Un instant
- Par Thierry LEDRU
- Le 22/11/2012
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Je me suis inscrit à un concours littéraire sur le thème : "Un instant".
J'ai cherché dans les kilomètres de pages que j'ai écrites.
Un sujet qui me touche particulièrement.
Je fais une distinction entre le présent et l'instant présent.
Je lis parfois qu'il faut rester dans l'instant présent. Je pense que pour y parvenir, il convient au préalable d'avoir identifié le présent et d'avoir appris à en nourrir l'instant présent.
Vivre dans le présent consiste à unifier en soi les expériences du passé et à s'en servir pour les projets à venir.
Mais lorsqu'il s'agit d'être dans l'instant, le présent n'existe plus. L'instant présent est une dimension intemporelle.
C'est ce que j'ai cherché à traduire dans les textes suivants.
INTEMPOREL
Cet été, j'ai fait mon premier vol biplace en parapente. Très impressionnant. On n'imagine pas quand on les regarde d'en bas à quel point ça peut brasser quand on monte de sept mètres par seconde dans un thermique... Il vaut mieux ne pas avoir chargé l'estomac avant.
Mais là n'est pas l'essentiel.
Pour rejoindre le décollage, tous les participants prennent une navette, un minibus de neuf places. Douze kilomètres de montée sur une route sinueuse et étroite. Je me suis assis sur la banquette du fond aux côtés de mon plus jeune garçon et de son amoureuse. Tous les autres passagers étaient des adultes. Les gens parlaient entre eux pendant que les deux adolescents à mes côtés se câlinaient en se regardant dans le fond des yeux.
Sans rien fixer de précis, les yeux envahis par les immensités et les couleurs des montagnes, je regardais rêveusement le paysage par la fenêtre et j'écoutais d'une oreille distraite les quelques échanges qui me parvenaient : des vols merveilleux au-dessus des montagnes, une nouvelle voile performante, la prochaine compétition, un nouveau site à découvrir, des voyages, un accident... Des discussions de passionnés à d'autres passionnés.
A la sortie d'un virage dans lequel je trouvais que le conducteur était passé très près du fossé, j'ai senti que je n'étais pas là.
Une impression indéfinissable. Soudaine. Un vide étrange, un instant suspendu, comme si je n'existais pas. Je sentais bien que quelque chose était là puisque "je" voyais le paysage, que j'entendais les discussions, que je me faisais des remarques sur le conducteur... Mais je ne parvenais pas à avoir une image de celui qui vivait tout ça, comme si le récepteur de ces impressions n'était pas réel, comme s'il ne s'agissait que d'un rêve et que je n'étais même pas le rêveur.
Je n'arrivais pas non plus à me situer parmi tous les passagers. Je savais très bien que je n'étais pas comme les deux adolescents à mes côtés mais je ne pouvais pas non plus m'identifier aux adultes présents. Je n'étais pas parmi eux en tant qu'individu reconnaissable, je ne pouvais pas établir à travers leurs regards la consistance de mon être, je ne pouvais pas prendre forme en me nourrissant de leurs attentions, tout ça n'était qu'un mirage.
Je n'avais pas d'âge. J'essayais de visualiser mon visage et je n'en avais aucune image nette, comme s'il me fallait nécessairement un miroir pour pouvoir "matérialiser" cette entité pensante qui s'interrogeait sur son existence.
Un sentiment très étrange.
Intemporel.
Une perdition totale, brutale, comme un vide incommensurable et pourtant une absence totale de peur, aucune interrogation, aucune inquiétude ou tentative de rappel, de réveil ou je ne sais quelle réaction de survie...Je me suis laissé partir.
La montée était longue.
Je me suis souvenu de toutes ces impressions particulières, dans différentes situations, cette inexplicable sensation de n'avoir pas d'âge, de ne pas faire partie intégrante du groupe de gens, une impossibilité d'exister dans cette activité sociale, comme si au-delà des regards que je pouvais recevoir, des paroles qu'on pouvait me proposer, des idées mêmes qu'on pouvait m'attribuer, qu'au-delà de ce foisonnement d'émotions il n'y avait rien...
Des plongées abyssales dans un néant de plénitude, une abolition totale de toute appartenance intérieure ou de notion de temps. Les images reçues de l'extérieur n'avaient aucune réalité. Et rien n'était là pour recevoir cette sensation d'inexistence. Impossible de décrypter l'entité. Je n'étais rien, qu'un vide animé par une palpitation innommée. L'idée soudaine que ce vide en moi contenait en fait la source même de la vie, de cette vibration inexpliquée, de la cohésion des cellules, l'aimantation des molécules. La seule réalité. J'ai vu là, dans ce noir d'univers opaque et stable une absorption irrémédiable de toutes les images inhérentes à mon être social, comme un trou noir engloutissant un conglomérat disloqué de matières recyclables...
