JUSQU'AU BOUT : Plogoff
- Par Thierry LEDRU
- Le 05/04/2019
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La centrale nucléaire de Plogoff, à quelques kilomètres de la pointe du Raz. Un projet qui avait mis le feu aux poudres. J'ai participé à quelques journées mémorables.
Première confrontation avec les CRS. Il y en a eu d'autres par la suite.
J'avais vraiment été bouleversé par la puissance des foules, l'attachement à la terre, la détermination des gens, la résistance des maires et des habitants de la presqu'île, tous ces Bretons qui s'ajoutaient sans cesse, puis ceux du Larzac, puis les antinucléaires de tous bords. Impressionné aussi par la furie des "forces armées"...
Les matraquages des gilets jaunes ne me surprennent aucunement...
J'ai vu des Polius de 14-18 se faire piétiner à Plogoff.
Les vacances de février débutèrent le samedi 1 mars ! Mystère des calendriers scolaires.
Aucune nouvelle d’Anne.
Il décida d’aller se balader sur la presqu’île de Camaret. Il prit son matériel d’escalade et fixa son VTT sur le porte vélo. Il voulait repérer des promenades à effectuer avec les enfants et remercier le maire pour son accueil.
En écoutant France Inter, il s’aperçut que, depuis une dizaine de jours, il s’était complètement coupé du monde. Aucune information ne lui était parvenue. Il n’avait éprouvé aucun manque.
« …manifestation anti nucléaire à Plogoff… »
Ces quelques mots captèrent son attention.
« …Depuis une semaine, les CRS s’opposent aux manifestants sur le site de construction de la future centrale. La violence est encore montée d’un cran et on craint… »
À Châteaulin, il prit la direction de Douarnenez et abandonna l’idée de la presqu’île de Camaret.
« Si enfin les gens se révoltent en masse contre une autorité destructrice, je dois en être. »
Depuis 1976, on parlait de cette centrale en Bretagne. Il avait lu quelques articles sur les premières manifestations. Aux informations régionales, il avait vu ces milliers de personnes, allongées dans les rues de Brest à la lecture du plan « Orsec Rad » qui serait déclenché en cas d’accident.
En 1978, il avait failli participer à une marche sur le site mais, ce jour-là, il avait fait du vélo. Aujourd’hui, il n’était plus le même. Il savait faire la part des choses entre l’indispensable et le secondaire.
Une étrange excitation.
Il dépassa Audierne. Dernier poste avancé. L’impression de franchir une frontière. Une enclave étroite pointée sur l’Océan. Etrange paysage momifié sous le joug d’une menace. Ici, le vent imposait sa loi. Les arbustes dépouillés, les maisons trapues, les arbres tordus, les tapis d’herbes rases, les visages tannés. Comme une appartenance. Les marques de la lutte, fierté de la résistance.
Des inscriptions hostiles à la centrale fleurirent sur la route, sur les poteaux EDF, les châteaux d’eau et quelques bâtiments.
Il croisa deux véhicules blindés.
En passant le pont du Loch, il ralentit et contempla l’océan. Un rideau de brume flottait au-dessus de l’anse. Les rochers gris, les vagues sombres et sans écume, la terre aride, juste habillée d’une herbe rase, les nuages lourds retenant leurs menaces et le vent d’est, glacé et piquant. Il fallait avoir les pieds plantés dans la terre pour rester vivre ici. Plantés avec ceux des ancêtres.
« Un jour, mon fils, cette terre accueillera mes os. Ne vends jamais les os de ton père. »
Il pensa à cette phrase d’un sage indien, inquiet de l’invasion de l’homme blanc. Les Bretons tentaient encore de l’appliquer.
A deux kilomètres de Plogoff, il fut arrêté par un barrage. Cinq cars bleus, grillagés, vingt ou trente camions de troupes. Devant les véhicules, un cordon de gendarmes, alignés, casqués, boucliers et matraques à la main. Des centaines de voitures garées sur les bas côtés, dans les champs, sur les chemins. Il fit demi-tour et rangea le fourgon.
Par les sentiers côtiers, entraînés par les flots de manifestants, il rejoignit la pointe de Feunten Aod.
Saisissement total. Communion indicible, comme une aimantation infaillible, une force tellurique, un courant irrésistible.
Et lui, engagé dans son combat solitaire, sentit gonfler dans ses entrailles l’énergie puissante de cette masse. Un bonheur immense, une révélation sublime.
Il passa de groupe en groupe, recueillit en quelques minutes les informations qui lui manquaient : un nouveau contingent de CRS arrivait, ils devaient « nettoyer » le site, les manifestants avaient construit une bergerie sur place, on pouvait acheter des parcelles de terrain pour cent francs, la multiplication des propriétaires compliquait l’expropriation, le comité de défense s’opposait farouchement au gouvernement et à EDF qui, sous couvert d’une fausse enquête d’utilité publique, s’octroyaient le droit de saisir les terrains.
Tout le Cap Sizun s’était levé. La Bretagne se dressait contre Paris. Ceux du Larzac et de Creys Malville soutenaient la lutte.
Il s’en voulut de ne pas être venu plus tôt.
De violents combats la nuit dernière. Les CRS et l’armée avaient chargé les barrages avec des tanks. Les manifestants avaient dressé des barricades de voitures enflammées, ils avaient vidé des citernes d’huile de vidange sur la route, scié les poteaux EDF, entassé des pierres et des gravats.
Des combats jusqu’au matin. De nombreux blessés. La violence des soldats. La détermination farouche de la résistance.
