Une utopie bien réelle (humanisme)

Tout plaquer pour vivre en autarcie sur une île grecque : reportage au sein d’une utopie bien réelle

14/02/2016 | 17h09

 

 

Les yourtes et tipis du campement © Daphnée Breytenbach

 

Depuis 2010, la communauté Free and Real s’est installée sur l’île d’Eubée, en Grèce, pour expérimenter un mode de vie écologique qui attire de plus en plus de visiteurs. Rencontre avec des utopistes qui n’attendent plus rien de l’État.

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Depuis quatre mois, Anastasia dort dans une yourte de toile et de bois. À l’aube, c’est au cœur de la campagne hellène, des oliviers, des bougainvilliers et des figuiers qu’elle se réveille. Après quelques ablutions et un passage par les toilettes sèches du campement, elle emprunte à pied un chemin de terre niché entre les arbustes jaunis par le climat méditerranéen, avant de rejoindre une petite plage de galets gris. En ce mois d’octobre, l’eau est encore chaude et la vue sur le littoral escarpé de l’île d’Eubée superbe. Pour cette jeune Athénienne, vivre en pleine nature est une révolution personnelle :

“J’ai toujours habité la capitale mais je n’en pouvais plus : la pollution, le stress ambiant, l’atmosphère morose due à la crise… Quand j’ai découvert ce lieu, la question ne s’est même pas posée : j’ai choisi de ne plus le quitter.”

À 21 ans, son diplôme scientifique en poche, elle décide de changer radicalement de vie en devenant bénévole pour le projet Free and Real.

“C’est ma nouvelle famille, sourit-elle. Ici, j’ai appris à vivre différemment, à respecter l’environnement, à travailler pour une communauté, et pas seulement pour moi-même.”

Free and Real, c’est le nom d’une utopie bien réelle, née en 2010 dans l’esprit d’Apostolos Sianos. À l’époque, ce créateur de sites Internet, jeune et prometteur, décide de tout plaquer pour s’installer sur l’île d’Eubée avec quelques camarades. Son but ? Ne plus dépendre de personne – surtout pas de l’État – et se nourrir autant que possible de produits cultivés de ses propres mains. Une alternative à la situation économique désastreuse qui affaiblit le pays et plonge de plus en plus de jeunes dans le chômage et la pauvreté. Mais Free and Real, c’est aussi et surtout un mode de vie écologique jusque dans les moindres détails. Panneaux solaires, nourriture bio, fabrication de savons et de dentifrices artisanaux… Ici, tout est fait pour réduire au maximum son empreinte écologique.

Le "site test", où les bénévoles dorment pour le moment © Daphnée Breytenbach
(Le “site test”, où les bénévoles dorment pour le moment © Daphnée Breytenbach)

Un déclencheur nommé Zeitgeist

Un mode de vie directement inspiré par le documentaire Zeitgeist: Addendum (emprunté à l’allemand, Zeitgeist signifie “l’esprit du temps”, ndlr), réalisé en 2008 par l’Américain Peter Joseph. Dans ce film, deuxième épisode d’une trilogie souvent critiquée pour ses relents complotistes, le cinéaste dénonce ce qu’il appelle la “corruption sociale envahissante” et préconise la mise en place d’un nouveau système social permettant de renouer le lien entre les hommes et la nature.

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Disponible gratuitement sur Internet, on y trouve une réponse possible à la société actuelle fondée, selon Peter Joseph, sur un modèle économique basé sur la surexploitation des ressources naturelles. Le réalisateur appelle surtout à la construction d’une organisation internationale qui plaiderait pour ce monde durable, le “mouvement Zeitgeist”. Mais Apostolos n’a pas attendu la constitution d’un tel mouvement pour franchir le pas et mettre en pratique l’esprit Zeitgeist à son échelle :

“J’ai pris conscience que la manière dont nous traitons notre planète n’est pas la bonne. Très vite, je me suis rendu compte que je n’étais pas seul : sur la Toile, j’ai rencontré de nombreux Grecs qui se posaient les mêmes questions après avoir vu le film. Nous avons échangé pendant des mois sur un forum, débattu, imaginé des solutions, confronté nos points de vue.”

Au fil des discussions, l’envie de faire de ces principes une réalité se dessine peu à peu.

“Avec vingt-quatre camarades, nous avons commencé à concevoir Free and Real, détaille Apostolos. L’idée, c’était de trouver un lieu où nous pourrions nous installer, construire, jardiner, vivre autrement… Nous avons longtemps cherché, puis ma grand-mère a proposé de me céder un petit terrain qu’elle possédait sur l’île d’Eubée. L’endroit idéal pour démarrer !”

