"Prêts pour la décroissance?"

Prêts pour la décroissance ?

Travailler et consommer moins, pour réduire la taille de l’économie, produire moins de GES et sauver la planète : c’est l’idée derrière le mouvement de la décroissance, qui fait de plus en plus d’adeptes au Québec. Notre collaboratrice est allée à la rencontre de ces nouveaux révolutionnaires.

Société

Environnement

Catherine Dubé

5 février 2020

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Code barre circulaire : Horvats / iStockPhoto

La décroissance à la télé

Suivez la quête de notre journaliste dans le documentaire Prêts pour la décroissance ?, réalisé par Simon Lamontagne et produit par L’actualité et les Productions Bazzo Bazzo, en collaboration avec Télé-Québec.

Le mercredi 12 février, 20 h, à Télé-Québec, puis gratuit en tout temps à telequebec.tv.

Je ne sais plus quoi dire à mes fils.

Mes deux ados ont manqué l’école à plusieurs reprises le printemps dernier pour manifester pour l’environnement — ils ont d’ailleurs écopé de quelques retenues — à l’instar de la jeune Suédoise Greta Thunberg.

Ils sont inquiets et je le suis aussi. J’ai beau prendre les transports en commun et avoir commencé à composter avant l’heure, il est évident que ces gestes individuels ne suffiront pas à sauver la planète du réchauffement climatique.

Et si le problème, c’était le système économique lui-même, qui fait de nous des consommateurs avec un grand C ? Après tout, comme l’affirment 11 000 scientifiques de 153 pays, qui sont sortis de leur réserve habituelle à la fin de 2019 pour signer une lettre ouverte dans la revue scientifique BioScience : « La crise climatique est étroitement liée à la consommation excessive issue d’un mode de vie riche. Nous devons changer notre façon de vivre. »

Ces derniers temps, les attaques à l’endroit du système économique ont pris de plus en plus de place dans l’espace public. 

Dans une salve venue de Nicolas Hulot, l’ancien ministre français de la Transition écologique, qui, après sa démission fracassante, a affirmé : « Le capitalisme sauvage n’est plus tenable. »

Sur des pancartes dans des manifestations : « Le climat change, pourquoi pas le système ? »

Dans la bouche crispée de colère de Greta Thunberg, qui aux Nations unies a reproché aux dirigeants mondiaux de « ne parler que d’argent et de la fable de la croissance économique éternelle ».

Dans les questionnements des militants que j’ai rencontrés au Festival de la décroissance conviviale, tenu à Montréal en juin dernier. 

Leurs propos sonnent comme un appel à la révolution dans une société où les politiciens gagnent leurs élections en promettant toujours plus de croissance économique et où les analystes applaudissent la moindre augmentation de la consommation des ménages. Et s’ils avaient raison et que le salut de la planète passait par la décroissance, ce concept à la fois économique et social qui met au rancart l’idéologie de la croissance à tout prix et mise sur un retour à un niveau de la vie matérielle compatible avec les écosystèmes ?

« Si on réduisait la consommation des Canadiens de moitié, cela ne nous ramènerait pas au temps des calèches, mais plutôt à ce qu’elle était en 1975 », assure Karel Mayrand, le directeur général de la section Québec et Atlantique de la Fondation David Suzuki. « Les familles avaient une seule auto plutôt que deux et vivaient dans des maisons plus petites, mais les gens n’étaient pas moins heureux que maintenant. » 

Aux yeux de la plupart des militants que j’ai rencontrés, la décroissance est inévitable. Si rien n’est fait pour limiter les effets catastrophiques des changements climatiques, elle surviendra d’elle-même, dans le chaos, disent-ils. Aux destructions causées par les ouragans, les sécheresses et les feux de forêt succéderont des famines, des déplacements massifs de réfugiés climatiques et un épuisement des ressources naturelles, qui mèneront à un effondrement économique et du monde tel qu’on le connaît.

L’ancien commissaire au développement durable du Québec Harvey Mead de même que des théoriciens tels que l’astrophysicien Aurélien Barrau et l’agronome Pablo Servigne, tous deux français, tiennent ce genre de discours apocalyptique. Un discours qui divise : soit on les croit, soit on les accuse de catastrophisme.

Les « décroissantistes » et autres « objecteurs de croissance », eux, croient à cette voie et se disent qu’il vaut mieux organiser notre atterrissage forcé pour que le choc soit moins brutal.

Le désir de savoir quoi dire à mes fils allait marquer le début d’une quête à la fois personnelle et journalistique de plusieurs mois pour comprendre l’audacieuse proposition des défenseurs de la décroissance. Et comprendre aussi pourquoi certains n’y voient qu’un projet irréalisable, alors que le progrès et une économie forte représentent à leurs yeux un meilleur moyen de lutter contre les changements climatiques. En cours de route, j’ai croisé des économistes qui prônent un certain ralentissement de la croissance, des entrepreneurs qui misent sur le développement durable, d’autres sur l’entrepreneuriat social et écoresponsable.

J’ai également fait la connaissance de citoyens qui, sans rêver d’abolir le capitalisme, s’ingénient à lancer des initiatives concrètes, créatives, pour réduire la consommation d’énergies fossiles de leur voisinage.

Laquelle de ces solutions arrivera le mieux à assurer à l’espèce humaine un avenir serein… si ce n’est un avenir tout court ?

Chapitre 1

« Décroître est la seule solution »

Les Festival de la décroissance conviviale, au campus MIL de l’Université de Montréal. Photo : La Plénière

Organisé sur un terrain du campus MIL de l’Université de Montréal par une poignée de citoyens engagés, le Festival de la décroissance conviviale est à l’image de leur proposition : pas de présentations PowerPoint ou de distribution de t-shirts promotionnels, et les participants apportent leur tasse à café réutilisable et leur lunch. En ce 1er juin 2019, journée internationale de la décroissance proclamée sur les réseaux sociaux, une cinquantaine d’activités semblables, festivals modestes, pique-niques ou projections de documentaires, se tiennent simultanément à Bruxelles, à Berlin, à Florence et ailleurs dans le monde.

