LE DÉSERT DES BARBARES : La conscience de la nature

La conscience de la nature

On pourrait penser qu'il s'agit de cette conscience que les humains éprouvent au regard de la nature qu'ils côtoient mais je parle là de la conscience que la nature possède. La conscience d'elle-même.

Descartes se retournerait dans sa tombe en lisant ça. Qu'il tourne autant de fois qu'il veut si ça lui chante.

"Les bêtes n’ont ni âme ni pensée. Il n’est, en réalité, en elles, « aucun autre principe de mouvement que la seule disposition des organes et la continuelle affluence des esprits animaux produits par la chaleur du cœur  »

On peut facilement imaginer son point de vue sur une conscience réflexive de la nature.

Des gens continuent à manger des animaux parce qu'ils portent inconsciemment des pensées et des écrits qui datent d'une époque si lointaine qu'ils ont du mal à la situer.  

 

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CHAPITRE 50

Théo et Laure avaient rejoint les crêtes par l'Aup du seuil puis ils s'étaient engagés sur le sentier menant au col de Bellefont. Théo connaissait parfaitement l'itinéraire. Il avait parcouru l'intégralité de la traversée Chambéry-Grenoble à cinq reprises. Il comptait cinq heures pour atteindre le sommet de la dent de Crolles en trottinant et Laure se réjouissait de cette belle échappée.

Lorsque la clarté naissante révéla le fonds de la vallée, ils distinguèrent les bancs de brume couvrant l'immensité. Comme une mer blanche à l'étale. Une horizontalité parfaite. La beauté du spectacle cachait la certitude du drame. Le silence d'un cimetière. Pas un souffle de vent, pas un bruit humain.

Laure revoyait le vol du rapace et l'évidence de sa joie. Elle cherchait à en comprendre le message. Il restait de sa dernière nuit une sensation étrange et elle tentait d'en retrouver la source. Une image, un rêve, une pensée ? Elle n'avait aucune certitude, juste un ressenti bienheureux. Elle reliait le vol du rapace à cette impression inexpliquée. Sans se départir de l'idée qu'il y avait autre chose, une raison cachée. Trottiner en montagne avec Théo pourrait suffire mais là encore, elle convenait que la source de son ressenti venait d'ailleurs, un territoire inexploré. C'était l'image la plus juste. Un territoire inexploré. Un antre secret dont elle devait trouver l'entrée.

Depuis plusieurs jours, elle avait l'impression que sa mémoire contenait davantage d'images, l'accident, la voiture, la lumière. Il s'était passé autre chose, un événement qu'elle devait retrouver, un souvenir essentiel et elle cherchait le moyen de rétablir le film, de dérouler à l'envers les images perdues. Un mélange de frustration et de désir, l'alternance entre le dépit d'avoir égaré un morceau de l'histoire et la joie d'imaginer que c'était là, en elle, qu'elle le retrouverait nécessairement, une lumière, un voyage inachevé, un horizon aperçu, une rencontre. Il ne s'agissait pas de Figueras. De lui, elle s'en souvenait parfaitement. Peut-être qu'il n'y avait personne, peut-être qu'elle s'égarait à vouloir identifier ce qui lui manquait et que son imagination l'égarait.

De l'autre côté de la vallée, derrière la chaîne de montagnes de Belledonne, elle vit la clarté étendre son voile, elle adorait ces levers de soleil par-dessus les sommets, cet envahissement des cieux, la lumière coulant sur les pentes argentées et révélant les reliefs, les piliers, les faces, les pierriers, les derniers résineux à la frontière avec l'étage nival, les plus téméraires, les plus résistants, elle aimait la puissance de ces paysages, elle y avait toujours trouvé la raison de son existence, les fondations, les élans vitaux, l'effacement des troubles les plus intenses.

Théo était apparu et l'amour avait empli l'unique zone délaissée de son cœur.

Au milieu d'un monde dévasté.

Devait-elle pour autant s'interdire d'être heureuse par empathie pour ses prochains, pour tous les humains, pour tous ceux qui pleuraient leurs morts, pour tous ceux qui tentaient de survivre ? Cette absorption du malheur universel atténuerait-elle les effets du désastre ? Évidemment pas. Elle le savait intimement et n'avait pas encore osé l'admettre, comme ceinturée par la honte de se réjouir de son propre bonheur, une culpabilité tenace. Le syndrome du survivant, elle en avait lu quelque chose sans pouvoir en établir une connaissance présente.

