Le clan, la famille, l'Etat.

 

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"Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s'en servir sans la conduite d'un autre...Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d'une conduite étrangère, restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle, et qui font qu'il est si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être sous tutelle. Si j'ai un livre qui a de l'entendement à ma place, un directeur de conscience qui  a de la conscience  à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, alors je n'ai pas à fournir moi-même d'efforts."

KANT


La problématique posée par ce texte concerne la situation des hommes lorsque celle-ci ressemble davantage à une soumission passive qu'à une liberté issue de leur entendement. Kant considère que les hommes sont responsables de cette situation et que cette "mise sous tutelle" est la conséquence de leur incapacité à user de leur "entendement" mais plus encore de la conséquence de leur "lâcheté". Il semblerait selon ce texte que les hommes ne sont pas asservis par la force d'une puissance étrangère mais, à l'origine, en raison de leur propre abandon, de leur "paresse."

On peut s'interroger sur cette situation de soumission. Est-elle réelle ? Concerne-t-elle tous les individus ? Existe-t-il une responsabilité de la part des victimes elles-mêmes ?

L'auteur ne laisse aucun doute sur son jugement. Pour lui, il n'y a aucune interrogation mais un état de fait général, universel. Le ton cynique, sarcastique est destiné à montrer de façon crue cette propension des hommes à se vautrer dans la bassesse.

Le fait d'opposer des termes aussi forts que "paresse" et "courage" est révélateur.

Kant parle de courage car il est indéniable pour lui que cette situation réclame une prise de position pleine et entière, non seulement une prise de conscience mais un engagement à travers des actes. Puisque l'homme est "responsable" de cette soumission passive, il doit par-delà son entendement initial être responsable de sa révolte. L'entendement n'est pas suffisant. Il n'est qu'une étape intellectuelle. La cause ne vient pas d'une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution qui devrait en résulter.

Les hommes délèguent leurs décisions et leurs actes à d'autres hommes qui leur paraissent plus aptes à les guider et à les prendre en charge. Ce raisonnement, car il s'agit bien d'un raisonnement, aussi primaire soit-il, est à la source de la soumission et du pouvoir.

Même si je ne sais pas soigner une dent cariée et que je me dois m'en remettre au dentiste, je peux assumer l'entretien de mes dents et veiller à la qualité des aliments que je consomme. Le fait de m'en remettre selon les situations à des gens plus performants que moi dans certains domaines ne signifie pas pour autant que ce choix doit s'étendre à l'ensemble de mon existence et surtout pas aux domaines existentiels.

C'est là qu'il faut rester vigilant pour ne pas sombrer dans une complaisance assassine envers cette paresse et cette lâcheté.

Il y a dans "Le Bon, la Brute et le Truand" une réplique culte.

"Le monde se partage en deux catégories. Il y a ceux qui ont une arme et il y a ceux qui creusent. Toi, tu creuses. "

Selon Kant, on peut rajouter que ceux qui possèdent une arme et donc le pouvoir en disposent parce que ceux qui creusent les ont autorisés par leur soumission originelle à user d'une arme.

Si on prolonge la réflexion, les dictateurs ne sont pas des hommes plus puissants mais simplement des hommes qui ont saisi l'opportunité que la masse leur offrait. C'est la masse par son comportement lâche et servile qui donne le pouvoir aux dictateurs. Il n'est pas permis de critiquer les dictateurs avant même d'avoir pris conscience de ce comportement. La seule solution pour s'extraire de ce rapport de faible à fort, est d'avoir le courage de se servir de son propre entendement et non de se contenter d'un entendement servile. Il ne suffit pas d'analyser une situation. Il faut œuvrer à son évolution. 

L'asservissement est généré aussi par le silence. Pour combattre, il faut d'abord saisir l'ensemble de ses insuffisances.

Une autre question surgit dès lors. Pourquoi les hommes en sont-ils arrivés là ? Est-ce un état naturel dont se servent les Puissants?  Mais dans ce cas-là, pourquoi les Puissants n'en sont-ils pas eux aussi les victimes ? Comment sont-ils devenus Puissants si cet état de laxisme existentiel est un état naturel ? Les Puissants sont bien pourtant des hommes.