Je jette un coup d’œil à l’exposition de « basse technologie ». Un jeune homme barbu me montre d’élégants écouteurs en bois, conçus avec du matériel électronique assez simple pour qu’il puisse les réparer lui-même, m’assure-t-il. Plus loin, un autre me parle de La Remise, un organisme de Montréal qui prête des outils et des appareils ménagers. « Ça évite d’avoir à acheter une scie ronde ou une machine pour faire des pâtes fraîches alors qu’on s’en sert deux fois par année », dit-il. 

Serais-je tombée sur un festival de la simplicité volontaire qui ne dit pas son nom ? Je finirai par comprendre que les deux idées sont cousines. Tandis que la simplicité volontaire consiste à moins consommer sur une base individuelle, la décroissance va un cran plus loin : elle remet en question le système économique lui-même. 

En jean et t-shirt, devant une petite foule assise sur des chaises pliantes, une jeune conférencière ouvre le Festival. « Dans un système capitaliste, on produit toujours plus. On consomme pour avoir l’air beau, fin et intelligent. On ne consomme plus pour répondre à ses besoins », dit Alix Ruhlmann, d’un ton calme et convaincu. Son mémoire de maîtrise en gestion de l’environnement propose un mode d’emploi pour faire le virage de la décroissance au Québec, rien de moins. C’est de cela qu’elle est venue parler. « La croissance qu’on rejette, c’est celle de l’extraction des ressources, de la consommation d’énergie. C’est la consommation ostentatoire. » 

De quoi rappeler le discours anticonsumériste des hippies des années 1960 et 1970, qui rêvaient déjà de s’affranchir du capitalisme. Et on n’est pas totalement dans le champ. Au Québec, les groupes militants qui se forment, tombent en dormance et reprennent du service depuis une quinzaine d’années — dont le Collectif décroissance conviviale de Montréal et le Mouvement québécois pour une décroissance conviviale — présentent sous une forme nouvelle certaines des idées portées avant eux par le mouvement anticapitaliste. L’urgence climatique actuelle a eu l’effet d’un électrochoc et a remis cette proposition à l’avant-plan.  

Alors qu’il faudrait réduire massivement nos émissions de gaz à effet de serre, l’Organisation météorologique mondiale (OMM) n’observe « aucun signe de ralentissement ». Au contraire, ces concentrations de GES dans l’atmosphère pulvérisent des records chaque année. « La dernière fois que la Terre a connu une teneur en CO2 comparable, c’était il y a de trois à cinq millions d’années : la température était de 2 à 3 °C plus élevée qu’aujourd’hui, et le niveau de la mer était supérieur de 10 à 20 m au niveau actuel », a précisé le secrétaire général de l’OMM, Petteri Taalas, lors de la sortie de son plus récent rapport, fin 2019. Le Canada n’y échappe pas : notre climat se réchauffe deux fois plus rapidement que la moyenne mondiale, selon Environnement Canada.

Quatre jeunes scientifiques du MIT ont tiré la sonnette d’alarme dès 1972 dans un rapport intitulé Les limites à la croissance, qui, à grand renfort de graphiques et de modélisations mathématiques, démontrait que la diminution des ressources et la dégradation de l’environnement finiraient possiblement par conduire à un effondrement du système économique mondial. Et ce, autour de 2030. Critiqué de manière virulente par les économistes classiques, le rapport a néanmoins connu un succès international. Ses auteurs ont refait leurs calculs en 2004 et sont arrivés à la même conclusion.

Le problème à la source de tous les autres, c’est la civilisation industrielle basée sur les énergies fossiles, disent aujourd’hui les objecteurs de croissance.

« Ce qu’on veut, c’est changer l’équation : créer une société où la consommation ne sera pas nécessaire pour avoir un statut social ou une job. On ne veut plus que l’objectif soit de faire croître le PIB », dit Alix Ruhlmann. 

Alix Rulhmann, dont le mémoire de maîtrise portait sur la gestion de l’environnement. Photo : La Plénière

J’ai fait la connaissance de cette jeune femme dans la vingtaine au visage lumineux quelques semaines avant le Festival, à une rencontre « Décroissants et des bières », rendez-vous informel qui se tient chaque mois dans un bar différent de Montréal (toujours une coopérative) pour discuter autour d’une pinte de façons d’arriver à la décroissance économique. 

Dans le système capitaliste, toute ressource naturelle est bonne à exploiter, m’a-t-elle rappelé. Même les humains. « La croissance pousse à l’individualisme et à la compétition. Les humains ne peuvent pas être poussés à bout à l’infini. Au final, on fait des crises cardiaques, on fait des burn-out, on se suicide », explique-t-elle. 

Selon elle, la société doit réduire… tout : la production de biens, la consommation, le temps de travail. « Si on consomme moins, on a besoin de moins d’argent. En travaillant moins, on a plus de temps pour s’entraider, cuisiner, voir ses amis, s’occuper d’un jardin communautaire ou s’impliquer en politique pour se réapproprier la démocratie », dit-elle. À l’échelle d’un pays, moins d’heures de travail signifie moins de production de biens, et cela fait tranquillement diminuer la taille de l’économie.

