Bruno Latour, philosophe

Ce Monsieur est davantage lu et écouté à l'étranger qu'ici. Depuis le début de cette crise, les médias les plus écoutés ont pris la mesure de ses écrits et de ses pensées.

 

 

La théorie "Gaïa" a été présenté par James Lovelock et je ne peux qu'inviter les lecteurs à chercher et à lire cet ancien livre : "La Terre est un être vivant".

"La Terre est vivante" James Lovelock

 

Gaia, la Terre mère, est-elle obligée d'aimer ses enfants ?

 

Weronika Zarachowicz

Publié le 03/05/13 mis à jour le 08/12/20

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Sous-estimé en France, le penseur Bruno Latour est une star à l'étranger, où il développe l'une des théories les plus avant-gardistes sur l'avenir de la terre : celle de Gaia, un système complexe, fini et capable de s'autoréguler. Qui pose la question de la survie non-plus de la planète mais des humains.

La scène se passe en février dernier, dans la très vieille et vénérable université d'Edimbourg. Une foule dense d'étudiants, d'enseignants, de curieux venus d'Ecosse et d'ailleurs se presse pour assister à un rendez-vous incontournable du monde intellectuel : les Gifford Lectures, des conférences sur la théologie, la philosophie et leur rapport à la science, données par la crème de la pensée occidentale depuis plus d'un siècle. Hannah Arendt, John Dewey, George Steiner, Richard Dawkins, Noam Chomsky, Henri Bergson ou Raymond Aron y ont dispensé leurs lumières. Et ce 18 février 2013, c'est un Français à l'œil pétillant et aux sourcils broussailleux qui ouvre son cours.

Bruno Latour est sociologue, anthropologue, philosophe, reconnu en France, mais un peu en catimini. A l'étranger en revanche, c'est une star – il est traduit en trente langues, et plus souvent cité sur Google que Michel Serres, l'un de ses maîtres. Il est admiré pour son œuvre foisonnante, qui empoigne la question de l'écologie et de la modernité, et dément « l'idée reçue d'une décadence de la pensée française », comme l'écrivait récemment le philosophe Patrice Maniglier. Pour les Gifford, notre philosophe aventurier affronte une figure mystérieuse et controversée : Gaia, qu'il propose de regarder « en face ». « Combien de fois, explique-t-il devant un auditoire captivé, m'a-t-on conseillé de ne pas utiliser le terme et de ne pas avouer que j'étais intéressé par les livres de James Lovelock ! »

Gaia, la déesse, Terre mère redoutable et toute-puissante de la Grèce archaïque, fleure bon les romans de l'écrivain de science-fiction Isaac Asimov, le new age et les néopaganismes. Mais Gaia, c'est surtout une déroutante hypothèse scientifique, formulée au début des années 1970 par un scientifique inventeur anglais, James Lovelock, et une microbiologiste américaine, Lynn Margulis : la Terre, selon eux, n'est pas une matière inerte.

Si la vie a pu y prospérer, c'est parce qu'elle constitue une énorme entité composée d'interactions entre différents écosystèmes, comprenant la biosphère terrestre, l'atmosphère et les océans. Chacune de ses composantes – physiques, chimiques, biologiques – interagit de façon à maintenir un environnement optimal pour la vie ! Bref, Gaia est un gigantesque « être vivant » capable d'autocontrôler sa température et la composition de sa surface, écrit Lovelock en 1974 (1).

D'abord rejetée comme « non scientifique » et non vérifiable, cette hypothèse révolutionnaire a peu à peu repris du galon. Plusieurs organismes scientifiques internationaux ont endossé la théorie d'un « système Terre », écosystème autorégulé à la surface de la Terre, somme de tous les autres écosystèmes en interaction. Parallèlement, les scientifiques ont confirmé que notre planète fait face à des changements environnementaux globaux, en passe de modifier la relative stabilité du climat que Gaia contribuait jusqu'ici à maintenir. La biodiversité se réduit. L'effet de serre augmente. Le climat se réchauffe à très, très grande vitesse.

On connaît la suite : création du Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) et ses nombreux rapports, prise de conscience générale, grandes conférences internationales sur le climat qui, l'une après l'autre, échouent... Rappelons les dernières prévisions : la température moyenne de la Terre, actuellement de 15 °C, pourrait augmenter de 3 à 4 °C d'ici à 2060, de 6 °C d'ici à la fin du siècle. Aucun chercheur n'ose imaginer les conséquences du scénario pour ceux qui habiteront la planète à ce moment-là, principalement nos ­enfants ou nos petits-enfants.

