JUSQU'AU BOUT : Merci Léo.
- Par Thierry LEDRU
- Le 09/10/2011
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Léo, notre dernier garçon, a lu "Jusqu'au bout."
"425 pages en trois jours, impossible de m'arrêter. J'en rêvais la nuit."
Aucune réponse d'éditeur n'aura jamais cette puissance-là pour moi. Rien ne sera jamais aussi beau.
EXTRAIT
"Les jours suivants, il fut frappé par la célérité avec laquelle tout s’enchaîna. Comme un dénouement en accéléré. Une barque dans un courant puissant, sans rame, sans gouvernail, juste emportée dans une direction inconnue. Il avait descendu l’embarcation jusqu’à l’eau, croyant dès lors être maître du parcours à venir. Incroyable cette prétention humaine. Il se promit d’être plus vigilant, plus honnête avec lui-même. Il sentait bien, lorsque la clairvoyance l’envahissait, que rien ne lui appartenait vraiment. La vie n’était qu’une succession de réactions en chaîne. Et comme une boule de flipper constamment renvoyée aux quatre coins du jeu, l’individu, pour ne pas sombrer dans la folie se persuadait que le chemin était choisi. Espérant simplement que le maître de la partie aurait suffisamment de classe et d’adresse pour que les coups s’éternisent. Que ce maître s’assoupisse un instant et c’était la catastrophe. Tilt, game over et le tour était passé. Au suivant. Quelle dérision ! Naître dans un beau jeu, bien décoré, offrant de multiples épreuves, vibrer follement à chaque accélération, s’efforcer de toute son énergie à éviter la sortie, voilà les seuls bonheurs de cette existence. Il trouva qu’il avait eu la chance d’être tombé dans une belle partie. Que son parcours jusqu’ici lui avait offert quelques satisfactions, puis la grande découverte, le grand amour et qu’il lui restait à sortir le grand jeu, usant pleinement de ses expériences pour atteindre le jackpot ! Il n’en était pas loin. Tout s’accélérait. Il faudrait rester lucide. Le meneur de jeu ne supporterait aucune faiblesse. Mais est-ce qu’il y avait réellement un meneur de jeu ? Ce n’était pas lui en tout cas, trop de paramètres lui échappaient. Alors qui ? Dieu ? Il n’y croyait pas. Celui-là n’avait été inventé que pour combler l’absence d’explication et permettre surtout aux instigateurs du mensonge de s’enrichir. Il suffisait de regarder le Vatican. Le hasard alors ? Oui, peut-être, juste le hasard. A chaque décision, plusieurs directions se dessinaient et selon la météo, l’humeur du moment, les rencontres sur le chemin, autant de circonstances incontrôlées, l’une ou l’autre de ces possibilités seraient mises en avant et les autres délaissées. Et cette solution appellerait d’autres dénouements, d’autres options à venir. Et dans ce perpétuel imbroglio, l’individu s’efforcerait de se rassurer en affirmant jour après jour, que telle décision était la bonne ! Vaste supercherie. Rien ne nous appartenait et rien n’était écrit. Dieu n’y était pour rien et l’homme non plus. L’homme peut-être un peu plus, tout de même. Parfois, ne prenait-il pas certaines décisions, totalement inattendues, bousculant l’ordre logique des choses en cours, des décisions laissant les proches ou même la communauté entière totalement abasourdis ? Il chercha un exemple et pensa à Bernard Moitessier dans la course en solitaire autour du monde, qui décide de continuer, alors qu’il est en tête, et de ne pas rentrer au port, « pour sauver son âme ». Ca, c’était grand ! Il ne devait cette décision à personne d’autre que lui. Il n’y avait pas eu de hasard. C’était un acte pleinement volontaire, au-delà de la raison, quelque chose qu’il avait construit en réaction à une vie en société qu’il rejetait, à des valeurs qu’il ne reconnaissait pas. Oui, mais alors, il n’avait fait que réagir à une situation qui ne lui convenait pas. Tous ses actes avaient été déterminés par une mise en scène extrêmement compliquée dans laquelle il avait essayé de glisser une petite part de volonté. Sa décision n’était pas neutre, elle lui avait été imposée, ses actes avaient été déterminés par la lutte qu’il avait engagée contre des concepts qu’il haïssait.
C’était effrayant.
Il se sentit comme une plume aux vents. Les réflexions s’enchaînaient à une vitesse étourdissante.
