose.
La mort.
Il n'avait pas aimé cette supposition. Il avait refusé de l'approfondir.
Une musique de cimetière. Non, c'était impossible. Le thérapeute ne pouvait pas avoir deviné ce qu'il redoutait. Il ne pouvait avoir choisi cette musique avec une autre intention que la détente. Méditer, méditer. Il n'y avait jamais ressenti autre chose qu'une bonne relaxation. Mais elle lui était profitable et il n'en demandait pas davantage.
"J'aimerais que vous méditiez comme dans un cercueil."
L'expression l'avait ébahi. La troisième séance. Il n'aurait jamais imaginé cela et les séances suivantes avaient validé l'étrangeté de la chose. Cela l'agaçait parfois et l'intriguait à d'autres. Une alternance constante entre le désir de s'en aller et celle d'explorer davantage.
"Mais je ne suis pas mort, avait-il répondu.
-Et si vous étiez mort à la vie en vous ? Et si vous étiez justement en dehors de la vie ? Non pas dans vos actes mais dans la conscience que vous en avez, non pas dans vos pensées mais dans l'observation que vous pouvez en avoir, non pas dans vos émotions mais dans l'analyse que vous pouvez en faire. Vous comprenez ? La vie à laquelle vous êtes attaché n'est peut-être qu'une avant-scène, un premier degré, le premier barreau de l'échelle. Ce que vous écoutez n'est peut-être pas la totalité de ce qu'il y a à entendre, ce que vous éprouvez n'est peut-être qu'une expérience infime au regard de ce qu'il reste à explorer. Je pense qu'il est approprié par conséquent de méditer comme à l'intérieur d'un cercueil.
-Et quel est l'objectif ?
-Imaginez-vous mort mais en ayant conscience de l'être.
-C'est affreux.
-Pourquoi ?
-Pourquoi, pourquoi ? C'est tellement évident. Vous aimeriez être mort vous ?
-Je n'aimerais pas ne pas savoir que je vais mourir.
-Oui, bien sûr mais ça ne me sert à rien d'y penser.
-Pourquoi ?
-C'est déprimant.
-Pourquoi ?
-Mais parce que j'aurai tout perdu. Moi, ma femme, mes enfants, mon travail, tout ce que j'aime.
-C'est étrange, vous n'avez pas parlé de la vie.
-Comment ça ? Je viens de le faire. Je vous ai parlé de ma vie.
-Oui de votre vie. Pas de la vie.
-Mais c'est la même chose.
-Non."
Il n'avait rien trouvé à répliquer. Interloqué. La phrase de son garçon, la même signification, une autre tournure, un message identique. Le thérapeute n'avait rien rajouté. Comme toujours lorsqu'il butait sur une réflexion.
Cette activité effrénée qu'il s'était fabriquée, que cachait-elle ?
Qu'avait-il refusé d'entendre ?
Les choeurs s'amplifiaient par moments et il avait l'impression qu'ils le remplissaient. Il avait conscience que sa respiration s'était calée sur les voix, le flux et le reflux de son ventre comme des marées successives.
Il est au-dessus de la mer. Au-dessus des cieux.
La mort.
Les choeurs qui l'accompagnent. Il est dans son cercueil. Il n'y a personne d'autre. Rien, le néant.
Et dans ce vide absolu, une lave coule en lui. Une présence. Une vie.
Il ne pouvait faire autrement.
Il était retourné chez le thérapeute.
Ce rêve était d'une telle puissance. Jamais, il ne s'était réveillé en pleurant, jamais il n'avait été aussi bouleversé par des images oniriques.
Il était allongé sur la table de massage. Une musique de fond qui l'intriguait. Une musique de film certainement.
Il racontait. Le cheval qui galope au bord de l'Océan, une force qui le réjouissait, une course joyeuse nourrie par un bonheur infini, comme si coulait en lui l'énergie de l'animal, il était dans son sang, dans ses muscles, dans sa joie, dans cette conscience ultime de la vie en lui.