Mais on peut raconter l'histoire d'une autre façon, popularisée par un scientifique néerlandais, le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen : nous sommes entrés dans un nouvel âge géologique, l'anthropocène. Pour la première fois dans l'histoire de la Terre, l'anthrôpos – l'homme – est devenu la force géophysique qui modifie le plus la planète. L'être humain est déjà le premier agent de production et de distribution dans le cycle de l'azote ; avec la déforestation, il est l'un des principaux accélérateurs de l'érosion ; sans parler de son rôle dans le cycle du carbone, qui bouleverse la composition chimique de l'atmosphère !

« En l'espace de deux générations, depuis les années 1950, nous voilà confrontés à l'anthropocène : l'obligation de prendre en charge la biosphère et l'atmosphère, résume le philosophe Patrick Degeorges, chargé de mission au ministère de l'Ecologie. Nous sommes contraints de repenser l'histoire humaine à échelle géologique, à la fois vers le passé et vers le futur, puisque nos émissions de carbone nous engagent pour les prochains dix mille, voire cent mille ans. C'est un éclatement des horizons qui donne le vertige : littéralement, la Terre se dérobe sous nos pieds. »

Ce vertige, les géologues, les climatologues, les chimistes ne sont plus seuls à le vivre. Du côté des humanités, des philosophes s'y confrontent à leur tour et élaborent une pensée de l'anthropocène. On les compte sur les doigts des deux mains – Bruno Latour, Isabelle Stengers, Mary Midgley, John Baird Callicott, Catherine Larrère… Mais leurs textes font souffler un vent nouveau, ultra créatif et puissant, qui nous fait dépasser les simples injonctions techniques – éteignez les lumières, pensez à recycler, pensez à la planète. Leur ­pari ? Nous donner à voir ce que nous ne voyons plus, comme il y a quelques jours, par exemple, cette révélation (en une du New York Times, passée presque inaperçue chez nous) que la calotte glaciaire des Andes, au Pérou, a fondu en vingt-cinq ans, alors qu'elle avait mis mille six cents ans (au moins) à se constituer.

Pourquoi avons-nous tant de mal à réagir et à « faire attention », comme dit la philosophe belge Isabelle Stengers ? Tâche immense en effet que de sentir des changements « globaux » quand on n'est pas soi-même un être « global » ; de ressentir le « climat » quand les seules façons d'en parler sont des gigantesques modèles conçus par ordinateur. « C'est toute la difficulté du changement climatique ; nous ne pouvons en faire l'expérience en tant que tel, car c'est une construction, un grand récit scientifique qui reste déconnecté de la vie quotidienne, en particulier dans les mégapoles globalisées où conditions et modes de vie nous insensibilisent », explique Patrick Degeorge. Bref, nous autres modernes sommes incapables de regarder Gaia en face et de faire le deuil de nous-mêmes.

« L'anthropocène est le concept philosophique, religieux, anthropologique et politique le plus décisif jamais produit comme alternative aux idées de modernité », affirmait Bruno Latour en Ecosse. Quelques semaines plus tard, dans son bureau de Sciences Po, les yeux du philosophe pétillent toujours autant quand il évoque Gaia. « Au XVIe siècle, on a découvert l'Amérique. Au XIXe, on découvre non pas d'autres terres au sens d'une extension de l'espace, mais au sens d'une intensification de notre rapport à cette Terre. C'est aussi important et nous sommes aussi démunis face à cette découverte que nos ancêtres avec leurs idées médiévales. Ce qui m'intéresse aussi, c'est que l'anthropocène et Gaia sont deux concepts élaborés par des chercheurs de sciences exactes, extraordinairement plus en avance sur l'époque que toute une flopée d'intellectuels, de politiques, d'artistes qui ne s'intéressent qu'à l'histoire des êtres humains. »