Je n'ai rien cherché à maintenir. D'ailleurs, je ne maîtrisais rien, il n'y avait rien de volontaire, ni de construit, ni d'intentionnel, comme une marée cosmique qui emportait les résidus éparpillés d'un moi illusoire.
Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Un instant ou une heure. Je ne sais pas. L’effacement de mon identification avait emporté la notion de temps avec elle.
C'est l'arrêt brutal du fourgon au bout de la piste qui m'a ranimé en me plongeant de nouveau dans le "sommeil".
Je suis allé voler avec mon moniteur, sous une grande voile rouge dont je voyais l'ombre avancer sur la cime des arbres.
ÉTRANGE INSTANT
Il m'arrive parfois de "décrocher" complètement de toutes réflexions, d'évoluer dans une sorte d'absence intellectuelle ou spirituelle et simultanément, je perçois par moments une sorte de félicité, de béatitude, comme si une épuration intérieure s'était faite sans que je n'intervienne, sans que je cherche par un cheminement précis et maîtrisé à atteindre ce "silence"...
Je suis là. Depuis quelques jours. Rien. Et pourtant un tel bonheur, des bouffées de joie soudaine, sans aucune raison précise, juste un flamboiement qui ne m'appartient pas, qui tombe en moi de je ne sais où, qui jaillit d'un antre inconnu. Ça ne m'appartient pas, je n'y peux rien. Tout comme la Vie en moi d'ailleurs. Peut-être est-ce tout simplement ça la sensation de la Vie? Quelque chose qui ne peut pas être identifié, qui n'a pas de nom, qui ne peut pas être saisi au vol, ni étouffé lorsque "ça" surgit. Un flot de frissons, un regard qui se perd, le corps qui s'arrête, les pensées qui s'envolent. Rien et pourtant tellement.
Je coupais du bois ce matin. La tronçonneuse plein les oreilles. Les muscles tendus, concentration, je n'aime pas cet engin, je sais les dégâts qu'il peut faire.
Et puis, là, soudain, sans que rien ne le laisse prévoir, un courant chaud qui se déverse en moi, dans les fibres, une cascade ardente, des frissons, une chaleur étrange derrière les yeux. C'est toujours là, rien que de l'écrire, mais c'est la mémoire qui le réactive et ça n'a pas la même puissance. C'est juste un rappel émotionnel. Ce matin, c'était comme un premier amour, quelque chose que je n'aurais jamais éprouvé encore, une explosion. Etrangement, lorsque ça survient, c'est à chaque fois différent. Dans les circonstances, dans les effets, la durée, les ressentis. Mais l'émotion est toujours aussi vive. C'est beau à pleurer. Les émotions premières sont les plus belles. Celles qui suivent ne sont que des résidus mémorisés. On ne va pas s'en priver pour autant mais ils n'auront jamais l'incandescence des incendies originels.
J'ai coupé la tronçonneuse, je me suis assis sur un tronc.
J'ai laissé ruisseler.
Et puis ça s'est arrêté.
Les premières fois, c'était il y a cinq ans. Je sortais "miraculeusement" de trois hernies discales. J'aurais pu ne plus jamais marcher. Alors je marchais, la nuit parfois, pendant des heures. On n'imagine pas ce que ça représente de lancer un pied devant l'autre quand on est passé tout près du fauteuil roulant. C'est bien dommage d'ailleurs. Cette incapacité à saisir au plus profond le bonheur de tout ça. Uniquement après avoir failli tout perdre.
D'où vient cette méconnaissance de la Vie, d'où vient cette distance inconcevable, méprisante, cette futilité de nos actes, non pas nécessairement dans leurs nécessités mais dans la conscience de ce qui s'y trouve ? Chacun de mes gestes, chaque instant, chaque seconde, chaque battement de paupières, ce mystère du cœur qui bat, ce flux sanguin, l'incommensurable complexité de ce corps, ce fonctionnement qui m'échappe, pas tous les "comment", mais intrinsèquement le "pourquoi", ce hasard ou ce destin tracé, cette chance ou cette volonté, ce miracle ou ce choix, rien ne m'appartient dans cet état de conscience insipide dans lequel j'évolue.
Hors du temps. C’est aussi la particularité de la chose. Il ne reste que l’instant. Je suis incapable d’en mesurer l’étendue. C’est comme si j’étais suspendu en l’air, dans un espace qui ne s’étire pas vers le futur, qui n’a pas d’histoire, qui n’est rien d’autre que l’instant. L’instant vide de tout ce qui ancre l’humain, l’instant qui n’a plus de durée.