Et sans que rien ne le laisse présager, sans aucune alerte, sans aucun prémices, le cheval s'était écroulé dans une gerbe de sable, il avait roulé sur lui-même et s'était immobilisé. Mort.
Et c'est lui qui s'était approché. Il n'était plus dans ce corps éteint où luisaient encore des rigoles de sueur. Rien, aucun mouvement dans la poitrine, aucune souffle suspendu, tout s'était arrêté avec une soudaineté effroyable.
Les yeux ouverts de l'animal. Une brillance étrange, comme des larmes figées.
Il n'avait pu en supporter davantage. Une douleur insupportable qui l'avait réveillé en sursaut.
"Qu'avez-vous ressenti?
-Une épouvantable tristesse, une horreur, cette certitude incompréhensible que c'était moi.
-Et vous n'avez pas supporté de vous voir mort ?
-Évidemment. Comment pourrais-je le supporter ?
-Que pensez-vous de la mort ?
-C'est la pire invention de la création."
Une voix sèche, cassante, déterminée.
Le thérapeute se leva du fauteuil et vint se placer au bout de la table. Regards croisés.
"Permettez-moi de vous donner ma vision de la mort. Vous en ferez ce que vous voulez.
-Vous n'avez jamais cherché à m'imposer quoi que ce soit de toute façon.
-Je suis très heureux que vous l'ayez ressenti ainsi.
-Je vous écoute."
Un sourire qui s'esquisse, comme un bonheur discret.
C'était la première fois qu'il voyait le thérapeute exprimer ainsi une émotion intime. Il avait toujours été impassible au fil des séances et il s'était même demandé si cet homme éprouvait parfois quelques embrasements, quelques bouffées de bonheur ou de quelconques moments de mélancolie.
"Que faites-vous lorsque vous recevez un courrier ? Imaginez une grande enveloppe marron. Vous ne connaissez pas l'expéditeur.
-Je déchire l'enveloppe et je sors la lettre ou le document.
-Que faites-vous de l'enveloppe ?
-Je la jette sans doute. Aucune raison que je la conserve. Je vérifie juste avant que l'adresse de l'expéditeur soit bien inscrite sur la lettre.
-Et que faites-vous du courrier? Il s'agit d'une longue lettre en fait. Plusieurs feuillets écrits à la main.
-Je la lis bien entendu.
-Et cette lettre vous bouleverse, elle vous concerne en tous points, elle parle de vous, elle vous connaît parfaitement, elle s'est écrite elle-même.
-Comment ça ?
-Cette lettre, c'est votre âme. L'enveloppe, c'est votre corps. Vous avez déchiré l'enveloppe pour pouvoir lire le courrier. Je pense que c'est ce qui se produit à notre mort physique. Je dis bien physique, c'est à dire lorsque l'enveloppe se déchire.
-Qui déchire l'enveloppe ?
-Votre âme lorsqu'elle considère qu'il est temps pour elle de lire le courrier, c'est à dire l'ensemble de son parcours terrestre. La mort de son enveloppe la libère de toutes les contingences de la vie terrestre et c'est dans la paix de l'âme qu'elle pourra analyser clairement ce qu'elle aura vécu et ce qu'elle se doit de vivre encore.
-Comment ça de vivre encore ?
-Dans un prochain parcours, dans une autre enveloppe, celle qui lui permettra d'éprouver de nouvelles épreuves, de nouvelles expériences, de nouvelles situations. Toujours dans l'intention d'aller vers une connaissance ultime de soi. Non pas de nous en tant qu'individu, nous ne sommes que des enveloppes, mais la connaissance spirituelle, une connaissance qui n'est pas du registre humain mais dans une dimension divine.
-Vous voulez dire que notre âme décide de notre mort corporelle pour se libérer d'un parcours qui devient sans intérêt ?