Notre vie ne nous appartenait pas et elle n’appartenait d’ailleurs à personne. L’essentiel, finalement, étant d’en être conscient et de gérer ce drame du mieux possible. Ni dieu, ni maître, ni rien du tout. Qu’une boule de flipper lancée, par hasard, dans une partie que personne ne contrôle, et où chaque péripétie entraînera d’autres péripéties, nullement choisies, justes subies, et dont la boule essayera de se sortir du mieux possible ou plutôt, avec le moins de mal possible, et avec parfois le sentiment prétentieux d’avoir pris une décision supérieure, d’avoir atteint le plus haut degré de conscience. Non, c’était affreux, un cauchemar. Il devait essayer de contrôler le jeu ! Au moins une fois, dans une circonstance, juste une, quelles qu’en soient les conséquences, mais qu’il puisse se dire, avant la fin, « ça c’est à moi. » Même s’il ne s’agissait que d’une réaction contre un système, qu’une révolte contre la dictature permanente des jours qui défilent hors de toute maîtrise, il devait au moins une fois montrer son opposition. Ce serait certainement dérisoire par rapport à toutes les années de soumission mais ce serait enfin un acte relativement personnel.
Il songea à sa rencontre avec Birgitt et Yolanda. Tout était du hasard. Depuis son départ de l’école, le passage au lac Charpal, l’arrivée dans les Landes. Pourquoi là et pas un peu plus loin ? Seul l’instant où il était parvenu à leur adresser la parole, à leur donner envie de s’arrêter, avait marqué le sceau de sa volonté. Quelques secondes. Il lui avait fallu pratiquement un an de dérives pour y parvenir.
A vingt et une heures, il se gara devant la maison de Nadine et François.
Ils l’accueillirent chaleureusement.
« Qu’est-ce qui t’amène Pierre ? Tu aurais dû venir plus tôt. Tu aurais goûté un poulet maison !
- Ca sera pour une autre fois. Je ne voulais pas venir trop tôt, je préfère que Léo n’entende pas ce que j’ai à vous dire.
- Il y a un problème avec Léo ? s’inquiéta immédiatement Nadine.
- Non, non, aucun problème. Ca concerne toute la classe. »
Ils s’installèrent dans le salon et devant l’air soucieux de Pierre, ni l’un ni l’autre ne pensèrent à proposer une boisson.
« Je ne vais pas rester au Cap Fréhel, lança-t-il immédiatement. Je veux emmener les enfants en Ardèche. Je voulais vous prévenir parce que je sais qu’avec vous Léo est heureux. Il n’a pas les mêmes besoins que les autres enfants de l’école. »
Nadine et François restèrent stupéfaits.
« Je ne préviens pas les autres parents, je sais que Miossec refuserait et toutes les autres familles avec lui. Mais moi, je veux partir quand même.
- C’est un enlèvement ! Tu ne peux pas faire ça. Tu vas avoir des ennuis terribles ! s’exclama François.
- Oui, je sais mais ma décision est prise. Je ne peux pas faire autrement. Ca serait trop long à expliquer. Et puis moi-même, je ne suis pas certain d’avoir tout compris. Je sais qu’il faut que je le fasse. C’est tout. Je dois énormément à ces enfants et je veux leur donner quelque chose d’inoubliable.
- Parles-en à Miossec, explique-lui. Peut-être qu’il acceptera, intervint Nadine.
- Tu sais très bien que c’est sans espoir. L’Ardèche, c’est trop loin. En plus, ce type me déteste et il est ravi que je m’en aille. Que l’école ferme, ça il s’en fiche. Tout ce qui compte pour lui, c’est que je dégage. Je resterai là-bas deux semaines au maximum. J’enverrai une lettre aux parents pour leur dire qu’il n’arrivera rien à leurs enfants, que je veux juste leur donner quelques jours de vacances. J’arriverai à leur expliquer.
- L’inspecteur va te tomber dessus, reprit François. Tu vas perdre ton boulot.
- Il ne pourra rien dire puisque je partirai là-bas pendant les grandes vacances. Ca ne sera plus pendant le temps scolaire. Ca ne le regardera plus.
- Et les gendarmes, ils vont te retrouver, ajouta Nadine affolée.
- Impossible. Cette région de l’Ardèche, je la connais par cœur. Le coin où je veux aller est absolument introuvable pour quelqu’un qui n’est pas du pays.
- Et si les enfants veulent rentrer ?
- Alors je les ramènerai.
- Tu n’as pas peur qu’ils se fassent punir ou même frapper ? Tu connais Miossec, s’inquiéta Nadine.