Qu'est-ce qui se passe en moi lorsque l'incandescence jaillit ? Est-ce enfin l'apparition de la Conscience, un état de pureté et de réception enfin libéré, par-delà les pensées, par-delà la raison, un lien qui se créé avec le Vivant en moi, autour de moi, comme une connexion retrouvée. N'est-ce pas ça la nostalgie, ne prend-elle pas sa source dans ce calice égaré, cette nostalgie sans raison, cette tristesse sans cause, comme si quelque part en nous pleurait un Etre qui souffre et se plaint ?
Le bonheur ne serait-il pas tout simplement d'être ce que nous portons ?
Au lieu de vouloir être ce que nous voulons devenir.
Nous sommes déjà nous.
L’instant est le calice.
UN INSTANT DÉSINCARNÉ
La souffrance comme une issue. La dernière clé. Le moi est une intuition, une connaissance directe, immédiate, sans le passage par le raisonnement. Il convient de préciser qu’il se construit bien entendu, du premier jour au dernier. Il n’est pas figé, fixe, constant. Il évolue, en bien ou en mal. Cette intuition est fondamentalement « expérientielle. » Toutes les situations, tous les évènements, des plus anodins aux plus traumatisants concourent à cette intuition et à sa progression dans le temps. Il existe une distinction profonde entre cette « existence » perçue par ce moi et la « vie » perçue par bien autre chose. L’existence est constituée par tout ce que le moi accumule. La vie n’a pas besoin d’accumuler quoique ce soit. Elle est. Constante et immuable. Est-ce que le moi peut réellement la saisir, est-ce que le moi, dans le chaos de ses pensées, dans le fatras incommensurable de son existence peut réellement percevoir cette conscience du soi et de la vie ?
Le Soi.
Qu’en est-il ? Le moi est une entité individuelle modelée par d’autres entités individuelles, par d’innombrables imbrications dans lesquelles le moi s’identifie. On peut clairement se demander si la notion de Soi et la conscience de la vie lui sont accessibles. Que peut-il saisir dans son fonctionnement, sinon, une idée mentalisée ? La vision d’un Tout et l’appartenance du Soi à ce Tout sont-ils de pures hallucinations d’un mental qui se gargarise d’un cheminement spirituel, comme un piédestal à sa magnificence ? Il serait bien plus profitable et honnête que ce soit le Soi qui conçoive le moi, que ce soit lui qui observe les agitations frénétiques de ce petit individu mais dans cette soumission de l’individu à son identification, c’est le moi qui part à la recherche d’un Soi dont il a entendu parler et qui comblerait son désir de séduction. Car celui-là qui est au cœur de son Soi est beau et sage…Vaste mystification. Que peut saisir une entité centrée sur elle-même quand elle se dit être en quête du Tout. La fourmi a t-elle conscience de la forêt dans laquelle elle travaille, de la planète sur laquelle elle existe, de l’Univers ? Possédons-nous une conscience plus élaborée que celle de la fourmi ? Oui, bien évidemment ou alors c’est que la fourmi cache bien son jeu… Bien, et alors ? Dès lors que le moi part à la recherche d’un Graal qui dépasse son entendement, que peut-il trouver d’autre qu’une entité à sa dimension, c'est-à-dire bien autre chose que le Soi ?
Alors, il nous faut chercher sur le chemin des religions…Mais les religions sont issues du mental. Aucune religion ne peut être un tremplin. Elles ne sont qu’une boucle qui ramène le moi vers lui-même. Puisqu’il en est l’instigateur. De toute façon, tant que le raisonnement, la linguistique, la dialectique, la logique, la rhétorique entrent en action, c’est le moi qui cherche ce qui ne lui est pas accessible. Dès lors qu’il y a un observateur et une quête, l’objet observé, l’individu reste dans un cheminement mentalisé et par conséquent le moi…
Il a conscience de sa recherche et s’en glorifie et imagine dès lors être sur la voie. C’est juste celle qui le ramène à lui-même. Mais par des chemins enluminés de métaphysique, ce qui donne un aspect valorisant à la quête…Vaste mystification. La métaphysique est lucide quand elle est capable de juger de son insuffisance. C’est le moi qui se regarde par des fenêtres plus larges. Mais il n’y a pas de nouvel horizon. Pas celui du Soi.