Le bouche-à-oreille fait son effet

Le Telaithrion Project, du nom de la montagne où est installée une partie des équipements des bénévoles, prend forme.

“Au début, nous n’étions que quatre à vivre ici à temps plein. Cinq ans plus tard, nous sommes une douzaine, mais souvent beaucoup plus grâce à la centaine de personnes qui font régulièrement l’aller-retour pour passer quelques semaines ici”, détaille Apostolos.

Et pour cause : le bouche-à-oreille fait son effet et les curieux sont de plus en plus nombreux à venir de toute la Grèce, et même de l’étranger, pour assister à l’un des ateliers organisés par les porteurs du projet. Si les bénévoles qui habitent l’île à demeure ne déboursent pas d’argent, les visiteurs ponctuels doivent s’acquitter de 12 euros par jour pour les repas et l’hébergement. Une somme que la communauté utilise pour acheter les quelques aliments non produits sur place et régler les faibles frais d’Internet et d’électricité – seul l’un des trois campements que possède Free and Real sur l’île en utilise.

“Notre objectif est de créer une véritable école du développement durable, avec des spécialistes du jardinage, du yoga, de la nutrition ou encore de la cueillette des champignons, qui viennent sur l’île et enseignent pendant une semaine ou plus leurs techniques à nos élèves. Nous proposons déjà pas moins de deux workshops par mois, et c’est toujours un succès”, précise le fondateur.

L’immense dôme accueille les ateliers © Daphnée Breytenbach
(L’immense dôme accueille les ateliers © Daphnée Breytenbach)

Le tout dans un cadre étonnant : un immense dôme de bois construit dans les montagnes, qui fait face à l’immensité de la mer Égée.

“Cette parcelle de terrain, nous l’avons achetée au nom de Free and Real, qui a obtenu le statut d’ONG. À terme, c’est ici que tout se passera. Nous avons beaucoup planté, nous sommes en train de construire un lac artificiel pour arroser les arbres et les plantes, et nous allons bâtir des yourtes identiques à celles dans lesquelles nous vivons déjà, pour rassembler toutes les activités dans un même lieu.”

“Pas des esclaves”

Depuis le départ de l’aventure, les membres de Free and Real respectent minutieusement les dogmes de la permaculture, cette méthode agricole qui prend en considération la biodiversité des écosystèmes et vise à créer une production durable et très économe en énergie, tout en laissant à la nature sauvage le plus de place possible. Il est d’ailleurs temps pour Elvira et sa sœur Ariane d’aller cueillir les tomates vertes, le basilic et les grenades qui poussent ici librement. Cette doctorante suisse de 27 ans a décidé de consacrer sa thèse au projet Free and Real. Elle vit sur l’île depuis maintenant cinq mois. “Au début, j’étais un peu déçue parce qu’il reste beaucoup à faire pour rendre cet endroit totalement autosuffisant”, confie-t-elle tout en sélectionnant avec soin les tomates suffisamment mûres pour être récoltées.

Elvira, 27 ans, consacre sa thèse au projet Free and Real © Daphnée Breytenbach
(Elvira, 27 ans, consacre sa thèse au projet Free and Real © Daphnée Breytenbach)

Si l’objectif initial du fondateur était de parvenir à vivre sur l’île en se passant totalement d’argent et en adoptant un comportement 100 % écologique, la réalité se révèle en effet plus complexe. Les bénévoles doivent se fournir en partie à l’extérieur pour alimenter leur stock de fruits et légumes. La faute à des récoltes encore trop faibles. Autres obstacles sur la voie d’un mode de vie écologiquement irréprochable : cette voiture, nécessaire pour se rendre d’un campement à l’autre, et une machine à laver trop gourmande en énergie aux yeux d’Apostolos et ses disciples.

“On pourrait faire encore plus, encore mieux, c’est certain. Il y a des petits luxes qui sont difficiles à supprimer. Mais c’est une aventure humaine fantastique. On s’entraide, on partage énormément. Ça ne peut qu’aller dans la bonne direction”, s’enthousiasme Elvira.

Tous les après-midi, la chercheuse travaille donc pour la collectivité sans rechigner.

“Le rythme est plutôt tranquille : le matin, chacun vaque à ses occupations personnelles, fait du sport, de la méditation ou profite des sources d’eau chaude toutes proches. On se retrouve à 11 heures pour un copieux petit déjeuner à base de confitures fabriquées par nos soins, de fruits à profusion et de thé que nous récoltons nous-mêmes dans les montagnes. Ensuite, on se consacre aux besognes collectives, en fonction des besoins du moment.”