C'est là qu'elle se souvint des paroles de Figueras, de l'importance de la paix intérieure et de la capacité à se réjouir de la vie en soi et autour de soi, quelles que soient les épreuves. Les Kogis ne priaient pas pour demander à être protégés, épargnés, soulagés, pardonnés, absous, ils ne réclamaient rien, ils ne se plaignaient pas. Ils honoraient la création et la remerciaient du bonheur de vivre en son sein. Ils priaient comme un enfant vient se blottir contre sa mère, juste pour le bonheur intense de la paix.

Le liseré flamboyant de l'astre se dessina enfin, un arrondi ardent qui enflamma les pentes. La boule incandescente s'éleva lentement et les rayons embrasèrent la ligne de crêtes où ils progressaient.

Théo, concentré jusque-là sur l'itinéraire et l'horaire à tenir, s'arrêta quelques secondes. Il se retourna vers Laure. Elle souriait, le visage baigné par les rayons. Il revint vers elle.

« Merci de m'avoir permis de vivre ça, dit-elle, merci de m'avoir accueillie. J'ai conscience de la chance immense que j'ai eue de croiser ta route. Et je remercie la vie de ce cadeau inestimable d'être ici et de pouvoir contempler ce spectacle. Là, en cet instant, rien d'autre ne compte. »

Il ne trouva pas les mots et il s'interdit de l'enlacer. Convaincu qu'elle n'attendait rien de lui. « Avant de parler, assure-toi que ce que tu veux dire est plus important que le silence que tu vas briser. » Une citation lue ou entendue, il ne se souvenait plus mais il savait combien Laure aimait le silence. Elle avait exprimé son amour pour lui. Il lui restait à se taire.

Il l'observa, les regards balayant les horizons découverts. Il aimait infiniment la douceur de son visage et simultanément l'énergie qui en émanait. Il la quitta des yeux et contempla les montagnes. Que voyait-elle qu'il ne distinguait pas ? Il en était certain, elle regardait bien au-delà.

Il ne la vit pas s'approcher. Elle l'enlaça.

« L'énergie créatrice. C'est bien autre chose que ce que les yeux regardent. »

Lisait-elle dans ses pensées ?

« Qu'est-ce que ça signifie ?

- Si tu regardes les montagnes comme des entités nommées, cartographiées, avec une altitude connue, que tu y reconnais les itinéraires, que tu te souviens de tes ascensions, tu ne regardes pas les montagnes, tu te regardes à travers elles. C'est ton existence que tu contemples. Et finalement, c'est encore une exploitation de la nature. Une exploitation existentielle. J'en arrive à penser que plus les humains disparaîtront, plus la nature retrouvera sa virginité, non pas seulement dans sa pureté matérielle mais également sur un plan spirituel. Oui, je parle bien de la spiritualité de la nature car je suis absolument persuadée de sa conscience et donc de ses pensées, de ses émotions, de ses ressentis, de tout ce que l'humain s'est attribué et qu'il refuse de partager. Je sais que c'est effroyable si on pense aux victimes mais si on se place du côté de la nature, c'est une libération. Et peut-être même que les survivants finiront par changer leur regard puisque le passé aura été balayé, effacé, pulvérisé. L'occasion unique de saisir pleinement la réalité de ce monde. Et surtout que l'humanité ne soit plus une entité à part. Le colonialisme n'est pas qu'une agression envers certains peuples. Les humains ont colonisé la planète, avec tous les outrages que ça comporte. Cette époque est une décolonisation forcée, accélérée et impitoyable. »

Elle le regarda en souriant.

« C'est le bonheur de la vie qui doit nourrir le renouveau de la planète. Aussi terrifiant que soit la situation. Ma mère, dans son apathie dépressive, va à l'encontre de cette révélation.

- Et moi, dans l'inquiétude chronique que je porte, j'en fais tout autant.

- Non, Théo, je ne suis pas d'accord. Ma mère se morfond mais toi, tu agis. Et encore une fois, je suis heureuse et soulagée de vivre à tes côtés. Sans toi, je serais sans doute morte. »

Il posa une main sur sa joue.

« On y va !»  lança-t-elle.

 

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