- Non. Dans la lettre, je dirai que je les ai obligés à me suivre.
- Tu vas finir en prison, dit François, désespéré par l’entêtement de Pierre.
- Oui, c’est possible. Mais ça en vaut la peine. Pour les enfants et pour moi. Et puis, je n’y crois pas. Les parents verront bien que les enfants étaient heureux et que je ne leur ai fait aucun mal.
- Et s’il t’arrive un accident là-bas. Personne ne vous retrouvera. Les enfants devront se débrouiller. Ca peut très mal se terminer. Pourquoi tu ne prends pas quelqu’un avec toi ? Je peux partir quelques jours si tu veux, proposa François.
- Non, merci François, ce n’est pas nécessaire. Il ne m’arrivera rien et je veux être libre. Je veux me retrouver avec les enfants, juste les enfants.
- J’ai vraiment très peur de la réaction de Miossec, reprit Nadine. Pour lui, ça sera comme un affront. Il va devenir fou !
- Je sais, mais j’ai bien l’intention de dire aussi comment il traite Olivier et David. »
Nadine posa la main sur la jambe de François. Ils se regardèrent.
« Ecoute Pierre, il faut qu’on en parle Nadine et moi. Il faut qu’on réfléchisse. »
Il s’efforça de ne pas relancer la discussion.
« Bon, comme vous voulez, dit-il en se levant. Je vous laisse. »
Ils le raccompagnèrent à la porte et le saluèrent. Leurs regards fuyants trahirent leurs pensées. Il leur tourna le dos rapidement. Il sentait gonfler une colère terrible, quelque chose qu’il ne saurait peut-être pas contrôler…Il démarra et rejoignit le petit bois où il passait ses nuits. De longues heures fébriles attisèrent, par-delà le besoin de sommeil, des rancœurs chargées de doutes.
Le week-end servit aux derniers préparatifs. Nadine et François ne passèrent pas à l’école et par peur de ce qu’il s’attendait à entendre, il n’alla pas les voir. Demain tout s’éclaircirait.
Lundi matin, huit heures trente. Les enfants avaient posé leurs sacs dans la cour. Il manquait Léo, Olivier et David. Il demanda à Bernadette de garder les enfants en classe. Il monta dans le fourgon et démarra en trombe. Tout s’accélérait. Il l’avait prévu. Il l’avait senti.
Les pneus crissèrent sur le gravier de la cour au moment où François sortait sur le perron.
« Ah, Pierre, justement j’allais à l’école ! »
Le ton enjoué sonnait faux.
François tendit la main et l’entraîna vers le potager.
Pierre jeta un regard inquiet vers les fenêtres aux rideaux tirés. Pas de Léo. Il décida de laisser son père s’expliquer.
« Vous partez maintenant ? demanda François, la voix hésitante.
- Oui, tous les enfants sont prêts, il ne manque que Léo, mentit-il. Qu’est-ce que vous avez décidé ? »
La réponse s’affichait dans les yeux baissés. Par-delà sa colère, il éprouva un étrange plaisir à accentuer le malaise. Il s’arrêta.
« Alors, lança-t-il, agressif, Léo, il vient ou pas ?
- Non, c’est impossible, murmura François. On pense que c’est trop dangereux. Léo est trop petit pour être mêlé à tout ça. Miossec va devenir fou. Tu comprends Pierre, il…
- Ca va, te fatigue pas. J’ai compris, vous ne me faites pas confiance.
- Non, c’est pas ça.
- Mais si, c’est ça. Tu peux le dire. Et je suppose que je ne peux pas voir Léo.
- On n’aimerait mieux pas. »
Il repartit rapidement vers la maison. François se précipita derrière lui et le rattrapa.
« T’as peur de moi, tu me prends pour un fou, hein ? C’est ça ? Tout ce que j’ai fait avec Léo, vous l’avez oublié. Vous m’empêchez de finir mon travail. Voilà ce que vous faites. Et c’est vraiment dégueulasse. Vous me dégoûtez tous les deux. J’espère que Léo vous le fera payer cher ! »
Sans attendre de réponse, il monta dans le fourgon et repartit furieusement vers l’école. Un bref instant, quelques secondes brûlantes, il avait senti combien il lui serait facile de tuer François. Il avait pensé à Léo pour s’obliger à prendre le volant.
Il savait que des problèmes surgiraient mais il ne s’attendait pas à cette trahison.
Il arriva à l’école. Olivier et David n’étaient toujours pas là.
