JUSQU'AU BOUT : les enseignants
- Par Thierry LEDRU
- Le 24/02/2019
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"JUSQUAU BOUT "
EXTRAIT
« Ça vous dirait de marcher un peu avec nous, c’est toujours très bon avant d’aller dormir.
- Oui, volontiers, » répondit-il en se levant vivement.
Daniel prit la main de Laure. Connexion cellulaire. Il détourna les yeux. C’était trop pénible. Il regarda devant lui et sentit combien sa main était vide.
« Qu’est-ce qui vous montre que je peux avancer dans la connaissance dont vous parlez ?
- Il y a une chose dont nous sommes certains en vous regardant, c’est que vous n’êtes plus un observateur de la nature mais un participant, expliqua Daniel. Et ça, c’est essentiel. Pensez que quand vous observez quelque chose, vous vous mettez en retrait, vous cherchez à dominer votre sujet, vous gardez une distance qui vous permet, croyez-vous, d’analyser clairement chaque instant de votre observation. Par cette attitude, en fait, vous restez en dehors de votre sujet d’expérience. Pour comprendre la nature, il est impossible de se placer comme un observateur car il ne s’agit pas de la comprendre mais de s’y fondre. Il faut être un participant, comme une fourmi ou une fleur. Sinon, on ne sait rien. On croit savoir. Mais c’est une connaissance humaine, extérieure à la nature. C’est parce que l’homme s’est enfermé dans cette attitude qu’il se permet de détruire cette terre. Il ne se sent pas comme participant mais juste comme observateur et donc comme dominant. Vous n’êtes plus dans ce cas-là. Vous avez découvert la complicité. C’est la preuve aussi que vous commencez à distinguer votre essence de votre personnalité. Votre essence représente la part naturelle de votre individu, la part originelle, ce que vous ressentez par exemple quand vous contemplez la nature et qui vous bouleverse. Votre personnalité, c’est le résultat des pressions qui ont été exercées sur vous à travers les confrontations avec la morale, les autres individus et tout ce qu’ils transportent avec eux, qui ne leur appartient pas mais qu’ils considèrent pourtant comme personnel et qu’ils vont chercher à vous imposer, parfois inconsciemment comme dans la relation amoureuse, et souvent tout à fait consciemment, comme par exemple à l’école. C’est ce qui fait qu’un enfant est un être en voie d’extinction, non qu’il va mourir physiquement mais son essence va s’effacer devant la personnalité jusqu’à ce qu’il soit pleinement un adulte. C’est à dire un non-être.
- C’est terrifiant ce que vous dites. Je suis instituteur et je participe chaque jour à cette atteinte de l’intégrité des enfants. Même si j’essaie de faire en sorte qu’ils rentrent en classe avec le sourire et qu’ils en sortent heureux d’être venus, je ne peux m’empêcher de penser que mes repères d’adultes, mon éducation et mon intégration dans le monde vont leur servir d’exemple et les éloigner de l’essence dont vous parlez. Qu’est-ce que je peux faire dans une classe pour ne pas être un tueur d’enfants ?
- Un tueur d’enfants, c’est exagéré mais un étouffeur certainement. Le système est remarquablement bien construit dans sa perversité. Si vous voulez respecter le bonheur des enfants, leur joie de vivre et d’apprendre, leur essence même, qui en font des êtres aussi absorbants que des éponges, si vous voulez respecter cela vous n’êtes plus enseignant mais avant tout éducateur. Et c’est justement ce que les enseignants refusent dans leur grande majorité. Ils se considèrent avant tout comme des techniciens de l’enseignement.
- Moi je les appelle des techniciens de surface.
- Ah oui, c’est très bien trouvé ! L’individu et le moi réel ne les intéressent pas. Il leur fait même peur car eux-mêmes souvent ne sont rien, n’existent pas. Ils ne possèdent que leur savoir théorique et n’ont rien d’autre à donner et surtout pas de l’amour ou de la vie. Le seul bon enseignant, c’est celui qui parvient à faire travailler les enfants dans la joie. C’est le seul critère de réussite qui a une valeur réelle. Le reste n’a aucune importance.
-C’est ce que j’essaie de faire, coupa Pierre, mais la pression des programmes est redoutable.
-Nous le savons bien mais si nous nous y soumettons, nous perdons les enfants. Juste parce que nous avons peur de ne pas être reconnus. Un enseignant doit avant tout respecter l’essence de l’enfant. Lui révéler ce qu‘il est et ce qu’il aimerait devenir. L’extrême difficulté vient du fait que les adultes fonctionnent sur un critère que l’on nomme considération. Si vous prenez le cas d’un enseignant, il va s’identifier, bien souvent inconsciemment, à ce que les parents d’élèves, les autres enseignants, ses supérieurs hiérarchiques et la société en général, attendent de lui.
-Il continue en fait à reproduire indéfiniment ce que l’école lui a imposé quand il était enfant, intervint Laure. Il va donc gaspiller une énorme énergie pour s’identifier à ce groupe d’adultes qui l’entoure.
