Sport et handicap

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Là-Haut

Extrait :

"C’est une journée magnifique, un ciel d’une pureté absolue, une neige étincelante. En altitude, les dépressions de la semaine passée ont déposé une extraordinaire poudreuse.

Cinquième descente. Aucune appréhension. La prothèse ne le limite pas. Il n’attaque pas encore totalement la pente, mais il sent que rien n’est impossible. Quelques sorties supplémentaires et les automatismes s’installeront de nouveau. Il a déjà remercié Lionel qui a insisté pour le filmer. Plusieurs personnes du groupe l’ont félicité pour son style et sa maîtrise. Lionel leur a révélé qu’il était guide. Il s’est raidi à cette phrase et une jeune fille a aussitôt rajouté.

« Vous allez pouvoir reprendre le métier. »

Il a répondu qu’il ne savait pas encore et son trouble, depuis, ne le quitte plus. Pour tous ces gens, rien ne l’empêche de parcourir de nouveau la montagne et d’y emmener des clients. Il ne laissait jamais l’idée lui effleurer l’esprit. Il en avait fait son deuil. Un de plus. Et là, sans aucune hésitation, cette jeune fille, Lionel et les autres gens du groupe se tournent vers lui et affirment qu’il est en pleine forme, que son style est impeccable, qu’on voit l’expérience du professionnel de la montagne. Il a la tête qui tourne.

Il descend la piste rouge des bosses sans aucune appréhension et sans même y penser réellement. Il est ailleurs, dans un univers lumineux de parois verticales. Bouleversé. Et c’est un nœud qui s’est délié dans son ventre.

Un peu plus tard, sur un télésiège, ses deux compagnons du moment, « rasta attitude » avec un débit de paroles étourdissant, lui demandent s’il a repris l’escalade, car ils aimeraient bien essayer. Amputés tibiaux tous les deux. Accident de moto. Ils en parlent avec une facilité qui le déconcerte et l’essentiel de leurs discussions se tourne vers de multiples projets. Rien ne semble les arrêter. Il répond qu’il doit d’abord s’y remettre avant de songer à emmener quelqu’un. Et un des deux skieurs, enthousiaste, ajoute : « Vu comment tu reprends le ski, ça posera aucun problème. » Et cet enthousiasme finit par le gonfler lui-même d’une certitude joyeuse. Il va tout recommencer, avec force et application. Il en sourit, tout seul, en tournant la tête vers les montagnes qui l’environnent.

« On a déjà fait une via ferrate à Aussois, avec Lionel, raconte le plus hirsute des deux. C’était génial. Le vide, ça nous plaît, mais l’escalade, ça doit être encore mieux. Dans la cité d’où on vient tous les deux, on n’a jamais eu l’occasion de faire des sports comme ça. Nous, c’était plutôt la course à pied avec les flics au cul. Mais alors depuis qu’on a perdu un bout de guibole qu’est-ce qu’on s’éclate ! »

Là, c’est trop. Ils en sont contents ! Il a du mal à y croire. Mais ils paraissent tellement naturels. Et hilares !

Lionel les attend au sommet de la piste.

« T’as fait la montée avec ces deux jobards ! Et ben, t’as pas dû t’ennuyer. C’est des fous furieux. Des comme ça, j’ai jamais vu. On leur ferait faire n’importe quoi pourvu que ça leur fiche la trouille. Des accros, je te dis. Si tu veux des mecs blindés pour aller en montagne, tu trouveras pas mieux. »

Les deux gars, à cet éloge, se tapent dans la main en remuant leurs dreadlocks et en gueulant un « yahou » à libérer toutes les avalanches du secteur.

Il ne peut s’empêcher de rire. Et les larmes aussitôt lui viennent aux yeux. Il refuse de dévoiler cette émotion incontrôlée et se lance dans la pente. Les deux joyeux lurons et Lionel se lancent à ses trousses. Il a les yeux embués et les essuie d’un geste rapide. Il sourit maintenant et s’amuse en entendant les efforts du trio qui le suit.

L’éclat de son rire. Comme une brèche dans un mur. Cette forteresse dans laquelle il s’était enfermé. Un prisonnier à l’air libre. Libre de rire et de se mêler à ses semblables, sans réticence ni crainte. Il ne saurait même plus expliquer les raisons de cet enfermement qu’il s’imposait. L’étourdissement du bonheur est un puissant antalgique. Un avenir totalement nouveau se dessine. Il peut approcher les êtres qui l’entourent. La solitude n’est plus une nécessité ni une pénitence, elle ne doit être qu’une occasion de repos et de retour vers soi. Toute sa perception de l’existence change. En quelques instants. Et l’image de la jeune fille surgit soudainement dans un éclair ébouriffant. Son visage auréolé d’une joie lumineuse. Il ne pue pas la mort comme il le craignait et avant d’être un amputé il est une personne dont la compagnie n’est pas rejetée. Il est aussi du monde des hommes. Et ses semblables sont toujours prêts à l’accueillir.

 

Ils mangent, tous réunis au soleil, assis sur des rochers dégagés par le vent et la douceur des derniers jours. Chacun profite du moment pour retirer sa prothèse et sécher la peau du moignon, affiner les réglages et la position de l’appareillage. L’étalage de jambe en matériaux composites dessine une étrange scène. Les dernières nouveautés techniques sont commentées, les expériences sportives des uns, les projets des autres. Il est très impressionné par le fait que rien ne semble les limiter. Ils sont tous à la recherche de solutions. Pas de regards attristés sur le passé, pas de nostalgie d’un temps lointain. La fusion du groupe et l’enthousiasme commun projettent les idées vers l’avant. Il se sent soulevé par cette ambiance joyeuse et positive, transporté vers les arêtes dentelées, gravissant des parois vertigineuses. C’est parce qu’il était seul qu’il ne pouvait imaginer autre chose que la marche vers des sommets arrondis. Tous ces compagnons du moment lui affirment qu’il n’y a pas d’autres limites que celles de l’esprit. L’un d’eux lui raconte l’histoire d’un alpiniste, un Polonais, amputé fémoral d’un côté et tibial de l’autre, qui a gravi le Mont Blanc l’été dernier. Lorsque lui tentait de gravir quelques marches.

« Et des cas comme celui-là, rajoute-t-il, il y en a tout de même pas mal. »

 Et chacun effectivement de raconter une histoire similaire dans le milieu du cyclisme, du ski, de l’escalade, de la voile, de la course à pied, du triathlon. Il est estomaqué. Bouleversé. Une jeune fille, à ses côtés, lui raconte le marathon de New York. Elle l’a couru l’an passé, vingt mois après son amputation. Elle était accompagnée par deux amis en fauteuil roulant. Tous les trois, ils ont fini l’épreuve.

Il sait que dans le centre de rééducation, il aurait pu rencontrer de telles personnes. Il n’a pas voulu les voir, il a rejeté toutes les approches. Il s’est enfermé dans son handicap. Sans jamais prendre en considération celui des autres. Il comprend à cet instant combien il s’est trompé et immédiatement se corrige en pensant que cette étape, pour lui, était peut-être nécessaire, qu’il n’aurait pas su profiter aussi pleinement de cette journée sans avoir connu auparavant cet état de solitude. Rien n’est à répudier, tout est à comprendre. Il veut tout du moins y croire."

 

 

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