Avec les enfants et Bernadette, il commença le chargement de la remorque.
« Si dans un quart d’heure, ils ne sont pas là, je vais les chercher », pensa-t-il.
Ils entassaient les caisses de nourriture quand Olivier, essoufflé, entra dans la cour. Le côté droit du front portait un pansement.
« Olivier, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Où est David ? »
Tous les enfants entourèrent le garçon. L’air violemment aspiré refoulait au fond de la gorge des mots hachés.
« C’est …Papa…Il a enfermé David…Avec la truie…Elle a des petits, elle est mauvaise.
- Nom de Dieu ! Bernadette, vous gardez les enfants. Je vais le chercher. »
Il courut au fourgon, prit l’appareil photographique et vérifia qu’il était chargé.
« S’il a fait du mal à David, je le tue », pensa-t-il en fonçant vers la ferme.
Il s’arrêta à une cinquantaine de mètres de l’exploitation, longea un bâtiment puis, droit devant lui, il entendit les grognements des cochons. Il s’élança, la haine dans ses poings serrés. Il poussa violemment le battant en bois et entra. L’endroit était sombre. Il saisit une fourche appuyée contre un mur. L’arme lui convenait parfaitement et il n’hésiterait pas à s’en servir. La puanteur brûlait le nez et coulait dans la gorge comme une bile ravalée.
« David !! Où es-tu ? cria-t-il. C’est moi, Pierre ! »
L’enfant se redressa.
« Je suis là ! »
Il se précipita. David, retenu par une corde entre les quatre murs en béton, s’était écarté de la truie affalée sur le côté. L’animal leva la tête et grogna sans conviction. Une horde de cochonnets excités luttait pour obtenir une place contre les flancs gonflés.
Pendant quelques secondes, il resta pétrifié. Il aurait pu tuer Miossec, là dans l’instant, sans aucun scrupule, ouvrir son ventre de monstre à coups de fourche et le regarder se vider au milieu du purin mais le tortionnaire n’était pas là. Il jeta son arme. Il faillit oublier les photos. Il cadra en essayant d’arrêter les tremblements de ses bras. Sur les joues de l’enfant, il vit briller les traces séchées des larmes. David le regarda sans comprendre. Pour les trois prises, il changea d’angle de vue, espérant transcrire toute l’horreur de la scène. Enfin, il enjamba le panneau de bois. Il entreprit de dénouer la corde serrée autour du poignet. L’enfant s’était blotti contre lui. Sa poitrine tressautait encore.
« C’est fini David, tu vas venir avec moi. »
Il eut du mal à le libérer. La peau était meurtrie par les fibres rugueuses des liens.
Il reprit la fourche. Ils sortirent et se dirigèrent vers la maison d’habitation.
« Où sont vos sacs avec vos habits ?
- Dans le couloir, en bas. Ils sont prêts mais papa voulait plus qu’on parte. Ce matin, il était très en colère. »
La mère Miossec apparut sur le pas de la porte.
« Qu’est-ce que vous faites là ? cria-t-elle en regardant la fourche et son enfant caché derrière l’instituteur.
Pierre crut revoir la truie.
« Votre mari, il est là ?
- Non, il est aux champs. Qu’est-ce que vous faites avec le gosse ?
- Je l’emmène. Et Olivier aussi. Vous direz à votre mari que j’ai pris des photos de David avec la truie. S’il me cherche des ennuis, je donne tout à un journaliste.
- Vous n’avez pas le droit de prendre mes enfants ! s’insurgea la bonne femme.
- Je vous emmerde ! »
L’enfant restait blotti derrière Pierre qui avançait vers la mégère.
« Je veux les affaires des enfants. »
Le gros tas de chairs molles recula dans le couloir. Il entra, laissa tomber la fourche et saisit rapidement les deux sacs. Il mourrait d’envie d’écraser la figure rongée par la vinasse. La viande tremblante devant lui puait un mélange de peur, de haine, de sueur et d’alcool.
« Vous n’avez pas le droit, répéta-t-elle, indignée et craintive.
- Et vous, vous avez le droit de maltraiter vos enfants ? Vous êtes bien leur mère non ? Comment pouvez-vous faire des choses pareilles ?
- C’est pas moi qu’ai enfermé le gosse, c’est mon mari. Si je dis quelque chose… »
Elle ne finit pas sa phrase mais il savait ce qui s’y cachait.
Un jour, il tuerait Miossec. A cet instant précis, il en fut persuadé. Il s’étonna même d’avoir pu laisser vivre un tel monstre et se le reprocha.