À ceux qui croient que les avancées technologiques permettent de protéger la planète en diminuant, par exemple, l’utilisation des ressources, elle répond sans perdre son grand sourire : « Penser que la technologie pourra nous sauver est une illusion. Quand on aura mis à mal la biodiversité, on ne pourra pas créer des abeilles-robots ou des fleuves avec des pompes artificielles pour faire circuler de l’eau potable. Les machines ont besoin d’énergie et de ressources. Si on veut réduire la quantité d’énergie et de ressources qu’on utilise, ça ne peut pas être en construisant plus de machines ! »

Même chose pour ceux qui estiment que le développement durable et la croissance verte vont suffire à protéger la planète. « Ces approches, prônées depuis des décennies, n’ont rien réglé, dit Alix Ruhlmann. Avec la croissance verte, on s’en va dans un mur. »

Dans l’esprit de l’Homo œconomicus moyenne que je suis, la décroissance ressemble soudainement à une récession perpétuelle…

« Non ! Une récession, c’est une décroissance dans un système basé sur la croissance, rétorque Alix Ruhlmann. Ce qu’on propose, c’est de transformer le système de telle sorte que la réduction de la production, de la consommation, du temps de travail et des échanges monétaires n’ait pas de conséquences négatives sur le bien-être des gens. Au contraire, ce qu’on veut, ce sont des gens heureux, une société égalitaire et en équilibre avec l’environnement. Il faut repenser le système pour que ce soit ça l’objectif, et non de gagner de l’argent et de faire croître le PIB. »

Et comment y parvient-on ? « Par des changements légaux pour lutter contre la publicité, les lobbys, les grosses sociétés bancaires et les fusions d’entreprises, entre autres. »

Dans le monde dont rêvent les décroissantistes, il n’y aurait pas de place pour les entreprises dont l’objectif principal est l’accumulation de profits. Les initiatives privées seraient encouragées, mais sous forme d’entreprises d’économie sociale et solidaire, de coopératives ou d’associations. Les plus radicaux prônent l’abolition pure et simple des entreprises privées. 

Quand on lui fait remarquer que cela ressemble à un régime communiste, Alix Ruhlmann précise : un tel régime ne peut fonctionner que dans un État totalitaire, alors qu’eux rêvent au contraire d’une organisation politique encore plus démocratique que la nôtre, où des assemblées citoyennes prendraient des décisions au niveau local, dans un État décentralisé. Réforme électorale, démocratie directe, abolition de l’État : tous les scénarios sont sur la table.

Ces approches trouvent peu d’écho à l’Assemblée nationale. Le programme de Québec solidaire mentionne certes la décroissance de la consommation, mais le plus à gauche des partis majeurs sur l’échiquier québécois est loin de proposer des mesures aussi radicales que celles évoquées par les décroissantistes. 

Pour ces derniers, bien des choses restent à définir. Comment convaincre les gouvernements de prendre cette direction ? Comment amorcer la transition vers cette société postcroissance ? C’est l’une des principales critiques formulées à l’endroit du mouvement : le manque de clarté sur le chemin à suivre et sur le système politique souhaité. C’est justement pour débattre de tout cela que les décroissantistes se rencontrent et discutent, que ce soit lors de festivals, de conférences ou en ligne.

Des universitaires y vont de leurs propositions. Des centaines d’articles scientifiques ont été rédigés sur la question et des livres destinés au grand public ont été publiés, dont deux récents : Guérir du mal de l’infini et La décroissance, respectivement écrits par Yves-Marie Abraham, professeur à HEC Montréal, et le Français Serge Latouche, professeur émérite d’économie, deux importants penseurs du mouvement. Le chemin vers la décroissance n’est pas encore totalement balisé. Mais la voie est manifestement ouverte.

Chapitre 2

« Le système actuel ne fonctionne pas »

Le professeur à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke François Delorme. Photo : La Plénière

L’économiste François Delorme ne peut certainement pas être traité de rêveur. Il a été haut fonctionnaire au ministère des Finances à Ottawa pendant une vingtaine d’années, a occupé le poste d’économiste en chef à Industrie Canada et celui d’économiste principal à l’OCDE à Paris, une organisation internationale qu’il qualifie lui-même de « temple du néolibéralisme ». 

Cela ne l’empêche pas d’enseigner à ses étudiants de l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke des notions qui font grincer des dents certains de ses collègues. Le cours auquel il m’a invitée porte précisément sur la décroissance. « Je me définis comme un agent double », me dit-il avant d’entrer en classe, sous le porche du pavillon, vêtu d’un manteau de jean comme ses étudiants. « J’ai vu comment le système fonctionne. J’ai vu ses limites. Les supposées vertus d’autorégulation du système économique, ça ne marche pas. » La croissance économique est devenue un dogme, dit-il. Elle l’emporte sur tout le reste, peu importe les conséquences. 

Est-ce possible de lutter contre les changements climatiques dans le système économique actuel ? « On pourrait y arriver, théoriquement, si les choix étaient caractérisés par les bons prix. » Dans une économie de marché, explique-t-il, le lubrifiant qui fait que tout fonctionne, ce sont les prix : si c’est cher, on achète moins, si c’est moins cher, on achète plus. « En ce moment, on ne peut pas dire qu’on fait des choix éclairés. L’essence, par exemple, n’est pas assez chère par rapport aux coûts sociaux et aux dommages environnementaux qu’elle engendre. Même chose pour la viande rouge et beaucoup d’autres biens. »

Prenons la taxe sur le carbone, cette mesure qui a pour objectif de faire baisser les émissions de GES en taxant les produits émettant du CO2, notamment l’essence. Le fédéral impose une taxe sur le carbone de 20 dollars la tonne en ce moment et ne prévoit pas la faire grimper au-delà de 50 dollars la tonne en 2022. Or, c’est une taxe de 210 dollars la tonne qu’il devrait imposer d’ici 2030 pour respecter les cibles d’émissions de GES qu’il s’est lui-même fixées, a récemment estimé la Commission de l’écofiscalité du Canada, un groupe indépendant d’économistes et d’universitaires. Actuellement, la taxe sur le carbone se traduit entre autres par environ 4 cents supplémentaires le litre d’essence à la pompe, alors que les Canadiens devraient plutôt débourser 40 cents de plus le litre.

Autre problème fondamental du système actuel : l’outil de mesure principal de la prospérité, le produit intérieur brut (PIB) par habitant, ne tient pas compte lui non plus des dégâts environnementaux engendrés par l’activité économique. Mis au point par l’économiste américain nobélisé Simon Kuznets dans les années 1930, le PIB mesure la valeur marchande totale des biens et services produits à l’intérieur d’un État pour une période donnée. Lorsqu’on le divise par le nombre d’habitants de cet État, on obtient une mesure de leur niveau de vie. Un indicateur intéressant, mais imparfait.