Faut-il donc passer par un autre canal que le moi pour saisir le Soi ? Mais s’il n’y a plus de moi, il n’y a plus de conscience, de vigilance, il n’y a plus rien qui puisse saisir puisque tout a disparu… Ça serait considérer que seul le mental a la capacité de saisir… Il n’en est rien. Là, il s’agit juste d’un formatage. On a appris à penser pour saisir. « Je pense donc je suis. » Sacrée catastrophe que cette affirmation. « Je pense donc je fuis. » Je fuis la possibilité d’entrer dans une dimension qui m’échappe dès lors que je pense. Ça ne nous donne pas de piste quant à la quête de ce Soi. Pour l’instant, il reste insaisissable. Mais n’est-ce pas justement la solution à l’énigme ? Puisque le moi ne peut pas saisir un Soi, autre qu’une enveloppe grossie de son propre moi, puisque le Soi ne peut pas être conscience de lui-même puisque cela reviendrait à concevoir un Soi détaché du Tout, c'est-à-dire immanquablement une individualité, ce qui serait antinomique dans l’idée du Tout, il n’est dès lors pas possible de saisir le Soi par le moi. Tout simplement.
Le Soi aperçu par le moi est nécessairement une entité séparée du Tout et par conséquent autre chose que le Soi. Le Soi est Conscience et non conscience. Il ne peut pas être conscientisé car il faudrait qu’il s’individualise et qu’il s’identifie à l’observateur. Le ciel ne peut pas voir le ciel. Il faudrait qu’il prenne de la hauteur !! L’Univers ne peut pas s’observer. Le Soi ne peut pas se connaître. Ni par lui-même puisqu’il ne serait plus le Soi mais une entité séparée du Soi, ni par le moi qui ne peut pas connaître ce qui le contient.
Mais alors qu’en est-il des expériences mystiques ? Des révélations qui font basculer parfois en quelques instants, des individus « basiques » à des êtres éveillés ? Qu’ont-ils aperçu, ressenti, perçu, « compris » (pas de façon rationnelle bien entendu…), que leur est-il arrivé ? Est-ce que le moi peut basculer dans une dimension qui ne serait pas le Soi mais un « simple » état de conscience modifiée ? Comment considérer que ces gens puissent évoluer dans un monde mentalisé en ayant eu accès à une vision unifiée de la vie ? Comment gérer ce genre d’antagonisme ? Comment passer du haut en bas, de l’intériorité mentalisée à l’universalité dés-identifiée ? Les voyageurs des NDE ? Les guérisons « spontanées » et inexpliquées ? Que s’est-il passé ? Le moi, dans ces expériences extrêmes, n’a rien à voir. Il est bien trop futile et insignifiant pour s’engager dans des voies aussi radicales. E
Écoutons les paroles des « expérimentateurs »…C’est stupéfiant. Tellement éloigné de notre vision mécaniste et rigoriste de la vie. Le Tout s’est-il laissé découvrir, le Soi s’est-il révélé ? Mais alors, tout ce que j’ai écrit au-dessus ne tient pas. Tout ça ne serait donc bel et bien que du charabia métaphysique. C’est sans doute qu’il faut chercher ailleurs. Et se passer même du langage. La souffrance devient-elle la clé pour ouvrir l’enceinte ? Lorsque plus rien ne permet au geôlier de prendre conscience qu’il fabrique lui-même la prison qu’il s’obstine à ignorer, la souffrance réelle, physique, psychologique, existentielle, ne devient-elle pas l’ultime accès à la liberté ?
Cette rupture, totale, incompréhensible, imprévisible, comme si parvenu à une altitude inconnue, le mental n’avait plus d’oxygène, que les pensées et les résistances ne pouvaient plus prendre forme, n’avaient plus de nourriture, une perte d’identification. La douleur a tout rongé, jusqu’à la dernière image, les rôles les plus essentiels, ni mari, ni père, rien, il ne reste rien que cette douleur insoutenable jusqu’à ce qu’elle disparaisse à son tour. Cette rupture, ce vide. Cette absence de tout, plus rien, plus de temps, même pas l’instant, même plus cette perception microscopique de l’instant, rien, aucune sensation, plus de corps, plus de peur, aucune pensée, le néant sans rien pour le voir, rien…
Un instant désincarné.
Comment expliquer qu’il n’y a plus rien ?
Ni même rien pour s’en rendre compte. Toute la difficulté pour l’exprimer vient du fait qu’il n’en reste rien. Puisqu’il n’y a plus rien pour s’en souvenir, pour que ça se grave. Rien ne s’est gravé dans ce rien. Et puis cette phrase, soudaine, au milieu d’auras bleutées.
« Tu n’es pas au fil des âges un amalgame agité de verbes d’actions conjugués à tous les temps humains mais simplement le verbe être nourri par la vie divine de l’instant présent. »
Ça n’était pas moi. Ça venait d’ailleurs. C’était trop long pour que je l’élabore moi-même dans cet état d’hébétude. Qu’est-ce que c’était ? « Qui » était-ce ? Des nuits entières à me poser cette question, de mois, des années, des heures à y penser en marchant, sur mon vélo, assis dehors, sous les étoiles, à tenter de retrouver dans ce vide environnant une source, un point de départ, un noyau de clarté, un point lumineux d’où aurait jailli cette fulgurance. Dans ce vide intersidéral que la douleur avait engendré, dans cette incapacité à être moi, à penser même, comment une telle complexité pouvait-elle se concevoir ?