Voilà le premier intérêt de Gaia pour les philosophes : mettre les pieds dans le plat de l'anthopocentrisme. Bouleverser l'habitude des modernes de ne parler que d'eux, à travers la nature et tous les « non-humains » (animaux, microbes, montagnes...), selon la formule de Bruno Latour. Nommer Gaia, selon Isabelle Stengers, c'est donner « un coup de vieux aux versions épiques de l'histoire humaine, lorsque l'homme, dressé sur ses deux pattes et apprenant à déchiffrer "les lois de la nature", a compris qu'il était maître de son destin, libre de toute transcendance. » Les humains ne sont pas le centre de la vie, pas plus qu'aucune autre espèce. Ils constituent « une partie qui croît rapidement dans un énorme tout ancien », écrit Lynn Margulis dans un article remarquable sur Gaia. Ils sont là, dans, avec et à côté de l'eau, de l'air, de la terre, à côté des bactéries, à côté des éléphants, à côté des microbes et des arbres de la forêt tropicale. Tous liés les uns aux autres. Mais l'homme y est à la fois plus puissant et plus fragile que jamais...

La théorie Gaia ouvre un monde d'une complexité et d'une richesse étonnantes, avec une multitude de portes d'entrée. Celle, par exemple, offerte par un Américain encore trop méconnu en France, John Baird Callicott. Ce maestro de l'éthique environnementale insiste sur la nécessité de préserver le bien commun et de trouver de nouveaux modes de coexistence entre humains et non-humains (plantes, animaux...), en tenant compte des relations d'interdépendance qui définissent Gaia et en proposant de « penser comme Gaia ». Le philosophe américain dessine un nouveau rapport à la nature, harmonieux et non plus conflictuel, une précieuse et ambitieuse extension de l'éthique pour remplacer le paradigme industriel qui a marqué la modernité. Et dès lors, c'est toute l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes qui s'en trouve transformée.

Bruno Latour pousse plus loin la nécessité d'une refonte, et sur d'autres bases. Sus aux paradigmes d'hier, auxquels les modernes, les Occidentaux s'accrochent déséspérement, à ces fictions progressistes qui dressent une frontière entre le scientifique et la politique, la nature et la culture. Bienvenue dans les « humanités scientifiques », situées au croisement des sciences et de la politique. Elles seules sont capables de nous faire explorer le chaos d'aujourd'hui, et surtout de nous apprendre à naviguer dessus. Et quel morceau de choix que Gaia, née sous les doubles auspices de la science et des humanités ! Cette théorie dont le nom fut soufflé au scientifique ­Lovelock par... un écrivain, son ami William Golding, auteur de Sa Majesté des mouches. Gaia, quatre petites lettres à la place de « système cybernétique à tendances homéostatiques telles que détectées par les anomalies chimiques dans l'atmosphère terrestre ». Et à l'arrivée un « affreux mélange » qui permet à Bruno Latour de livrer un con­centré fulgurant et inventif de l'oeuvre qu'il construit depuis trente ans autour des sciences, de la politique, du droit, de la religion, de la métaphysique.

Le philosophe aborde Gaia par une démarche... gaïenne ! Il croise, interconnecte, enrôlant dans ce voyage mental Walt Disney, le cinéaste hongrois Béla Tarr ou le philosophe allemand Peter Sloterdijk. Il nous offre des clés essentielles pour mieux cerner cette entité étrange, ni divinité ni nature : un « système science » ; un cosmos fini et « local » qui bouleverse radicalement la vision de l'univers infini, sans limites des modernes ; une Histoire en soi, succession d'événements que Latour nomme « géo-histoires », histoires mélangées et intriquées de tout ce qui existe sur la Terre ; et surtout une injonction à repenser la politique, si seulement « on prend au sérieux ce que nous dit Gaia, à l'époque de l'anthropocène ».

Prenons-la donc au sérieux. Et tentons d'interpréter ses messages. Gaia est en colère, elle prend sa revanche, affirme James Lovelock, devenu prophète du désastre dans l'un de ses derniers livres. « En empiétant sur l'environnement, c'est comme si nous avions à notre insu déclaré la guerre au système Terre. » D'où les cyclones Katrina ou Sandy, les grandes sécheresses, etc. Lovelock précise user d'une métaphore, mais est-ce la bonne, s'interroge Emilie Hache, jeune voix éloquente de la philosophie de l'écologie. « Il fait appel à cette métaphore guerrière pour nous faire (ré)agir, mais cette dernière nous engage-t-elle vers une façon d'agir intéressante, efficace ? Est-ce le type de relation dont nous avons aujourd'hui besoin ? » Imaginer une Gaia vengeresse nous amène en terrain glissant : comme si l'on savait ce qu'elle voulait, mais aussi comme si un tel scénario justifiait « une compensation, une punition et pourquoi pas la mort de l'humanité ».