« On vit dans un monde où plus, c’est mieux, et on veut un PIB qui croît de plus en plus, note François Delorme. Mais il y a plein de choses que le PIB ne compte pas. Mettre sur pied une usine pétrochimique qui émet des particules toxiques, c’est bon pour le PIB, mais ce n’est pas bon pour notre santé ni pour l’environnement. »

Des économistes et des organisations sérieuses telles que l’OCDE et le Programme des Nations unies pour le développement travaillent depuis longtemps à élaborer de meilleurs indicateurs de prospérité à long terme, en introduisant dans leurs calculs d’autres facteurs, comme le niveau d’éducation et l’espérance de vie de la population. 

L’un de ces indices, l’indice du patrimoine global, mis au point par l’Institut international du développement durable — qui prend notamment en considération la valeur des compétences et connaissances de la population active et l’épuisement des ressources naturelles —, montre un portrait fort différent. Alors qu’au Canada le taux de croissance du PIB a été de 1,31 % par année en moyenne de 1980 à 2015, l’indice de patrimoine global n’indique qu’une croissance de 0,23 % par année. Moins spectaculaire.

Ces nouveaux indicateurs font leur chemin auprès des décideurs et des économistes, mais peinent à s’imposer dans le discours public. « Il y a une sorte de sacralisation du PIB », dit François Delorme. Dans l’imaginaire collectif, un PIB en croissance est gage non seulement de prospérité, mais aussi de bien-être et presque de bonheur. Alors que ce n’est pas ça qu’il mesure, les économistes le savent bien ! 

La décroissance pure et simple n’a rien de séduisant pour les Nord-Américains que nous sommes, mais les étudiants doivent tout de même en entendre parler, croit François Delorme. « Ce dont on a besoin pour la lutte contre les changements climatiques, c’est d’une révolution, dit le professeur. Étant donné l’importance du défi, on ne peut pas laisser le capitalisme se sauver de lui-même. »

*** 

Dans la classe de François Delorme, les étudiants discutent à bâtons rompus. Ils doivent déterminer si l’économie de marché dispose des outils nécessaires pour contrer les changements climatiques. 

Les discussions dans la classe de François Delorme sont des plus enrichissantes pour ses étudiants. Photo : La Plénière

Il est possible d’imposer le meilleur choix environnemental à un client ou à un consommateur, avance un jeune homme. « Ici à l’Université de Sherbrooke, le prix du transport en commun est déjà inclus dans nos frais de scolarité. Si ça n’avait pas été le cas, je ne suis pas sûr que j’aurais pris ma carte d’autobus. J’aurais peut-être opté pour un permis de stationnement. On ne m’a pas vraiment laissé le choix, je prends l’autobus et je suis bien content. »

François Delorme affiche un large sourire. Cet étudiant a visiblement compris la notion de « despote bienveillant », qu’il leur a expliquée un peu plus tôt.

Un gouvernement peut orienter les choix en ajustant les prix, en taxant les voitures à essence et en subventionnant les voitures électriques, par exemple. « Un despote bienveillant te force à aller dans une direction, mais pour ton bien. » Le bien dont parle l’enseignant, c’est le bien commun. « Dans une économie de marché, on valorise beaucoup l’initiative individuelle, l’innovation, l’entrepreneuriat, la liberté de faire des choix. Mais cette liberté peut nous amener, collectivement, dans la mauvaise direction », dit-il. 

Le Boston Consulting Group, un cabinet international de conseil stratégique dans le domaine des affaires, a récemment calculé que tous les problèmes engendrés par l’inaction face aux changements climatiques pourraient se solder, vers 2100, par un PIB mondial par habitant 30 % plus bas que s’il n’y avait pas de réchauffement. Toute une décroissance ! 

« Il y a un coût substantiel à rester les bras croisés », affirme François Delorme. Selon la même étude, les plans de lutte contre les changements climatiques n’ont pas d’effet négatif sur le PIB.

François Delorme n’est pas contre la croissance, mais vu l’urgence environnementale, le statu quo n’est plus une option. À défaut de pouvoir mettre en place une véritable décroissance, une autre approche est possible et elle est loin d’être utopique, dit-il à ses étudiants. C’est celle de la croissance limitée. C’est mathématique : moins on consomme, moins on engendre de GES. Deux chercheurs de l’Université de technologie Chalmers, en Suède, ont calculé que si tous les habitants du pays travaillaient quatre jours au lieu de cinq, cela diminuerait les GES de 16 %, puisqu’ils auraient moins de revenus.

Un éminent économiste de Toronto, qui travaille depuis plus de 40 ans dans le domaine de l’économie environnementale, a mis au point une simulation informatique très élaborée pour démontrer la viabilité de la croissance limitée. 

Cet homme, c’est Peter Victor. 

Chapitre 3 

« Il faut limiter la croissance »

Peter Victor, professeur émérite de l’Université York, à Toronto. Photo : La Plénière

Peter Victor, professeur émérite de l’Université York, à Toronto, vient de publier une seconde édition de son livre Managing without Growth: Slower by Design, not Disaster, dans lequel il soutient qu’une croissance limitée représente une bien meilleure option que la croissance infinie pour assurer la prospérité du Canada à long terme. 

Ses conclusions sont tirées d’un modèle mathématique conçu avec un collègue économiste britannique, Tim Jackson, qui permet de tester différents scénarios

Celui de la croissance limitée au Canada prévoit notamment une taxe sur le carbone de 300 dollars la tonne, des heures de travail progressivement réduites d’environ 20 %, des investissements massifs dans les énergies vertes, une population de 44 millions d’habitants en 2068 (la plus faible projection de croissance de Statistique Canada) et une meilleure redistribution de la richesse par l’intermédiaire des programmes sociaux. 