Il existerait donc un autre émetteur ?... Et je pourrais recevoir ces émissions inconnues ?...Le Soi ? Ce vide était-ce cela « la vacuité ? »S'éveiller à la vacuité est-ce voir que personne ne souffre ici, qu’il y a une sensation mais personne pour en prendre livraison. La douleur porte-t-elle un enseignement salvateur ?
Pointe-t-elle vers ce qui est au-delà de la douleur ? « Les quatre nobles vérités qui sont à l'origine du bouddhisme sont: la vérité de la souffrance ou de l'insatisfaction inhérente, la vérité de l'origine de la souffrance engendrée par le désir et l'attachement, la vérité de la possibilité de la cessation de la souffrance par le détachement, entre autres, et finalement la vérité du chemin menant à la cessation de la souffrance, qui est la voie médiane du noble sentier octuple. »
Je ne sais pas ce qu’est ce sentier octuple. Je comprends par contre cet attachement à la douleur, comme à tout le reste. Toutes les identifications qui s’opposent au Soi, qui le couvrent comme autant de salissures. La douleur est un purificateur forcené. Elle brise la coquille et libère le noyau. Mais ce noyau n’est pas une entité individuelle. Il est le flux vital. L’énergie créatrice. Et dans l’amour inconditionnel, ineffable, incommensurable de l’énergie, il n’y a pas de mal, pas de douleur, pas de traumatisme puisqu’il n’y a plus de moi et que le moi entretient tout ce à quoi il est identifié. N’être plus rien efface jusqu’au mal tout comme il efface le bien. Il n’y a que ce qui est. Et ce qui est ne porte pas les fardeaux mentalisés du moi. Bien et Mal ne sont que des rumeurs. La douleur comme la libération du Tout en moi. Comment pourrais-je y voir du Mal ? Ce Bien dans lequel je m’imaginais exister et qui m’avait brisé. Bien et Mal, juste deux termes qui n’ont aucune réalité dans le flux vital. Cette absence de lucidité qui entretenait ces rumeurs. Et en venir à honorer la douleur lorsque le moi est éteint. Il y a autre chose. Une autre réalité, sans doute la seule. Lorsque le rêve éveillé est brisé et que toutes les rumeurs s’éteignent dans la lumière de la Conscience. Pas « ma » conscience mais l’Autre.
Celle qui libère et unifie.
HORS DU TEMPS
Aller au bout de l’effort, approcher du noyau d’énergie qui rayonne dans les fibres, sentir palpiter la vie comme un cœur d’étoile, un clignotement infime mais constant, inaltérable, éternel. Se détruire pour vivre. Et entrer en communion avec l’infini. Ses sorties en vélo. Cent kilomètres, cent cinquante, deux cents. Trois cent soixante-quinze. C’était son record. Une journée entière à rouler. Il était parti sans savoir où il allait. Direction plein nord. Le bonheur de rouler. Juste engranger des kilomètres, découvrir des paysages puis la fatigue qui s’installe, plonger en soi et voyager à l’intérieur. Le ronronnement mécanique du dérailleur, la mélodie des respirations, l’euphorie de la vitesse, cette déraison qui le poussait à écraser les pédales, cette folie joyeuse qui consumait les forces, ce courant étrange qu’il sentait dans son corps, une détermination irréfléchie, juste le besoin inexpliqué de plonger au cœur de ses entrailles, d’en extraire les éléments nutritifs, de les exploiter, jusqu’à la moelle, que chaque particule soit associée à cette découverte des horizons intimes, être en soi comme un aventurier infatigable, un guerrier indomptable, passionné, amoureux, émerveillé, ne jamais ralentir, ne jamais relâcher son étreinte, enlacer ses forces comme un amant respectueux, les honorer, les bénir et sentir le bonheur de la vie, une vie qui lutte, qui se bat, qui s’élève, cette certitude que cette vie ne pouvait pas s’éteindre, la sienne certainement mais pas la vie, pas ce souffle qui circulait en lui, il n’était pas en vie.
La vie était en lui.
Il n’était qu’un convoyeur.
Juste une enveloppe. Elle se servait de lui. Et il la remerciait infiniment de l’avoir choisi. Cette occupation n’était qu’épisodique mais il aurait eu cette chance, il se devait d’en profiter, cette palpitation le quitterait un jour, elle irait voir ailleurs, l’enveloppe qui devient poussière et la vie investira une autre capsule, un autre fourreau, un écrin juvénile.