À 18 heures, la journée de labeur s’arrête et les bénévoles partagent l’unique véritable repas de la journée : “L’idée, c’est de repenser totalement le quotidien et de ne pas forcer les gens, avance Apostolos. Chacun peut choisir d’effectuer les tâches qu’il aime, que ce soit du jardinage, de la construction ou même de l’administratif… Il n’est pas question d’imposer quoi que ce soit, nous ne sommes pas des esclaves”, s’amuse-t-il.

L’heure de la récolte des fruits et des légumes © Daphnée Breytenbach
(L’heure de la récolte des fruits et des légumes  © Daphnée Breytenbach) 

“Je suis mon propre changement”

En ce début d’automne, le plus important pour le fondateur de Free and Real est d’achever la construction d’une cinquième yourte posée sur pilotis, qui deviendra un lieu de vie commun et une salle de repos. Menuiserie, ébénisterie, finitions… Il sait tout faire et fait tout lui-même, avec l’aide de ses camarades. Une approche do it yourself qui n’est pas sans lien avec la crise économique qui frappe le pays depuis 2008. Alors que 36 % de la population grecque vit à la limite du seuil de pauvreté ou en dessous (432 euros par mois et par personne) et que plus d’un jeune Grec sur deux est sans emploi, les membres de Free and Real ont choisi de prendre leur destin en main sans espérer la moindre aide de l’État. “Au lieu d’attendre un changement, je suis mon propre changement”, ne cesse de répéter Apostolos.

Plutôt adepte des préceptes libertaires, le leader de Free and Real n’a jamais voté :

“Je suis contre le système tel qu’il est. Alors, à quoi bon ? Ce qui se passe en Grèce, Tsipras (le Premier ministre issu de la gauche radicale, ndlr), le jeu politique, ça ne m’intéresse pas. Tsipras est peut-être moins pire, moins corrompu que d’autres, mais le résultat sera le même. Le renouveau ne peut pas venir d’en haut. Il faut reprendre notre destin en main, sans espérer quoi que ce soit de nos dirigeants. Inverser la pyramide, en somme.”

Vie en communauté, absence de propriété privée, cueillette collective, partage égalitaire des tâches quotidiennes, repas pris en commun… Sur bien des points, Free and Real apparaît comme l’héritière des kibboutzim israéliens. Sauf que côté grec, le cadre idéologique est loin d’être le cœur du projet. Là où les tout premiers kibboutzim se fondaient sur des préceptes socialistes, l’expérience de l’île d’Eubée interroge plus le rapport de chacun à l’écologie que la politique en tant que telle.

“Nous ne sommes pas une arche de Noé. À terme, notre objectif n’est pas de vivre continuellement tous ensemble. Free and Real est plutôt une expérience qui s’enrichira des allées et venues des uns et des autres. J’espère créer d’autres centres dans le pays, développer un véritable réseau “universitaire” parallèle, alternatif. Mais il n’est pas question d’élever nos enfants en groupe, ni d’habiter ici pour le restant de nos vies.”

Au risque de voir le modèle décliner le jour où son charismatique fondateur, aujourd’hui seul aux commandes, ne sera plus là.

“Avant, j’avais tout ce qu’il fallait pour rendre heureux un capitaliste”

Sur les tenants et les aboutissants de la crise politique grecque, Apostolos n’en dira pas plus. Pour lui, la dépression foudroyante qui s’abat sur son pays reste de toute manière minime en regard des dangers que les hommes font courir à la planète :

“La “crise” n’est pas que grecque, elle est mondiale. Comment pouvons-nous continuer ainsi ? Avant, j’avais tout ce qu’il fallait pour rendre heureux un capitaliste : un travail bien payé, une belle maison, des meubles chers et une voiture. Aujourd’hui, à 37 ans, je ne veux plus de ça. J’essaie, à mon échelle, de prouver qu’autre chose est possible.”

Apostolos, 37 ans, fondateur de Free and Real © Daphnée Breytenbach (Apostolos, 37 ans, fondateur de Free and Real © Daphnée Breytenbach)

Pour l’instant, le militant se contente de petites victoires quotidiennes. Chez Free and Real, on se nourrit exclusivement en respectant un régime végétalien qui exclut toute chair animale ou produits dérivés, à l’instar du lait, du fromage ou même – pour les plus radicaux – du miel. Lorsqu’il persuade les visiteurs de suivre cette hygiène de vie, Apostolos savoure son succès.