Des paroles enflammées, la solidarité, la fierté du défi, les générations portées par le même idéal. Des artistes chantaient sur des scènes improvisées. Les chants folkloriques comme des racines entremêlées. Les anciens parlaient Bretons et les autres s’en voulaient de n’y rien comprendre. Un groupe de « poilus » arriva : drapeau breton porté bien haut, médailles au veston, casquette vissée sur le crâne.
Quelques mots d’ordre fusèrent dans les micros et la foule se mit en marche vers la route.
Le « Bro Goz Ma Zadou » l’hymne breton, comme un étendard.
Se laisser porter par la masse, marée montante à l’assaut du pouvoir. Tellement d’amour. Un choc, une bourrasque en lui, sa solitude évanouie, les hommes luttaient, les hommes résistaient, tous ensemble, portés par le même idéal, ne pas se soumettre.
Il s’était trompé, il n’était pas seul.
Face à la foule se dressèrent les rangs serrés des soldats : uniformes verts, bottes de cuir, boucliers portant des inscriptions « bretons têtes de cons, bougnouls de Plogoff », matraques, fusils à grenades chaînes de mousquetons, menottes…
Les anciens de 14-18 avancèrent jusqu’à les toucher.
Les casqués frappèrent leurs boucliers avec leurs matraques en scandant un chant de combat.
Les insultes fusèrent.
Un porte-voix braillait l’ordre de dispersion.
Il s’efforça d’arriver au premier rang.
Derrière les visières, des gueules tendues à l’extrême. Ça puait l’alcool.
Les CRS commencèrent à pousser avec leurs boucliers.
L’un d’entre eux souleva sa visière et cracha sur une petite vieille. Un « poilu » lui sauta à la gorge et ce fut l’hallali.
Coups de matraque, de pieds, de boucliers, la furie, les cris.
Ceux de 14 et leurs femmes furent piétinés.
Les grenades lacrymogènes, tirées au ras des têtes, crachèrent leur poison. Dispersion, débandade, bousculades.
Deux CRS le traînaient vers un camion bâché. Plié en deux, le souffle coupé. Deux coups, frappés sans aucune retenue, avaient suffi à le faire tomber. Les côtes en feu. Ils le firent monter.
« Maintenant tu signes là, ça prouve que t’étais dans la manif ! » gueula un colosse.
Il pensa à son poste. Renvoyé peut-être. Il perdrait les enfants. Le fourgon puait la transpiration et la bière.
« Dépêche-toi ! » hurla l’abruti.
Un chef de section beuglait des ordres à ses hommes regroupés.
« Pétez-leur la gueule. C’est tous des gauchistes de merde, allez-y, vous êtes couverts. Tapez dedans ! »
Deux CRS poussèrent violemment un autre manifestant. Il criait et tapait des pieds, insultait, se rejetait en arrière, résistait rageusement. Le colosse se leva, saisit une matraque, attrapa la main du jeune gars, posa de force les doigts sur le bord de la table, pendant que les deux autres le maintenaient et frappa. Hurlements. Le corps qui s’affale.
Pierre bondit, bouscula un CRS, sauta du fourgon et fonça droit devant lui. À travers champs, vers un pâté de maisons. Deux hommes à ses trousses. Les fumées des grenades, les cris, les appels, les ordres, des bouteilles incendiaires. Le chaos. Il rejoignit la route de Cléden. Une pointe rougie entre les côtes. Les deux CRS gagnaient du terrain. Une voiture déboucha d’un chemin, elle pila à ses côtés, la portière s’ouvrit. Il s’y engouffra. Une jeune femme. Elle démarra en trombe.
« Ces types-là sont fous, dit la conductrice. Ça fait une semaine qu’ils sont là. Ils en ont marre, alors maintenant ils cognent. Les parachutistes de Mont de Marsan sont avec eux. Les CRS sont incapables d’organiser une telle rafle. Il faut des militaires pour ça et les paras sont les pires, tous des brutes.
- Comment vous savez ça ? demanda-t-il, intrigué, reprenant difficilement son souffle.
- Je suis journaliste à Ouest France.
- Et bien vous avez un sacré papier à écrire.
- Faudrait encore que mon patron le passe.
- Et il le fera ?
- Oui, cette fois, je pense qu’il marchera. Qui pourrait soutenir ce que fait le gouvernement ?
- Faut que j’aille récupérer mon fourgon. Je suis garé après le pont du Loch.
- Maintenant c’est trop risqué. Par là-bas, ils arrêtent tous les véhicules. Faut attendre que ça se calme. Je connais bien le coin, je sais par où passer pour leur échapper. Y a rien d’autre à faire.»
Détermination, pas l’ombre d’une hésitation. Il ne contesta pas.
« Ça vous fait mal ? demanda-t-elle, en le voyant grimacer.
- J’ai un peu de mal à respirer. J’ai pris un coup dans les côtes et un autre dans le dos. »
Elle l’invita à attendre chez elle. Elle se présenta. Nolwenn Le Bihan. Elle habitait à Plouhinec. Originaire de la presqu’île, elle était engagée dans la lutte depuis juin 1976, début des premières barricades.
Il fut gêné par sa méconnaissance du dossier. Il ne s’était jamais vraiment intéressé au problème et convenait intérieurement que c’était une erreur.
Ses certitudes sur la mollesse et la médiocrité des adultes volaient en éclats.
Il s’était glorifié de ses combats comme si les autres n’en menaient pas. Prétention aveuglante."
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