L’épuisement le guidait infailliblement vers le cœur lumineux de la vie retranchée, il finissait par ne plus entendre les voitures, ni les rumeurs des villages traversés, par ne plus percevoir les paysages, il ne restait que des formes innommées, le parfum âcre de sa sueur, l’oxygène capturé inondant les abîmes affamés, le sourire délicat de son âme extasiée, la plénitude infinie de la vie en lui.
Les derniers kilomètres. Il avait pleuré de bonheur. Vidé de tout.
Les yeux fixant le goudron qui défilait. Les muscles liquéfiés. Incapable de savoir ce qui permettait encore aux jambes de tourner. Vidé de tout. Coupé de sa raison, un mental éteint, une absence corporelle, un état de grâce, l’impression d’être ailleurs, hors de ce corps épuisé, une légèreté sans nom sous la pesanteur immense de la fatigue souveraine, un néant de pensées, juste ce sentiment indéfinissable de la vie magnifiée.
Il aimait tant l’effacement du temps. Il aimait tant cette dilution de lui-même dans ce creuset bouillant, chaque instant nourri de ses forces, chaque instant battant le rythme de son sang, un magma inépuisable dans lequel il se sentait renaître constamment.
Et puis, cette vision étrange d’un cycliste déambulant sur la Terre, il était dans les cieux, un regard plongeant, une élévation inexplicable, les arabesques des routes, les champs, les collines, quelques maisons, et ce garçon écrasant les pédales, ce sourire énigmatique, béatitude de l’épuisement, cet amour immense, cette étreinte spirituelle, il était dans les cieux, une échappée verticale. Comme emporté par les ailes d’un ange.
UN INSTANT D OCÉAN
Quand il ouvrit la porte latérale du fourgon, il devina que le voile grisâtre qui s’était couché sur le bleu du ciel ne tarderait pas à s’évanouir.
Le soleil dispersait des parterres blanchâtres aux quatre coins de l’horizon. Il laissa la porte ouverte. Les parfums du jour naissant embaumèrent son antre d’un air vivifiant.
Il prépara joyeusement le café du matin. Un merle siffleur faisait ses vocalises.
Toilette, un peu de rangement, préparer le sac de la journée, la serviette était encore humide du bain de la veille, elle sècherait au soleil.
Il ferma les portes.
Il marcha pour s’éveiller au monde et sentit qu’il n’était pas seul…
Sous les arbres, quand il approcha de l’océan et qu’il entendit sa rumeur par-delà les dunes, il ôta son tee short. Il aurait voulu se mettre nu pour se présenter devant lui mais les hommes ne l’auraient pas compris. Leurs yeux vicieux auraient pris cela pour une perversion quand il ne s’agissait que d’une offrande. Il garda son pantalon et escalada le dôme de sable.
Quand il déboucha au sommet des dunes, il fut saisi par l’immensité du paysage. Il s’arrêta.
« Bonjour », dit-il à la mer.
Il en était persuadé désormais, elle était vivante comme lui, comme le soleil, comme les nuages, les oiseaux, les arbres, les poissons cachés. Tout rayonnait d’une lumière commune. Il fallait simplement trouver l’osmose, la synergie, la résonance universelle. Comme le bouton d’une radio qu’il suffisait de tourner pour trouver les ondes. Il avait toujours aimé cette image.
Il inspira une grande bouffée d’air iodé et essaya de visualiser les particules gazeuses dans son être, l’excitation de ses propres cellules au contact de cette vie puissante. En étendant ses regards sur le large, il constata que la mer n’avait pas d’ombre. Il n’y avait jamais pensé car il ne l’avait jamais perçue comme un être vivant. Il n’avait toujours vu qu’une immensité agitée ou calme, posée devant les hommes. Parfois, il lui avait bien attribué des caractéristiques humaines, pour s’amuser, marquer de son empreinte un espace naturel, mais il ne l’avait jamais ressentie réellement comme un être à part entière. Il comprenait maintenant combien sa vision avait été réductrice. Elle était, sur cette planète, l’être vivant possédant la plus grande énergie lumineuse. Voilà pourquoi des foules considérables se ruaient sur son corps, au bord de sa peau bleue et attirante. Tous, ils cherchaient à ressentir cette lumière. Mais ils ne le savaient pas. Il aurait fallu y penser, accepter l’idée, s’y plonger réellement. Ça ne faisait pas partie de ce monde agité, c’était trop d’efforts, et simultanément trop d’humilité et d’écoute de soi. Chacun se chargeait de la lumière intérieure de la mer, du soleil, du vent, des parfums, des oiseaux blancs du large, pensant simplement à être bronzé, reposé, amusé. Mais pas illuminé…
Et pourtant, elle continuait à diffuser sa lumière sans rien attendre en retour.