Ils sortirent et coururent au fourgon.
Quand ils arrivèrent à l’école, le chargement était fini. Il expliqua à Bernadette ce qu’il avait vu. Il savait ainsi que l’histoire ferait le tour du village en vingt minutes.
Tout le monde embarqua et ils prirent la route.
« Au petit déjeuner, papa était très énervé expliqua Olivier. Il se moquait de nous en disant que l’école était finie et qu’après la semaine à regarder…chier les oiseaux, on ne te verrait plus et que l’année prochaine tout le monde se moquerait de nous parce qu’on n’aurait rien appris. Il n’arrêtait pas de dire des méchancetés sur toi et il parlait de plus en plus fort. David a commencé à pleurer et moi j’ai dit que c’était dommage si on te voyait plus parce que toi, au moins, tu étais gentil. Alors il m’a envoyé une baffe et je suis tombé sur le bord de la cheminée. David a crié quand il a vu que je saignais et il a pris une baffe aussi. Maman m’a pris et m’a amené chez le docteur à Rostrenen.
- A Rostrenen ! Pourquoi pas à Plémet ? C’était plus près.
- Ben oui mais elle avait peur que tout le monde me voit et qu’on me pose des questions. Elle a même voulu que je dise au docteur que je m’étais fait ça à l’école parce que mon maître nous surveille pas. Mais moi j’ai pas voulu. Alors quand on est rentré, elle m’a enfermé dans ma chambre. Mais moi je suis sorti par la fenêtre, ça arrive sur le toit et je suis descendu par la gouttière. J’avais déjà fait ça avant. Ca me fait pas peur. Maman elle m’avait dit que papa avait mis David avec la truie. J’ai eu peur qu’il m’attrape. Alors je suis venu à l’école.
- T’as bien fait Olivier, tu n’aurais pas pu délivrer David. Même moi, j’ai eu du mal à défaire les nœuds. »
Les autres enfants étaient terrorisés par ce récit et Rémi avait mis une main amicale sur l’épaule d’Olivier.
« Moi, je sais pourquoi il était énervé, continua Olivier. Quand il a mis David avec Josiane, Josiane c’est la truie, expliqua-t-il, il a dit à maman qu’il faudrait peut-être abattre toutes les dindes si c’était vraiment la maladie comme il a dit le vétérinaire. Je sais plus comment c’est le nom mais c’est très grave parce que toutes les dindes peuvent l’avoir. Alors, il faut toutes les tuer et les brûler. Il a dit ça à maman et qu’il en avait marre d’avoir que des emmerdements, qu’il avait bien traité le bâtiment et les volailles pour qu’il y ait pas de microbes et que le vétérinaire, c’était un con. »
Pierre s’aperçut que l’enfant n’utilisait jamais le mot « papa. » L’image qui s’y rattachait contenait sans doute trop de cauchemars.
Il tuerait Miossec.
Olivier et David n’en souffriraient pas. Ce n’était pas un père.
« Olivier, j’aimerais que tu me dises si vous avez été déjà frappé, avant aujourd’hui.
- Oh oui ! des tas de fois, avoua difficilement l’enfant. Avec le martinet. Sur les fesses. Et puis des baffes aussi.
- C’est arrivé souvent cette année ?
- Oui.
- Tu ne voulais pas me le dire ?
- J’avais peur. Je pensais qu’après, ça serait encore pire. Je ne savais pas si tu pourrais faire quelque chose. »
Le dégoût qui l’envahit à ce moment, il ne l’oublierait jamais, il le poursuivrait jour et nuit, il en était certain car il n’avait rien vu, il s’était égaré sur des chemins égoïstes quand deux enfants souffraient, heure après heure, il en garderait la charge, il en garderait le fardeau, comme une pénitence, il le savait et ne le refusait pas, il resterait vigilant maintenant, écouterait chaque parole, approfondirait chaque geste, chaque regard, cherchant la souffrance cachée, cherchant le drame quotidien. Le monde en était rempli de ces enfants martyrs, de ces enfants battus, terrorisés, traumatisés, de ces enfances volées, anéanties par des folies d’adultes.
Il tuerait Miossec comme il tuerait tous les autres. C’était la seule chose à faire, la seule issue, le rétablissement de la paix passait par cette extrémité, la paix des enfants, les sourires d’enfants heureux, c’est tout ce qu’il désirait, personne ne s’y opposerait plus jamais.
Des sourires d’enfants heureux.
Elle était là sa quête.