La problématique ainsi posée met en évidence la part sociale de l'homme. Son statut de citoyen, c'est à dire un individu inséré dans un microcosme relationnel. Les Puissants œuvrent à la pérennité de leur statut. Par héritage bien entendu mais bien plus encore par l'éducation. De la même façon, les asservis sont conditionnés à une existence soumise. Les Puissants se chargeront de les y maintenir par d'habiles subterfuges et en se servant de la paresse et de la lâcheté de la masse.

Il n'y a rien de naturel. Tout est éducatif. Certains vont naître avec une cuillère d'argent dans la bouche et l'environnement va se charger de leur apprendre à s'en servir. Les asservis se contenteront de les envier et de geindre. 

Les Philosophes des Lumières ont mis en avant le droit des hommes à être responsables lorsque ce droit finissait par apparaître comme insaisissable.

 

Jean Jacques Rousseau disait « qu’on perd dans l’asservissement jusqu’au désir d’en sortir. »

 

L’asservissement corrompt les âmes, contraintes à de multiples compromissions pour subvenir à l’essentiel. Toute l’énergie des individus s’y perd. La peur de la perte des biens vitaux devient générale et les individus en viennent à percevoir la masse environnante comme l’adversaire à combattre. Les Puissants entretiennent cette peur et l’amplifient si nécessaire. Elle sert leurs intérêts. Lorsque la contestation des uns finit par gêner les autres, les Puissants interviennent et deviennent dès lors des Sauveurs… C’est en cela que les Puissants aiment que des désordres surviennent et s’il n’y en a pas en cours, ils se débrouillent pour en créer…

L’entendement devient dès lors la source des actes. Il faut parvenir à cet état d’observation macroscopique, une élévation au-dessus de la masse pour prendre conscience des entrelacs instaurés par la matrice, cette entité constituée par des individus anonymes, travaillant dans les palais. Une fois cette observation validée, chaque individu ayant effectué sa propre analyse et pris conscience de l’émergence d’une pensée commune, les individus éveillés peuvent entamer une tâche évolutionniste. Il ne s’agit pas de chercher des guides mais de favoriser par un travail intérieur son propre éclairage au risque d’être éblouis et par conséquent manipulés par les tenants des lampions…

Les Philosophes des Lumières prônaient la raison comme étendard. Il faut y adjoindre le courage.

Il reste ensuite à ne pas tomber dans l’euphorie magnifiée par des individus avides qui cherchent à se présenter comme les nouveaux Guides. Combien de Révolutions portées par les peuples et tombées aux mains des Puissants ?

La France en est un "bel" exemple.     

Que reste-t-il de cet héritage ?

Une démocratie ?

Où ça ?

Je lis un ouvrage majeur de Kropotkine actuellement : « L’entraide, un facteur de l’évolution ».

Il y a une analyse historique qui m’interpelle fortement. Les différents peuples éparpillés sur la planète ont connu une « évolution » analysée par les anthropologues. Le clan représentait le noyau central des existences, par-delà la notion de familles. Ce clan gérait de façon commune tous les problèmes. Puis, au fil du temps, cette gestion commune a été dévoyée par des individus qui se sont placés comme « Guides ». On a vu apparaître le renforcement de la famille et par là même l’émergence de la notion de gouvernance étatique. C’est ce que l’ensemble de l’humanité connaît aujourd’hui à l’exception de Peuples Premiers (les Kogis par exemple).

Je vois par contre poindre à divers endroits des volontés de recréer cette entité du « clan » et les éco-villages tout comme les communautés de toutes sortes sont des exemples de cette résurgence de la gestion commune des existences. Il ne s’agit pas pour autant de nier l’importance du noyau familial mais de restaurer une gestion partagée des existences (alimentaire, énergétique, écologique, économique, éducative…)

Il se pourrait bien que le refus de plus en plus fort de la mainmise de « l’Etat » sur les peuples sonne le réveil des consciences et la volonté de redevenir des clans autonomes.

Certains s’y opposeront en arguant que les clans seront en compétition et que les guerres se succèderont.

Alors je les invite à lire Kropotkine…

Il y a dans l’histoire de l’humanité des vérités que les pourvoyeurs « d’Etats » avaient tout intérêt à effacer des mémoires.

 

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