Devant elle, personne ne pouvait réellement se sentir seul ou abandonné. Dans les moments de solitude humaine, il restait toujours cette possibilité de rencontrer un être planétaire. Cet individu assis, sur le sable ou un rocher, n’était pas réellement seul. S’il acceptait d’écouter la lumière qui rayonne en lui, s’il s’abandonnait et laissait s’établir le lien, le lien unique, immense, le lien avec la mer, avec l’univers, comment aurait-il pu se sentir seul ! C’était impossible. Il fallait le dire aux hommes.
Le parfum de l’immensité. Il contempla l’étendue et pensa que c’était l’amour qui s’ouvrait devant lui.
Un instant figé dans la splendeur du monde.
La paix, la beauté simple et nue, des odeurs mêlées, le grand corps de la mer offert aux regards, juste aux regards, pour le plaisir des yeux, et puis surtout cette complicité silencieuse, l’inutilité des mots, le bonheur limpide d’être ensemble, juste ensemble. C’était beau, si beau et si tendre.
Il enleva ses chaussures et descendit sur la plage, les pieds dans le sable fin qui glissait en ondes régulières à chaque pas. Il pensa que, comme lui à cet instant, tout descendait un jour à la mer. Les glaciers et les ruisseaux, les rivières et les fleuves, les routes humaines et les chemins de forêts, tout aboutissait finalement dans ce grand corps accueillant. Et même si on restait au bord, même si on ne s’aventurait pas sur sa peau et qu’on restait assis contre ce ventre immense, on retrouvait déjà la paix de l’enfant contre sa mère. C’était ça la magie de l’océan…Comme un refuge offert à l’humanité entière.
Il se gorgea du chant mélodieux des vagues, buvant à satiété cette vibration vocale, sourde et puissante, continue et changeante, mélodie pénétrante qui diffusait dans les fibres des frissons humides et iodés, il sentit combien son corps résonnait immédiatement à ces accords millénaires, s’ouvrant magiquement à cette musique universelle. Tous les hommes pouvaient un jour résonner à cette musique. C’était le chant du monde.
Il pensa à tous les individus, debout, à cet instant, devant cette immensité horizontale, il eut envie de leur parler, de leur dire combien il était heureux de savoir qu’ils contemplaient la mer, comme lui, tous unis dans le même amour, dans le même respect. Il y avait tant de choses simples à vivre ici, dans cette nature, tant de joies accessibles. Qu’y avait-il donc de plus important que cette sérénité, cet oubli de tout, cet éblouissement sensoriel ? L’homme n’avait rien inventé. Il n’avait fait que copier misérablement les bonheurs du monde pour finir par les détourner, par les salir, les mépriser finalement pour des chimères éphémères. Aucun bonheur n’avait la durée de celui-là. On pouvait passer une vie entière au bord de l’océan sans jamais éprouver la moindre déception, le moindre soupçon de trahison. La mer était pure dans ses sentiments et ses offrandes. Elle se donnait, sans retenue, sans intention, sans aucune attente. Le vent marin soyeux qui parfume la peau, le soleil généreux qui la réchauffe, le goût salé sur les lèvres, la symphonie des grands fonds remontée avec la houle, les caresses de l’eau comme des câlins maternels et cette envolée des regards au-delà de tout, au-delà de la courbure du dos de la mer, là-bas, quand on bascule de l’autre côté, si loin qu’on croit que c’est impossible à rejoindre.
Il se sentit fort et heureux. Il marcha sans penser, sur un rythme de houle, les pas dans le sable comme le parcours respectueux des doigts d’un homme sur un corps de femme, des gestes délicats, légers, effleurements subtils. Il n’aurait pas osé courir. Il voulait juste que le sable le sente passer, délicatement. Il laissa une vague lécher ses pieds. Ce fut comme un salut matinal, un bonjour joyeux mais un peu endormi. L’eau se retira avec un sourire écumeux, des petites bulles d’air pleines de joies qui se dispersèrent dans le rouleau suivant. Il se demanda si l’océan avait pu ressentir ce contact.
Est-ce qu’il percevait toute la vie qui l’habitait, les poissons amoureux, les coquillages multicolores, les baleines câlines, les dauphins joueurs, les algues dansantes ?
Et les hommes, est-ce qu’il les ressentait comme des prédateurs impitoyables ou parfois comme des êtres bons ?
Il s’arrêta et regarda le large, lançant sur les horizons ouverts tout l’amour qu’il pouvait diffuser. Il posa son sac et ses sandales et se déshabilla. L’effleurement de l’air sur son corps le fit frissonner. Il entra dans l’eau, juste quelques pas, sans atteindre le creux des rouleaux. Il attendit le reflux et s’allongea sur le dos, crispation de ses muscles contre le sable humide. Il ferma les yeux et écouta le retour de l’eau. La vague étendue le baigna soigneusement, glissant entre ses cuisses, passant sur ses épaules, jetant malicieusement quelques gouttes sur son ventre. Enlacé par des bras souples et sensuels.