« La croissance ralentirait tranquillement jusqu’à une croissance zéro vers 2050 et demeurerait stable par la suite », me dit le professeur, que je joins par Skype. « En plus de régler le problème environnemental, nous aurions le plein emploi, davantage d’équité et plus de temps. Tout cela sans alourdir la dette du pays. »

Les deux économistes ont pris la peine de comparer leur scénario à celui du statu quo de la croissance ainsi qu’à un troisième scénario, où le Canada s’engagerait dans la lutte contre les GES par une taxe carbone à 300 dollars la tonne, d’importants investissements verts et une électrification des transports, sans toutefois remettre en question la croissance. Et leur pari tient la route : c’est le scénario de la croissance limitée qui donne les meilleurs résultats pour assurer le bien-être de la population tout en faisant échec aux GES. Et ce, au moins jusqu’en 2070, date à laquelle s’arrête la simulation. 

Cette croissance limitée présenterait l’avantage non négligeable d’être beaucoup plus stable que le modèle actuel, où les périodes de croissance sont entrecoupées de périodes de récession, qui créent inévitablement des dommages collatéraux, comme des pertes d’emplois et des fermetures d’entreprises, dont il est toujours difficile de se relever individuellement et collectivement. 

« Ce n’est pas parce que nous avons profité des bénéfices de la croissance pendant des décennies, des siècles même, que nous devons tenir pour acquis qu’elle peut se poursuivre à l’infini, dit Peter Victor. Un nombre grandissant d’économistes entrevoient la possibilité d’un avenir qui ne repose plus sur la croissance, tout en nous offrant une vie meilleure. »

Chapitre 4

« Faisons confiance à l’innovation humaine »

Le professeur d’économie à HEC Montréal Germain Belzile. Photo : La Plénière

« La croissance, c’est une bonne chose », affirme Germain Belzile, professeur d’économie à HEC Montréal.  

Nous sommes au cœur du centre-ville de la métropole, dans un parc entouré de gratte-ciels où des milliers de personnes travaillent en ce moment même pour faire rouler l’économie, et Germain Belzile a fière allure dans son complet italien. « Grâce à la croissance, l’humanité est en train de sortir de l’extrême pauvreté. En fait, les endroits où elle diminue le plus rapidement, ce sont ceux où la croissance économique est le plus rapide. La croissance et l’augmentation du niveau de vie portent en elles les germes des solutions. »

Le PIB par habitant est loin d’être une mesure parfaite, reconnaît-il, mais son augmentation va en général de pair avec une diminution de la mortalité infantile, une hausse du niveau d’éducation de la population et plusieurs autres éléments positifs. « C’est quand les gens ont l’estomac plein qu’ils se préoccupent de l’air qu’ils respirent », ajoute le professeur. 

L’idée qu’il défend est celle d’une majorité d’économistes : la solution ne passe pas par un appauvrissement, mais par un enrichissement, de la recherche et du développement. 

« De la même façon qu’on a remplacé le bois par le charbon, et le charbon par le pétrole, on va remplacer le pétrole par autre chose », assure-t-il. D’ailleurs, si les pays développés ont laissé tomber le charbon, ce n’est pas parce qu’ils en ont manqué, mais parce qu’ils ont trouvé mieux. La même chose arrivera avec les énergies fossiles, il en est persuadé. 

Germain Belzile entrevoit déjà de multiples solutions de remplacement, dont certaines pas encore réalisables sur le plan technique, comme la fusion nucléaire. Mais ça viendra, dit-il.

En attendant ce jour, pourquoi ne pas taxer les biens pour inclure dans leur prix de vente les conséquences néfastes de leur production, ce qu’on appelle les « externalités négatives » dans le jargon économique ? « Taxer ces externalités, c’est reconnu par les économistes comme une bonne chose, répond-il.

— Pourquoi on ne le fait pas ?

— On ne le fait pas parce que c’est compliqué. Et parce que les gouvernements ne font pas toujours ce qui est bon, mais plutôt ce qui est bon pour être réélus. »

Les résultats d’un sondage Léger réalisé en novembre 2018 auprès de 1 000 Québécois pour le compte de l’Institut économique de Montréal sont assez éloquents. Une majorité de Québécois, soit 62 %, sont en accord avec le principe d’une taxe sur le carbone. Mais seulement 40 % paient sans rechigner le litre d’essence plus cher en raison de cette taxe. Et quand on leur précise combien ils devraient vraiment payer, l’appui fond comme un glacier de l’Arctique : 24 % seraient prêts à payer 5 cents de plus le litre, 9 % paieraient 10 cents… et à peine 2 % paieraient 50 cents le litre, ce qui serait pourtant nécessaire pour s’assurer d’atteindre nos cibles de réduction de gaz à effet de serre ! Pas étonnant que les politiciens tergiversent avec cette fameuse taxe.

Germain Belzile a tout de même confiance de voir les émissions de gaz à effet de serre baisser malgré la croissance économique, grâce aux énergies propres et au découplage (l’idée qui veut qu’on arrive à faire croître l’économie tout en diminuant l’utilisation des ressources et les rejets). « À mesure que le monde continuera de se développer, les autres pays prendront la même tangente que nous. Mais on va sans doute augmenter nos émissions de gaz à effet de serre pour encore un bout de temps. »

« Il faudrait pourtant les diminuer, et dès maintenant ! » lui dis-je.

— Oui, mais ce ne sera pas demain. Oublions ça, c’est utopique, répond-il sans se démonter. 

— Donc, les conséquences des changements climatiques, on va les vivre ? 

— On va les vivre. Il faut, à mon avis, mettre beaucoup plus l’accent sur l’adaptation. »

L’économiste Vincent Geloso ne croit pas non plus que les élus arriveront à renverser la vapeur. La quête d’appuis électoraux les pousse même à prendre des décisions contradictoires en matière d’environnement, estime ce chercheur montréalais, professeur au King’s University College, à London, en Ontario.