-Je ne dis pas qu'il est sans intérêt mais en tout cas, le parcours effectué lui suffit. Et il lui est par contre devenu contraignant de devoir s'y soumettre. Donc, elle déchire l'enveloppe.
-Qu'y a-t-il d'écrit sur la lettre?
-Votre parcours de vie, les évènements ou les situations quotidiennes, vos pensées, vos tourments, vos passions, vos amours, vos espoirs, vos désillusions. C'est votre âme qui parle mais c'est votre mental qui transcrit. Tout le problème vient du fait que le mental n'est pas capable parfois d'entendre ce que l'âme lui murmure parce qu'il est inscrit dans un vacarme constant, celui de l'agitation de votre condition humaine. Certains auront à lire des milliers de pages, d'autres ne disposeront que d'un brouillon râturé et très bref, un condensé dérisoire d'une vie manquée.
-Vous avez hâte de lire votre courrier ?
-Je n'ai aucune impatience ou peur à avoir étant donné que cette étape ne dépend pas de moi.
-Et si vous vous suicidiez ?
-Ce serait le choix de mon âme.
-Et si vous étiez mort le jour de votre naissance ?
-Ce serait le choix de mon âme.
-C'est un peu facile, je trouve. Comme une soumission à des évènements dramatiques sur lesquels vous ne voulez pas intervenir.
-Je ne pense pas comme vous. Il me semble qu'il est bien plus difficile d'accepter l'inéluctable que de le fuir. Cette peur qui vous terrorise, vous la fuyez peut-être dans l'agitation de votre vie mentale et vous n'entendez plus votre âme.
-Apprendre à écouter ce que je n'entends plus. " C'est ça que vous vouliez me dire ?
-C'est à vous de le décider.
-Et à quoi me servira-t-il d'écouter ce que je n'entends pas ?
-À faire en sorte que votre âme puisse lire des milliers de pages. Que décidez-vous de faire de votre parcours de vie ? Voilà la question essentielle. Vous allez me répondre que vous avez réussi à créer l'entreprise dont vous rêviez, vous ne manquez de rien, matériellement, vous avez une femme qui vous aime et que vous aimez, vous avez deux enfants et vous les accompagnez au mieux, vous avez des projets, chacune de vos journées a un objectif qui s'inscrit dans cette vie sociale. Mais qu'en est-il de votre âme ? Que connaissez-vous d'elle ? Lui avez-vous déjà apporté la moindre importance ? Avez-vous déjà imaginé que cette vie sociale n'est peut-être qu'une ébauche ou même pire un paravent ?"
La première fois qu'ils percevait chez le thérapeute une certaine impatience, une intonation appuyée, loin de cette voix monocorde qui caractérisait chaque séance.
"Je n'ai jamais pensé au fait que je puisse avoir une âme. Et je pense qu'il ne s'agit que d'une interprétation de votre part. Rien ne vient affirmer avec certitude que cette âme existe.
-Et pourquoi avez-vous pleuré alors en écoutant cette musique, la séance passée et pourquoi encore en écoutant celle que je vous ai envoyée et pourquoi avez-vous fait ce rêve du cheval mort ?
-Peut-être tout simplement que je suis plus fatigué que d'habitude, davantage de stress, peut-être que c'est le résultat de nos séances, peut-être que ça réveille en moi une sensibilité plus forte.
-Quand vous dites sensibilité, vous pensez sans doute à sensiblerie et ça vous dérange de vous voir sous cet angle, ça ne correspond pas à l'image que vous voulez préserver de vous. Mais vous êtes attiré malgré tout, vous voulez en savoir davantage et donc, vous êtes revenus alors que vous aviez décidé d'arrêter.
-Comment le savez-vous ?
-La façon dont vous m'avez dit au revoir. Vous n'étiez déjà plus là.
-Et qu'est-ce que je dois faire pour comprendre ce que mon âme désire ?
-La vie se chargera de vous faire vivre ce que votre âme désire dès lors que vous serez capable d'écouter.