“Cet été, un homme d’une trentaine d’années est venu suivre un workshop. Il était bedonnant, fatigué, avait une calvitie précoce. Après dix jours avec nous, à manger sainement, il se sentait déjà beaucoup mieux. Aujourd’hui, il me donne régulièrement des nouvelles, me dit qu’il poursuit sa diète et qu’il a déjà perdu une dizaine de kilos, se réjouit Apostolos. C’est pour ce genre de prise de conscience que Free and Real existe !”

Par contre, l’histoire ne nous dit pas si le visiteur a retrouvé ses cheveux après son passage sur l’île…

En matière d’alimentation au moins, la crise a eu du bon, estime le fondateur de Free and Real: “En Grèce, les gens sont traditionnellement carnivores et très peu soucieux des enjeux écologiques. Maintenant, ils prennent conscience de la nécessité de repenser autrement le quotidien et de protéger la seule chose qui compte vraiment : notre planète.” Ils sont d’ailleurs nombreux à avoir changé de vie après leur séjour sur l’île, à l’instar de ce couple qui a quitté Athènes et tout plaqué pour acheter une parcelle de terrain dans le Péloponnèse et cultiver des fruits et des légumes.

Survivre longtemps

Bien que le retour à la nature soit l’un des leitmotivs d’Apostolos, ce dernier est tout sauf un Robinson Crusoé des temps modernes. Développement durable, recyclage, jardinage et respect de l’environnement vont selon lui de pair avec une nécessaire maîtrise des nouvelles technologies. Le groupe communique quotidiennement sur les réseaux sociaux, finance ses installations grâce au crowdfunding et utilise des outils de construction à la pointe de la technologie.

“Nous avons 35 000 likes sur notre page Facebook et trois campagnes de crowdfunding réussies sur la plate-forme Indiegogo à notre actif !”

Pour lui, cette vie en ligne est surtout un moyen de faire connaître le projet bien au-delà des frontières grecques :

“Quatre mille personnes nous suivent au Brésil, vous imaginez ? C’est véritablement la preuve que les gens veulent vivre autrement, que les mentalités sont en train de changer.”

Cette jonction réussie entre pratiques hyperconnectées et démarche autarcique de retour à la terre n’est pas nouvelle. En 2011, pour dénoncer les abus du capitalisme financier et l’ultraconsumérisme, le mouvement Occupy Wall Street mêlait lui aussi un usage certain de la com’ numérique à un ancrage territorial bien périmétré, cette fois dans le cadre urbain du parc Zuccotti, à New York. Loin d’être technophobe, Apostolos, membre de la génération Y, estime qu’une maîtrise pointue des outils numériques ne peut que bénéficier à la cause écologique.

Modestie et originalité 

C’est d’ailleurs grâce à cette visibilité numérique que Jungmi Park a entendu parler du projet et décidé de rejoindre – en auto-stop – les bénévoles. Cette Sud-Coréenne de 29 ans, qui a entamé en 2014 un tour du monde sans argent qu’elle documente quotidiennement sur son blog, ne connaissait rien à la Grèce.

“J’ai passé presque dix mois en Angleterre et j’ai séjourné dans de nombreuses collectivités adeptes de l’écologie et du développement durable. Mais aucune n’était aussi moderne que celle-là”, affirme la voyageuse.

Habituée à fréquenter des mouvements plus radicaux, comme les Rainbow Gatherings, ces communautés éphémères et autogérées qui se réunissent chaque année simultanément dans plusieurs pays pour promouvoir des idéaux de paix, d’harmonie et de rupture avec le capitalisme, elle apprécie la modestie et l’originalité cultivée sur l’île d’Eubée.

“Ici, il n’y a rien de spectaculaire ou d’excentrique. C’est un projet sérieux, ambitieux et parfaitement dans l’air du temps. Ils sont suffisamment organisés et réfléchis pour survivre longtemps, ce qui est loin d’être le cas de tous les groupes de ce type.”

Une prédiction qu’Apostolos prend au pied de la lettre :

“80 % des projets utopiques s’arrêtent avant trois ans. Mais si tu passes le cap, c’est gagné, ça veut dire que ton modèle est le bon. Les Grecs n’en ont pas encore terminé avec Free and Real !”

Daphnée Breytenbach

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Ce papier a été publié dans le numéro 14 (décembre, janvier, février 2016) disponible en kiosques et dans leurboutique en ligne

 

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