« Au Québec, on subventionne la pollution, affirme-t-il. On le fait de plusieurs manières : l’absence de péage sur les routes fait que l’on ne paie pas le vrai prix de l’utilisation des voitures. On subventionne aussi des industries lourdes qui émettent énormément de GES, comme des cimenteries. »

L’État devrait tout simplement cesser d’intervenir dans l’économie, dit-il. Le problème se réglera de lui-même si on laisse libre cours aux mécanismes du marché, comme prévu dans la théorie économique. « Ces mécanismes sont très puissants », assure ce trentenaire au crâne rasé, tout en replaçant ses lunettes noires. 

Il me donne quelques exemples : si les États cessaient de subventionner les pétrolières, le prix de l’essence augmenterait et on en consommerait moins ou on inventerait des substituts. Dans l’industrie du textile, si les producteurs de coton devaient payer pour les énormes quantités d’eau qui servent à le faire pousser, cela se répercuterait sur le prix des vêtements et on en consommerait moins.

« Le problème, ce n’est pas la croissance. Ce sont les externalités négatives. Et le marché est capable d’en tenir compte et de les “internaliser” dans le coût de production du bien, à condition d’avoir le bon cadre institutionnel. Ce qui fait dérailler ce mécanisme actuellement, c’est l’intervention de l’État. La mesure la plus simple et la plus ciblée, ce serait d’arrêter de manipuler les prix artificiellement », soutient Vincent Geloso. 

C’est grâce à l’innovation technologique qu’on arrivera à limiter les GES, selon lui. « L’inventivité humaine est le seul mécanisme que j’ai espoir de voir fonctionner. La capacité humaine à créer, à innover, c’est la seule ressource inépuisable sur Terre. Et la plus susceptible de nous sortir du problème. »

Chapitre 5 

« On peut miser sur le développement durable »

Mohamed Hage a cofondé les Fermes Lufa, dans l’est de Montréal. Photo : La Plénière

Mohamed Hage, cofondateur des Fermes Lufa, à Montréal, fait partie des optimistes qui croient au génie humain. L’entrepreneur dans la trentaine juge qu’il y a moyen de marier croissance économique et environnement, idée maîtresse du développement durable.

Nous sommes sur le toit d’un immeuble de l’est de Montréal, dans l’une des trois serres de Lufa — la quatrième, en construction, sera la plus grosse serre sur un toit au monde, selon leurs recherches. Dans le vaste espace baigné de lumière, des milliers de plants de chou frisé, de laitue et de basilic d’un vert vibrant poussent en rangs serrés. 

Alors que Mohamed Hage me montre le système d’irrigation de cette culture hydroponique, je n’aperçois que deux ou trois employés qui s’affairent dans la serre de 5 800 m2, assez grande pour accueillir les trois quarts d’un terrain de soccer. Presque tout est automatisé. Au fil de la visite, j’entends le vrombissement des ventilateurs qui se mettent en marche et s’arrêtent pour maintenir la température constante au degré près. Les toiles thermiques se déploient ou se rétractent selon la course du soleil. 

Il y aura davantage d’employés cette nuit, au moment de la récolte quotidienne. Les clients ont jusqu’à minuit pour remplir leur commande en ligne et Lufa ne récolte que les produits vendus, pour éviter tout gaspillage alimentaire.

Bien des partisans de la décroissance, dont Alix Ruhlmann, estiment que la technologie est un piège, et que les gens devraient se réapproprier des compétences qui sont présentement entre les mains des entreprises. « Nous, on adore la technologie ! s’empresse de dire Mohamed Hage. On est capables de produire nos légumes avec moins d’énergie, moins d’eau, peu d’espace. »

Si Mohamed Hage et Lauren Rathmell, cofondatrice des Fermes Lufa, ont choisi de s’installer sur les toits, c’était d’abord pour produire des légumes en ville, là où les gens vivent. Ils ont vite pris conscience que cela comportait un avantage majeur. « On récupère toute la chaleur de l’immeuble perdue par le toit. On utilise 50 % moins d’énergie qu’une serre au sol », m’explique l’entrepreneur.

Grâce à son système d’irrigation à boucle fermée, dont on analyse l’eau constamment pour s’assurer qu’elle contient tous les nutriments nécessaires, la serre n’utilise que le dixième de l’eau qu’il faudrait pour une production semblable en champ. 

La bette à carde fait partie des aliments produits par les Fermes Lufa. Photo : La Plénière

Un ingénieux système sur rail ajuste l’espace entre les plants au fur et à mesure qu’ils grandissent pour optimiser l’espace, ce qui permet de produire de 10 à 20 fois plus au mètre carré que dans une serre au sol traditionnelle. 

Tous les légumes ne peuvent pas être cultivés dans de telles installations, reconnaît Mohamed Hage. Le maïs et les patates devront continuer de pousser en pleine terre. Mais pour les tomates, laitues et autres verdures, il suffirait de 19 serres sur des toits de centres commerciaux afin de fournir tous les Montréalais. Le cofondateur rêve déjà d’offrir des franchises pour que des serres similaires existent dans toutes les villes.

Convaincre un entrepreneur comme lui de prendre le virage de la décroissance ? Pas sûr que c’est possible. Son entreprise est plutôt en forte croissance et il en est très fier.

Chapitre 6

« La clé, c’est de s’adapter »

L’épicerie zéro déchet LOCO, à Montréal. Photo : La Plénière

Une épicerie à grande surface propose en moyenne 25 000 produits différents. LOCO, une petite chaîne d’épiceries de la région montréalaise, en offre… 500. 

Dans ces épiceries zéro déchet, lancées par quatre jeunes femmes passionnées, même le lait et le dentifrice se vendent en vrac, dans des contenants réutilisables apportés par les clients ou dans des contenants consignés. 

Chaque produit et chaque décision d’affaires est soupesé pour avoir le moins d’impact environnemental possible, sans sacrifier la touche esthétique. Des étagères de bois aux petits pots disposés avec soin, tout ici pourrait être photographié et publié sur Instagram. 