-Vous voulez dire que si je parviens à écouter mon âme, les événements correspondront à cette voie spirituelle ?
-C'est exactement ça. Je pense que nous vivons ce dont notre âme a besoin et qu'elle a déjà choisi mais que cela n'est possible que si nous l'écoutons. Vous vous en apercevrez par vous-même. Les changements ont déjà commencé. Il ne vous reste qu'à écouter si vous souhaitez qu'ils s'amplifient.
-J'aimerais bien écouter chez moi cette musique. Qu'est-ce que c'est ?
-Funeral March. Dans le fim de Terence Malick "A tree of life".
-J'en ai entendu parler mais ça ne me tentait pas.
-Ça n'est pas un film pour le mental. Il faut le regarder et l'écouter avec son âme. Et vous voyez, cette musique-là, il y a deux mois, elle vous aurait irrité. Maintenant, elle vous attire."
Il ne répondit rien. Fin de la séance.
Il s'appliqua à saluer le thérapeute de façon à ce qu'il sache qu'il reviendrait.
"Si vous regardez un abricot, vous pouvez décrire sa couleur, sa texture, son parfum, le goût de sa chair, la dureté de son noyau, mais tout ça n'est pas l'abricot. C'est juste sa matérialisation physique. L'énergie qui le constitue n'est pas visible alors que c'est justement sa réalité profonde. Il en est de même avec la vie. Elle est tout ce qui n'est pas visible. Effacez la vision que vous en avez et observez ce qui reste."
Un an maintenant qu'il avait rencontré ce thérapeute. Il ne croyait plus au hasard. Son âme avait décidé de cette rencontre et c'est parce qu'il était parvenu, dans un moment de lucidité, à entendre ce message qu'il avait basculé.
Basculé.
Il aurait rejeté l'idée dans son ancienne vie. Le déséquilibre lui aurait été insupportable. Perdre l'équilibre et basculer. Mais l'équilibre de quoi ? D'une vie nourrie d'expédients et de tromperies, des valeurs marchandes comme guide suprême. Il avait eu une vie de déséquilibré. Et c'est parce qu'il avait perdu cet équilibre éducatif qu'il avait appris à se tenir debout sans vaciller. Il avait eu peur de perdre pied quelquefois mais avec l'impression immédiate qu'il y gagnait bien davantage. Sans parvenir pour autant à exprimer ses ressentis.
Le thérapeute lui avait conseillé d'écrire.
Il avait acheté un beau cahier avec une couverture cartonnée, bien solide.
"Écrivez sans y penser, laissez-vous emporter. Ne jetez rien, même si dans l'instant, ce qui surviendra vous paraîtra dérisoire ou incompréhensible. Ce que votre âme éprouve n'est pas de l'ordre du mental. Les résistances éducatives sont extrêmement solides. Tout le système repose sur ces résistances. Ne vous inquiétez pas. Contentez-vous d'écouter."
Le thérapeute communiquait parfois par mail et il les lisait avec beaucoup d'attention. Il avait même constitué un dossier personnel et il tentait de retranscrire ses émotions immédiates, les pensées, les idées, les images.
C'est par un matin de printemps, assis sur la terrasse, dans la contemplation du ciel, que ce texte lui était venu. Un abricot dans la main. Il l'avait tourné longuement entre ses doigts, fasciné. L'impression de le voir pour la première fois et d'en entendre la structure.
Il avait rejoint son bureau et il avait écrit, enflammé, frissonnant, délivré.
Une rencontre qui se répétait désormais. Cette entité qui parlait en lui, sans que les mots ne soient recherchés, sans que les idées ne soient cartographiés, soumises à un mental inflexible et étroit.
Elle était là. Elle lui parlait. Il écoutait.
Et l'idée qu'un jour, cette âme déchirerait son enveloppe ne l'effrayait plus car il savait que désormais, elle aurait de longs feuillets à lire.
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