On préfère la version de Lynn Margulis, finalement adoptée par beaucoup de philosophes : une entité ni protectrice ni malfaisante dans sa relation à l'humanité. « Gaia s'en sortira toujours, qu'on soit là ou non, c'est le processus bactérien qui continue, résume Catherine Larrère, la spécialiste française de l'éthique environnementale. Elle n'a pas besoin de nous, humains comme non-humains. Nous ne pouvons mettre fin à la nature, mais nous pouvons nous menacer nous-mêmes. » C'est ce qu'Isabelle Stengers appelle les relations dissymétriques. L'enjeu est de nous protéger, pas de sauver la planète. Ce qui bouleverse radicalement les perspectives, pour les écologistes et les autres. Bien traiter Gaia, qui se montre de plus en plus sensible et « chatouilleuse », qui réagit de plus en plus vite à nos actions, nous oblige à retrouver « l'art de faire attention » et à redevenir sensibles, nous aussi : non pas parce qu'elle serait fragile, mais parce que nous dépendons d'elle pour vivre.

Encore faut-il définir ce « nous », et s'ouvre là l'un des pans les plus vertigineux des Gifford Lectures de Latour. Car qui est l'homme de l'anthropocène ? Non pas cet anthrôpos unifié comme les modernes continuent de nous le présenter, mais des hommes aux intérêts contradictoires, aux cosmos opposés, des adversaires en guerre : bref, résume Bruno Latour, « nous sommes dans Babel après la chute de la tour géante » ! Pensons aux violentes controverses sur la réalité du changement climatique, qui opposent les scientifiques du Giec aux climato­sceptiques. Ces derniers ne sont pas « irrationnels », ce sont des adversaires politiques qui investissent des millions de dollars dans des machines de guerre – comme les think tanks – pour contester le réchauffement. Car ils ont compris que cette thèse et ses implications représentent la fin de leur monde, celui de l'énergie bon marché, celui de la croissance et de la consommation sans limite.

Cette vision prométhéenne d'un homme capable de modeler la nature à l'infini n'étant évidemment pas exempte d'intérêts matériels et financiers bien compris. « Logiquement et rai­sonnablement, ils résistent, ils se battent. » D'où la question fondamentale que Gaia nous oblige à affronter, la seule qui soit porteuse de solutions : quelle politique à l'âge de l'anthropocène ? « Nous devons identifier nos ennemis et nos alliés, les gens de Gaia, ceux qui ne se disent pas seulement "humains", poursuit Latour. Une fois cette décision prise (car c'est une décision), nous serons capables de reconnaître la multiplicité des peuples qui sont en conflit, un état de guerre, et ensuite on pourra parler de paix. Ce qui nécessitera de la diplomatie, des traités de paix... Ni la nature, ni Dieu n'apportent d'unité ni de paix. Mais "les gens de Gaia", ceux qui se disent "Terriens", peuvent peut-être devenir, eux, les artisans de la paix. » En attendant, avec ces Gifford Lectures, c'est bel et bien la première philosophie gaienne que Bruno Latour vient d'écrire. Et c'est, à l'image de Gaia, un monde effrayant et fabuleux.

(1) James Lovelock ne présente plus Gaia comme un « organisme » vivant, ayant une « finalité ».

La déesse Gaia, un mythe grec
L'hostilité des scientifiques à la théorie Gaia tient en partie à son nom, qui renvoie à la mythologie. Car Gaia, c'est la « Terre mère » originelle, déesse « aux larges flancs » de la mythologie grecque archaïque, héroïne de la Théogonie d'Hésiode. Née après le Chaos, Gaia est l'ancêtre maternelle des races divines et des monstres (mère des Titans et des Cyclopes, grand-mère de Zeus, etc.) : une déesse souvent cruelle et redoutable... 

À lire

Facing Gaia. A new enquiry into natural religion, Gifford Lectures, février 2013, de Bruno Latour
Ethique de la Terre, de John Baird Calicott, éd. Wildproject, 2010.
Ce à quoi nous tenons, d'Emilie Hache, éd. La Découverte, 2011.
Au temps des catastrophes, d'Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009.
Du bon usage de la nature, de Catherine et Raphaël Larrère, éd. Flammarion, 2009.
Ethiques de la nature, de Gerald Hess, éd. PUF (à paraître le 29 mai).

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