Cinq cents produits, c’est tout de même peu quand on est habitué à l’abondance… Les clients sont parfois un peu déboussolés lorsqu’ils ne trouvent pas ce qu’ils cherchent, reconnaît Marie-Soleil L’Allier, 42 ans, l’une des cofondatrices. 

LOCO leur apprend à être flexibles, dit-elle. « Si la personne est venue chercher une sorte de riz et qu’il n’y en a plus, elle peut prendre autre chose. » Selon les cofondatrices, il sera de plus en plus nécessaire de s’adapter à cause des changements climatiques, et c’est ce que les gens font à petite échelle dans leurs magasins. 

LOCO a maintenant quatre épiceries : trois à Montréal plus celle de Brossard, que je visite cet après-midi-là. Je demande à Marie-Soleil L’Allier et à Andréanne Laurin, les deux associées présentes, si elles ressentent une forme de contradiction entre le fait d’être des entrepreneures qui visent la croissance et le mode de vie décroissant dont elles font la promotion. 

« Quand on a lancé LOCO, on voulait des épiceries à échelle humaine. Elles n’ont pas 10 000 pi2 [930 m2], mais plutôt 1 000 pi2 [93 m2]. Et on veut que ça reste comme ça. On a pas mal fini notre croissance à quatre épiceries, dit Andréanne Laurin, une énergique châtaine. 

— Vous n’avez pas envie de croître davantage ? »

Elles secouent toutes les deux la tête de gauche à droite.

L’entreprise a atteint la rentabilité, tous les employés sont bien payés et il leur reste du temps pour vivre. Ça leur suffit. 

Chapitre 7 

« Un examen de conscience s’impose »

Karel Mayrand, de la Fondation David Suzuki. Photo : La Plénière

Karel Mayrand est à la tête de la section Québec et Atlantique de la Fondation David Suzuki depuis près de 12 ans, assez longtemps pour être convaincu que le développement durable — qui mise sur le découplage — n’a pas tenu ses promesses. 

« Le problème, me dit-il, c’est que ce concept met sur le même pied l’économie, l’équité sociale et l’environnement. Donc, souvent, c’est l’économie qui décide. »

Au premier coup d’œil, le Québec semble avoir réussi le tour de force du découplage. La plus récente édition de l’Inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre, un document produit par le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, montre un graphique encourageant. De 1990 à 2017, le PIB a augmenté de plus de 66 %, comme l’indique une belle courbe jaune qui pointe vers le haut ; durant la même période, les émissions de GES ont diminué de près de 9 %, indique un tracé bleu.

Pas si mal. Sauf que le Québec avait pris l’engagement de réduire ses GES de 20 % de 1990 à 2020… Ce découplage est donc loin d’être suffisant.

Autre tache à notre dossier : les émissions de GES dues aux transports ont augmenté de 23 % de 1990 à 2017 au Québec. C’est l’effet rebond, m’explique Karel Mayrand, qui survient très souvent quand on parvient à obtenir un gain d’efficacité énergétique. Un entrepreneur qui réussit à produire un bien en utilisant moins de matériaux et d’énergie aura tendance à… accroître sa production. Chaque unité consomme moins de ressources, mais dans l’ensemble, il n’y a aucun gain.  

Ainsi, les voitures d’aujourd’hui consomment en général moins d’essence que celles des années 1970, mais il n’y en a jamais eu autant sur les routes ! Le nombre de véhicules augmente trois fois plus vite que la population québécoise depuis trois décennies, selon les données de la Société de l’assurance automobile et de l’Institut de la statistique du Québec. Sans compter la popularité grandissante des véhicules utilitaires sport. 

Les Canadiens ont un examen de conscience à faire, dit Karel Mayrand. 

Les GES émis par le Canada ne représentent que 1,6 % de ceux émis à l’échelle mondiale. Mais chaque Canadien engendre en un an environ 16 tonnes de CO2, une quantité parmi les plus élevées au monde ! C’est plus de deux fois les émissions d’un Chinois et quatre fois celles d’un Suédois. Seuls les habitants de pays dont l’économie est basée sur le pétrole, comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, font pire.

On ne pourra pas arrêter de chauffer nos maisons, convient Karel Mayrand, mais on peut agir sur d’autres plans, comme l’étalement urbain ou l’offre de transport en commun. Et sur la consommation. « On vit dans un monde qui pousse à la surconsommation. C’est très difficile de se remettre en question quand on revient le soir avec les enfants, qu’on a la tête pleine et qu’on met le souper dans le four à micro-ondes. C’est une discussion collective qu’il faudrait avoir. La décroissance fait peur. Mais en même temps, les gens nous disent : “Je suis stressé, surendetté, je n’ai plus de temps, j’aurais besoin de ralentir.” »

Ralentir, c’est aussi décroître. Libérer de l’argent. Libérer du temps.

Chapitre 8 

« Et moi, je fais quoi ? »

Catherine Dubé a dû déménager d’une grande maison vers un quatre et demie. Photo : La Plénière

Environ 300 000 objets, c’est ce que contiendrait la maison américaine moyenne, m’a dit Karel Mayrand. Je n’ai pas de difficulté à le croire alors que je remplis des boîtes de déménagement. 

Je quitte la demeure où j’ai élevé mes enfants. Une grande maison de deux étages, avec un sous-sol et une jolie petite cour, dans un des quartiers centraux de Montréal. Je me suis séparée et je n’ai pas les moyens de payer l’hypothèque toute seule. Je m’en vais vivre dans un quatre et demie. Une décroissance forcée, en quelque sorte. 

Je me considère comme assez écolo — j’achète peu de vêtements, j’en échange avec des copines, je me déplace à vélo et je suis abonnée au service d’autopartage Communauto. Malgré tout, ma maison est archipleine. Je trouve une boîte de flûtes à champagne et des douilles à pâtisserie jamais déballées. Un nombre impressionnant de boîtes de Lego avec lesquels mes enfants ne jouent plus depuis longtemps. Une collection d’appareils électroniques oubliés dans un placard depuis qu’ils ont été remplacés par des plus récents. 