-Ce ne sont donc pas ses idées qu’il va développer, reprit Daniel mais des préceptes généraux, déjà reconnus par la masse. Même s’il y ajoute une touche personnelle, tout son travail restera axé sur cette quête de considération. Étant donné que ce concept est établi par un système généralisé et hiérarchisé, il n’existe aucune possibilité pour qu’un paradigme nouveau s’éveille. L’enseignement entre dans une standardisation rassurante pour l’ensemble des individus concernés. Sauf pour les enfants. Mais ce problème-là pour les adultes est secondaire puisqu’il s’agit pour eux de réussir à adapter les enfants à leur fonctionnement et jamais le contraire. Aujourd’hui dans les classes, on travaille à l’envers. On essaie d’affiner des techniques et on ignore l’amour. »
J'ai refusé d'obéir pendant trois ans. Trois ans de luttes administratives. Ils me l'ont fait payer cher. Ce qui a mes yeux justifiait la justesse de ma position.
CAHIER DE NUIT
495 pages de réflexions... Lorsque j'ai écrit à la Ministre de l'époque, sans passer par la voie hiérarchique, j'ai été convoqué quelques jours après par le premier adjoint de l'inspecteur d'académie. J'y suis allé avec ce "CAHIER DE NUIT".
"Vous n'êtes pas d'accord avec ce que je dis, vous pensez que je suis "malade". Non, c'est l'éducation nationale qui est malade."
387) DÉSERTION (février 2015)
Il y a environ trois cent mille enseignants du premier degré en France.
Depuis la mise en place de la réforme Peillon, ils sont confrontés à un nombre invraisemblable de problèmes très lourds à régler.
On ne compte plus les réunions. Enseignants, élus, parents d'élèves, associations...
Tout le monde œuvre à l'élaboration de planning, de bouclement de budgets, d'entretiens d'embauche, d'état des lieux des bâtiments susceptibles d'accueillir les enfants.
Branle-bas de combat.
En sachant pertinemment que tout cela n'évitera pas le désastre à venir.
J'ai entendu le président de la FCPE dire que cette réforme était ambitieuse et complexe et qu'il faudrait sûrement de nombreux ajustements et que ça prendrait du temps, un an, deux, trois peut-être...
Trois ans dans la vie d'un enfant de dix ans, est-ce qu'il s'est posé la question de savoir ce que ça représente ? Non. Il ne voit que son positionnement et sa propre analyse, (et surtout les subventions qu'il touche) totalement décorrélée de la réalité des enfants.
Un an dans la vie d'un enfant de dix ans, c'est donc un dixième.
J'ai 52 ans, cela représenterait donc plus de 5 ans.
C'est ainsi qu'il faut regarder cette période d'ajustements, la comparer à la vie d'un enfant...
Un an de troubles cognitifs, émotionnels, existentiels. Deux ans, peut-être trois...Un traumatisme irrémédiable.
Mais j'ai vraiment l'impression de parler dans le vide.
Tout le monde travaille à ordonner ce chaos.
Et je m'interroge. Pourquoi cette obéissance ?
Les raisons sont nombreuses : un attachement à un système qui a permis à ces enseignants d'obtenir un travail, une sécurité de l'emploi, un cadre de vie qui reste bien plus supportable que celui de l'ouvrier en usine...
Une certaine forme de respect pour cette "grande maison"...
La peur de l'avenir également.
Un enfermement professionnel étant donné que les gens de ma génération, nous n'avons que le BAC et notre diplôme d'instit. C'est à dire rien du tout...
J'ai eu mon 2ème RDV aujourd'hui avec le personnel de l'EN chargé de la reconversion des enseignants. Il n'y a rien, aucune solution...Un désastre.
Plus de budget, aucune prise en charge.
Prisonnier. Trente ans à enseigner, plus de mille élèves. Aucune valeur, rien, le néant. C'est comme du vide dans l'Univers. Inexistant.
Alors, tout le monde travaille.
Et c'est là que ça me pose un problème.
300 000 enseignants qui annonceraient au gouvernement qu'ils refusent catégoriquement d'appliquer cette réforme. Aucune menace de grève, aucun refus d'accueillir les élèves mais un blocus complet envers toutes les directives ; refus des inspections, aucun formulaire d'enquête, aucun document administratif, aucun retour. Tout à la poubelle. Aucune conférence pédagogique, ni en présentiel ni en virtuel (oui, c'est ainsi que ça va se passer désormais, conférences sur le net...). Aucun effectif communiqué. Un blocus.
Les enfants seraient accueillis, le travail serait fait, les parents soutiendraient l'action commune des enseignants.
Nous serions tous en faute professionnelle. Trois cent mille fonctionnaires.
Une désobéissance civile, une "désertion" administrative.
Que pourraient-ils les politiciens ? Sanctionner 300 000 fonctionnaires ? 300 000 électeurs ?...
M Peillon agiterait la responsabilité, il jouerait sur la culpabilisation et sur la peur.
Mais les parents verraient que le travail avec les enfants est fait. Aucune sanction morale ne serait appliquée par la population.
De quoi ont-ils peur les enseignants ?
De perdre leurs prérogatives, leur sécurité, peur de s'opposer à la hiérarchie ? Peur de trahir Dieu le Père ?
Et les enfants ?
Qui pensent aux enfants ?
Finalement, le corps enseignant est un corps d'armée. Pas question de se pencher sur les victimes du conflit.
"Ne pense pas, tais-toi et obéis aux ordres. "
Je ne cautionnerai pas ce massacre. Plutôt crever.
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