Il fut peiné soudainement de tous ces hommes et femmes qui avaient oublié ce mystère de la vie, enfermés dans des bagnes insipides. S’ils pouvaient retrouver l’enfant en eux, l’enfant et sa joie simple, l’enfant et son rire devant la mer, juste ce plongeon pétillant dans un monde adoré, combien leurs vies s’embelliraient.
« Retournez dans le monde, pensa-t-il de toutes ses forces. Abandonnez-vous à l’amour que cette terre vous offre. »
Il répéta cette litanie d’espoirs. C’était si triste cette plage déserte, ce vide d’hommes.
Il se releva et entassa ses habits dans son sac. Il resta nu et marcha les chevilles dans l’eau. Une trouée dans le ciel dispensa un souffle chaud qui descendit sur la plage comme une haleine solaire. Il s’arrêta et ouvrit la bouche, buvant les ondes célestes, inspirant à pleins poumons cette chaleur ténue mais pleine de promesses.
Au large, des bandes bleues, luisantes de lumière, s’étaient peintes à la limite de la mer. Le vent de la marée montante rameutait vers la côte ces plages éclatantes comme autant de halos incandescents. Des crayons rectilignes, vastes torrents éblouissants, cascadant des altitudes éthérées, tombaient sur l’horizon enflammé. Il imagina les poissons remontés sous ces auréoles chaudes, jouant à la surface miroitante, frissonnant de bonheur sous leurs écailles.
Sa mélancolie disparut. C’était trop beau pour pleurer. De joie peut-être, mais pas pour autre chose.
Quand il s’arrêta, il s’aperçut que la courbure de la côte l’isolait de tout. Il ne voyait plus l’accès à la plage et devant lui, aucune zone habitée, ni même portant trace humaine, ne se dessinait. Cette solitude lui parut incroyable, presque irréelle. Le cordon de dunes le coupait de tous regards vers les terres. La mer était vide de toutes embarcations. Aucune trace dans le ciel du passage d’un avion. Seul au monde.
Il s’allongea. Une large déchirure, dans le voile nuageux, se forma au-dessus de ses yeux. La boule ardente apparut soudainement, en quelques secondes, comme si les nuages vaincus s’étaient dispersés tous ensemble. Il ferma les yeux.
L’impression que son corps s’enflammait tant la chaleur libérée trancha avec l’air frais de l’ombre. Ce fut comme une lave qui coula en lui, non seulement sur sa peau nue mais dans les muscles et les entrailles. Comme les paupières, fermées mais trop fines, laissaient passer une incandescence aveuglante, il s’assit pour ouvrir les yeux.
Le paysage avait changé. Tout s’était paré de lumière. Un gigantesque rouleau bleu vif avait repeint le tapis mouvant de la mer, des milliards de cristaux doraient le sable et l’embrasaient, les rouleaux écumeux balançaient des panaches blancs qui découpaient en puzzles agités les pièces azurées du ciel. Il se retourna et regarda la masse compacte des nuages gris qui refluait, battue et pitoyable, vers des terres plus accueillantes.
Il marcha sur le sable mouillé. Cette surface d’échange, incessamment excitée, ces caresses entre l’eau et la terre, ce contact permanent…Contact… Il sentit soudainement l’importance de ce mot. Il chercha si la terre en possédait un autre plus vaste encore et pensa à l’atmosphère. La planète et son atmosphère. C’était comme cette vague sur cette plage. L’atmosphère se couchait sur le corps de la Terre l’enlaçant totalement, la caressant, la protégeant. Et cette atmosphère, elle-même, baignait dans un environnement plus vaste. Il pensa que nous étions tous protégés par plus grand que nous. Et tous reliés par cette lumière commune, que la plupart des scientifiques, trop présomptueux, trop limités par leurs connaissances, ne parviendraient jamais ni à identifier, ni à situer, ni même à comprendre. L’humilité restait le fondement de l’amour.
Il marcha sur le sable mouillé comme sur un lit défait, le point de rencontre de deux amants suprêmes. Chaque vague étirait son grand corps vers la plage lascive, étendait des nappes mouvantes, écumeuses et pétillantes comme autant de langues curieuses et il sentait émaner du sable mouillé des parfums subtils, des envolées d’essences délicates. Son corps, enveloppé dans ces baumes inconnus, se revigorait et se renforçait.
Il suffisait d’être là, ouvert au monde, réceptif.
Hors du temps.
Oublier d’être l’homme pour devenir le partenaire.
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