La dictature verte

Voilà LA question essentielle désormais : Où se situe la liberté dès lors que celle dont nous avons bénéficié à travers la "croissance" contribue à mettre en péril la liberté pour tous, où que ce soit, de vivre, et non d'espérer survivre...?

 

"Le problème ne se situe donc pas dans l’éventuelle menace d’un écologisme totalitaire, mais dans la difficulté, pour l’individu néolibéral contemporain, à dépasser une conception majoritairement libertarienne/libérale de la liberté pour prendre en compte les limites naturelles et sociales au déploiement de celle-ci."

 

 

La « dictature verte », cette fausse menace agitée par infantilisme individualiste

La jeune militante suédoise Greta Thunberg, un micro à la main.

L’agitation du spectre de la « dictature verte » est un contresens politique totalement injustifié. Pour autant, le succès de cette expression dit quelque chose de notre énorme difficulté à réagir aux catastrophes écologiques. C'est ce qu'affirment Guillaume Lohest, chargé d’études en éducation populaire et rédacteur pour la revue d'écologie Valériane, et Matthieu Peltier, professeur de philosophie et d’éthique à la Haute Ecole de commerce de Bruxelles EPHEC. Outrés par la dernière couverture de Valeurs actuelles, ils proposent ici une réflexion sur les significations politiques de la liberté.

« Boire beaucoup d’eau. Éviter les efforts violents. » Les récents épisodes caniculaires alimentent surtout les petits conseils santé. Il est possible qu’ils contribuent aussi à rendre palpable le réchauffement climatique auprès de certaines personnes déjà sensibles à ce concept en tant que « sujet important », mais encore très loin d’en être affectées dans leur corps, leurs valeurs, leurs visions morales. On sait, par exemple, que l’environnement constitue l’une des principales préoccupations des citoyens européens. Mais cela signifie-t-il que nous sommes prêts, collectivement, à prendre des mesures à la hauteur des recommandations, pourtant prudentes, du GIEC ?

À cet égard, un récent reportage de franceinfo s’est montré révélateur. Se basant sur une étude de B&L Evolution, une journaliste a confronté les passant.e.s à quelques mesures politiques proposées par ce bureau d’études. L’originalité de ces mesures étant d’être, pour une fois, réellement en phase avec les objectifs européens de diminution des émissions de gaz à effet de serre. Exemples ? « En 2025, couvre-feu thermique de 22h à 6h pour maintenir la température des habitations à 17°C maximum », « Interdiction immédiate de vendre des véhicules neufs pour des usages particuliers », « Interdiction de tout vol non justifié hors Europe dès 2020 », etc. Autant dire que les réactions à ce scénario n’étaient guère enthousiastes. Elles insistaient plutôt sur la nécessité d’un « juste milieu » et sur l’impossibilité de se plier à ce genre de contraintes.

Conceptions positive et négative de la liberté

De là à l’accusation de « dictature verte », il n’y a qu’un pas. L’astrophysicien Aurélien Barreau en fait régulièrement les frais, lui qui n’hésite pas à évoquer la nécessité de mesures drastiques, impopulaires et urgentes, contrairement à la plupart des écologistes qui, sur ce terrain, marchent sur des œufs. C’est que les climatosceptiques, les populistes et les anti-écolos ont réussi ce tour de force de faire passer l’écologie pour la pensée dominante, alors même que la destruction écologique n’a jamais été aussi élevée. Cette grande coalition libéral-populiste, culturellement hégémonique, parvient pourtant à faire passer la volonté de respecter les recommandations du GIEC pour un projet totalitaire menaçant. Il n’y a qu’à voir la dernière couverture de Valeurs actuelles du 27 juin 2019 pour comprendre cette posture. Comment expliquer ce renversement, qui érige la soi-disant « dictature verte » en menace plus grave que les désastres écologiques présents et à venir ? Ce hold-up philosophique, aussi fumeux soit-il, mérite un examen attentif. Il repose, avant tout, sur les ambiguïtés de nos représentations de la liberté et de la démocratie, mais aussi sur le discrédit dont souffrent les institutions du savoir.

« Il faut être ignare, ou cynique, pour mettre sur le même plan la liberté d’opinion et la liberté d’augmenter le chauffage »