Pas le choix, je devrai me départir de la moitié des meubles. Trier, donner.

Est-ce dans la nature humaine d’acheter, d’accumuler, de montrer notre statut social par l’intermédiaire de nos biens et des voyages qu’on fait ? Pourquoi est-ce si difficile de changer nos comportements ? 

Aurélie Sierra a étudié à fond ces questions. Calme et posée, cette sociologue de l’environnement dans la trentaine agit auprès de municipalités et d’organismes, mais aussi auprès de groupes environnementaux qui se questionnent sur l’efficacité de leurs actions. La résistance au changement s’explique, sur le plan psychologique, par nos biais cognitifs, me précise-t-elle. « Un biais cognitif, c’est notre système de pensée, habituellement plutôt bien rodé, qui dévie et nous empêche d’être rationnels. »

En raison du biais de l’immédiateté, l’être humain a toujours tendance à choisir le gain à court terme plutôt qu’un éventuel avantage à long terme. « Le problème avec les changements climatiques, c’est que les échelles de temps et d’espace sont trop énormes pour être facilement appréhendées par l’humain. On parle d’une centaine d’années, de la planète au complet. On nous dit que si on arrête de prendre l’avion et de manger de la viande, peut-être que le monde ira mieux dans 30 ans. Le morceau de viande est devant nous, alors que 2050, c’est loin et intangible », illustre la sociologue.

Il est possible de déjouer notre cerveau. Pour cela, il faut prendre conscience de nos idées préconçues, souligne Aurélie Sierra. Parfois, on ne fait rien parce qu’on a l’impression que les changements individuels n’auront pas d’incidence. Les grosses industries doivent évidemment contribuer à l’effort. « Mais au nombre d’humains qu’il y a sur la planète, tous ces petits changements accumulés ont une importance. Vraiment. »

Dans le quartier Rosemont, à Montréal, un groupe de citoyens se retroussent les manches depuis 2016 pour trouver des façons de vivre en faisant moins appel aux énergies fossiles. À la différence des militants de la décroissance, les membres de l’OSBL Solon — une quarantaine de personnes en ce début 2020  — ne cherchent pas nécessairement à mettre fin au système capitaliste : ils agissent à leur échelle, sur le terrain, pour favoriser le virage vers une économie moins énergivore et plus solidaire. Une approche inspirée du mouvement de la transition, né en Grande-Bretagne et qui se répand ici et là sur la planète comme une traînée de poudre… et d’espoir.

Après avoir verdi leur ruelle, ces voisins de Rosemont ont mis sur pied le système de partage de véhicules LocoMotion, avec leurs propres voitures, vélos électriques et remorques. Simon Thibodeau, un travailleur culturel dans la trentaine, me montre le fonctionnement un matin d’automne. Il a réservé en ligne l’auto d’un autre membre, Sylvain. À l’heure dite, il va chercher les clés chez Sylvain, à deux coins de rue de chez lui. Ce n’est pas gratuit, mais presque ; il ne paiera qu’un coût minime, tout juste pour couvrir les frais d’usure. Le groupe a convaincu Desjardins de créer une couverture d’assurance adaptée à cette situation qui sort des sentiers battus. 

« La transition, ce n’est pas un monde sombre, obscur et rempli de privation », dit en souriant Gabrielle van Durme, cofondatrice du groupe. « Et ce n’est pas revenir en arrière. C’est tout simplement autre chose qu’il faut construire ensemble. » Renforcer les liens sociaux est d’ailleurs au cœur de la mission de Solon, dont le nom est à la fois l’acronyme de Shared Open Locally-Owned Network (réseau de partage ouvert et local) et le nom d’un homme politique grec, père de la démocratie participative.

Gabrielle van Durme énumère d’autres initiatives de Solon : Celsius, qui vise à mettre en place un système de géothermie collective pour chauffer et climatiser les maisons de trois rues du quartier de manière plus écolo ; Co-po, des conserves de fruits et légumes biologiques et locaux préparées par les résidants ; et les « assemblées de ruelle », pour accompagner des groupes de voisins qui ont envie de réaliser de petits projets ensemble. 

Même sans être aussi organisé, on peut s’inspirer de ce genre de modèle, ai-je découvert dans mon nouvel immeuble, en faisant connaissance avec la voisine du rez-de-chaussée et ses deux mousses de deux et quatre ans. 

Dominique m’apprend que le potager dans la cour est entretenu par les locataires qui en ont le temps et que j’ai le droit d’y cueillir tomates, chou frisé, aubergines et fines herbes si je le veux. Wow ! J’ignorais totalement que j’avais accès à cette cour en signant le bail. 

« Personne ne savait avant de signer son bail ce que la cour avait à offrir, même moi. Je pensais qu’elle était à nous ! dit Dominique en riant. Finalement, c’est une super expérience. J’aurais de la peine de partir. » 

L’été, il y a toujours au moins une projection de film sur le mur du garage, me dit-elle. Grâce à un groupe privé sur Facebook, chacun peut réserver la grande table et le barbecue le temps d’un souper, faire un appel à tous pour emprunter un fer à repasser ou avoir de l’aide pour transporter un meuble. Au fil des rencontres impromptues avec mes nouveaux voisins dans ce petit coin de verdure, j’apprendrai que plusieurs d’entre eux, pour la plupart des professionnels dans la trentaine, ont décidé de travailler un peu moins pour avoir plus de temps. 

Sans les nommer, mes voisins appliquent certains principes de la décroissance et de la transition.  

Mes fils et moi sommes plus à l’étroit, c’est vrai. J’ai dû faire le deuil d’un certain mode de vie. Je me suis installée ici en me disant que ce serait temporaire, mais je dois reconnaître que j’y vois de plus en plus d’avantages. Mes soucis financiers se sont envolés, j’ai beaucoup moins de mètres carrés à entretenir et un voisinage qui surpasse mes attentes. 

C’est ça, le premier pas vers la décroissance ? C’est plus agréable que je le pensais. 

 

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