Des sourires d’enfants heureux.
Il essuya les larmes, il ne voyait pas la route.
« Pardon les enfants, je n’ai rien vu, pardon. Si vous saviez comme je vous aime. »
Marine le regarda. Elle vit une larme rescapée descendre lentement.
« Nous aussi, on t’aime Pierre. »
Il n’y résista pas. Cette voix si douce, si belle, si vraie, balaya ses dernières résistances. Il sentit que toutes les tensions des dernières heures se brisaient. Il arrêta le fourgon sur le bas côté, coupa le moteur et s’effondra sur le volant.
Eux non plus n’oublieraient rien.
C’était de ces moments qui sont comme une naissance, qui restent dans les âmes comme une mémoire fossilisée.
Ce silence entre chaque sanglot, le maître cachant son visage dans ses bras et la même phrase toujours répétée. D’une voix cassée. Ils ne l’oublieraient jamais.
« Si vous saviez comme je vous aime. »
Marine osa poser une main sur les cheveux de Pierre et les caressa doucement. A l’arrière du fourgon, personne ne bougeait. Fabrice avait pris son sac et le serrait contre son ventre comme s’il essayait d’y évacuer une partie des émotions trop fortes qui l’étreignaient. Tous cherchèrent une aide. Pas de mots, juste quelques gestes répétitifs, un ongle rongé, une boucle de cheveux enroulée sur un doigt, une jambe qui tremble inlassablement. David pleura, silencieusement.
Tant de journées perdues, tant d’actions remises à plus tard, tant de fuites, tant de dérives absurdes, tant de lâcheté aveugle alors que les enfants souffraient partout dans ce monde, que des sourires d’enfants étaient morts, que des larmes coulaient dans l’obscurité des chambres closes, que des vies juste entamées étaient déjà broyées, que les jours n’étaient que des cauchemars inlassablement répétés. Et pas moyen d’y échapper en ouvrant les yeux car les yeux étaient déjà ouverts.
Peu à peu, le dégoût s’éteignit et la haine s’imposa.
Il tuerait Miossec comme tous les autres.
Il fallait sauver les enfants.
Des sourires d’enfants heureux.
C’était sa mission.
Le tuteur contre lequel sa vie pouvait trouver la force de s’appuyer.
« Quand je cesserai de m’indigner, j’aurai commencé ma vieillesse. » Gide l’avait dit. Avec eux, il ne pouvait plus vieillir. Il entamait un long chemin, plein de lumière.
A chaque indignation, il tuerait et il savait qu’il avait raison. Les lois ne protégeaient pas les enfants. C’était des lois d’adultes. Sans amour. Juste des textes de lois. De la mort immonde derrière laquelle se cachaient les faibles. Lui serait la force, l’armée des enfants. La haine à l’état pure puisqu’ils ne pouvaient eux-mêmes se battre.
Il releva la tête. Marine retira sa main. Il la regarda avec tout l’amour dont il était capable.
« Merci, merci, vous m’avez donné la vie. Vous tous. Je regrette juste que Léo ne soit pas là. Vous lui expliquerez ce que je vous ai dit. Vous saurez le faire, j’en suis certain. J’ai été long à comprendre l’importance de cette année, l’importance de notre rencontre. Je n’oublierai jamais. Je sais ce qu’est l’amour maintenant. Il n’y a que les enfants qui savent le donner. Par pitié, ne disparaissez pas, restez vous-mêmes, ne vous oubliez pas, ne vous abandonnez pas à la faiblesse des adultes. Vous possédez la seule issue à ce monde. C’est l’amour. Juste l’amour. Pas celui des adultes. Celui-là est faux. Il n’a pas de cœur, il n’a qu’une raison. Et se faire une raison à aimer, c’est le contraire de l’amour. L’amour n’a aucune règle. Il est la liberté. La seule avec la mort. »
Quand le calme fut revenu, que les douleurs aiguës eurent abandonné son corps fatigué, il pensa combien Birgitt et Yolanda avaient su préserver leurs âmes d’enfants, combien la joie qui les habitait était restée pure, spontanée, communicative. Il aimait deux enfants dans deux corps de femmes. Elles n’avaient jamais perdu l’envie de découvrir, de jouer, de rire, d’apprendre, de donner de l’amour, à chaque jour, et de vivre dans la beauté. Et dans le calme, comme un petit enfant solitaire assis dans un coin et qui invente avec un bout de bois, un caillou brillant, une peluche adorée, une vie belle et douce, joyeuse et animée."
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