Imposer certaines limites à nos comportements signifie-t-il entrer en dictature ? Certainement pas. Pouvons-nous, sur la route, dépasser par la droite ? Le port d’armes est-il autorisé ? Ai-je le droit de déverser mes poubelles dans la forêt, de construire n’importe où avec n’importe quel matériau, de donner des antidépresseurs à des enfants, de faire de la publicité mensongère ? Non, non et encore non. Les exemples de contraintes et de normes à respecter abondent, sans doute bien davantage en démocratie que dans un régime autoritaire. Aussi, ce qui différencie une dictature d’une démocratie, ce n’est pas la quantité des restrictions de liberté, mais leur nature. Dans de nombreux régimes autoritaires du monde, on peut probablement polluer sans être inquiété, mais on risque la torture si l’on critique le gouvernement, si l’on crée une association ou si l’on appelle à manifester. On a peut-être le droit de rouler à 160 km/h mais on doit payer des pots-de-vin pour être raccordé à l’électricité. Et ainsi de suite. C’est la différence entre une conception infantile de la liberté (« je fais ce que je veux ») et l’état de droit, garant des libertés fondamentales dans les sociétés plaçant la démocratie au coeur du projet collectif. Ces libertés fondamentales sont listées dans certaines constitutions. Il faut être ignare, ou cynique, pour mettre sur le même plan la liberté d’opinion et la liberté d’augmenter le chauffage, pour traiter de façon équivalente le droit à un logement décent et le plaisir (qu'on suppose indéniable) de bronzer sur une plage indonésienne. La distinction entre démocratie et dictature tient à la place accordée aux droits humains et aux libertés fondamentales, et non dans la vague impression que trop de choses risquent d'être interdites.

On distingue en philosophie les conceptions négative et positive de la liberté. La première est celle des libertariens. Elle consiste à assimiler la liberté à l’absence de contraintes. Elle est dite négative car elle considère la liberté comme un « ne pas être empêché de… » Cette conception sous-entend que l’individu sera d’autant plus épanoui et heureux qu’il aura les mains libres pour réaliser son destin. À l’opposé, la vision positive de la liberté dira qu’on ne peut pas être vraiment libre sans un minimum de conditions pour jouir de cette liberté. Ainsi l’accès effectif à la santé, à l’éducation, au logement et à la nourriture seront ici considérés comme un préalable à l’exercice du choix individuel de vie. En effet, l’absence de contraintes pour un individu mal nourri, en détresse et ne disposant pas des armes culturelles pour se défendre, ne semble pas constituer un modèle de liberté enviable. La liberté peut donc aussi se considérer comme un contenu assorti de certaines contraintes. Dirait-on, par exemple, que l’obligation scolaire est une atteinte aux droits de l’individu ? Probablement que non, dans la mesure où cette obligation assure à l’enfant le bagage intellectuel minimal pour pouvoir jouir d’un avenir choisi.

Contraintes politiques vs contraintes catastrophiques

Ainsi, les contraintes envisagées dans un scénario politique « radicalement réaliste » (sic), c'est-à-dire prenant au sérieux la communauté des scientifiques spécialistes du climat et de la biodiversité, n'ont rien à voir avec une quelconque dictature. Bien au contraire, en s'appuyant sur la conception positive de la liberté, il s'agit de préserver, face aux désastres écologiques, le champ de la liberté et de la démocratie, et de l'étendre aux générations futures voire aux autres vivants. Être libre, par exemple, cela commence par l’accès à un air pur, à un climat qui ne met pas (trop) en danger nos conditions de vie, c’est bénéficier d’une gestion saine des ressources épuisables, etc.

Par ailleurs, nous sommes aux prises avec un autre immense malentendu, concernant cette fois notre représentation de la démocratie. Le « pouvoir du peuple » est spontanément perçu comme le droit de décider de tout directement. Le succès du RIC (référendum d’initiative citoyenne) est un symptôme de cette aspiration à la décision directe à la majorité. Or, s’il est nécessaire de réformer les institutions démocratiques pour réduire le poids de la technocratie et renforcer le service de l’intérêt général, c’est un fantasme de penser que la démocratie se réduit à la participation à la décision. Ce n’est là qu’une de ses dimensions. Les autres, non moins importantes (et qui sont des contraintes positives) sont l’État de droit, la séparation des pouvoirs, le respect des minorités et des libertés fondamentales.

« L’accusation de totalitarisme vert masque une difficulté à quitter des privilèges d’occidentaux aisés auxquels nous sommes attachés »

Le problème ne se situe donc pas dans l’éventuelle menace d’un écologisme totalitaire, mais dans la difficulté, pour l’individu néolibéral contemporain, à dépasser une conception majoritairement libertarienne/libérale de la liberté pour prendre en compte les limites naturelles et sociales au déploiement de celle-ci. Dans la difficulté d’articuler sa conception simplifiée et immédiate de la démocratie avec un enjeu mondial de l’ordre du commun (climat, biodiversté). L’accusation de totalitarisme vert, infondée politiquement, masque en réalité une immaturité individuelle et collective, une difficulté à quitter des représentations, des habitus et des privilèges d’occidentaux aisés auxquels nous sommes attachés, mais qui sont néanmoins incompatibles avec l’intérêt général.

Le refus de quelques contraintes politiques nécessaires aujourd’hui signifie pourtant l’imposition à l’humanité entière, en particulier aux populations les plus vulnérables, de contraintes autrement catastrophiques demain. L’alternative n’est pas entre dictature verte excessive et démocratie verte raisonnable, mais entre une démocratie conséquente et un infantilisme de facto climatosceptique. À moins, bien sûr, de s’asseoir sur le consensus scientifique à la manière de Donald Trump et de presque tous les populistes d’extrême droite - qui nous réservent, quant à eux, de véritables régressions démocratiques.

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Image à la une : La jeune militante suédoise Greta Thunberg. © Shutterstock

 

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