Un étrange phénomène.
- Par Thierry LEDRU
- Le 23/08/2010
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Vu mes activités sportives, il m'arrive parfois de "prendre cher" comme disent mes garçons :)
Ma dernière sortie de vélo, je l'ai faite à fond. Dans une montée assez longue, mes cuisses brûlaient sous le feu d'un chalumeau. Je me suis concentré sur la vitesse affichée par le compteur, tête baissée, lançant parfois de rapides coups d'oeil sur la route. Une concentration que je ne voulais pas quitter, un refus de toutes pensées, juste ce regard fixé sur les chiffres, la nécessité de relancer l'allure à la moindre baisse de régime, l'hésitation des chiffres comme une guillotine suspendue à l'énergie de mon corps, ne pas baisser la vitesse, ne pas baisser la vitesse, la lame au-dessus de la nuque, allez, allez, va en haut, va en haut, à fond, à fond, regarde les chiffres...Et puis toujours ce décrochement de l'attention et ce basculement insensible dans l'absence totale, sans que rien ne le laisse paraître, sans que la moindre alerte ne retentisse, il n'y a plus rien qu'un corps en action mais sans aucune conscience réelle de ce corps, une mécanique vide de pensées.
C'est en passant le sommet de la bosse et en relançant aussitôt l'allure sur le grand plateau que j'ai réalisé que mes jambes ne se plaignaient plus. Mais sitôt cette conscience de la douleur réactivée dans mes pensées, la douleur est revenue...Ca n'était pas la première fois que je réalisais qu'une douleur physique s'amplifiait avec la pensée associée à cette douleur, et que le détachement de l'esprit pouvait au contraire l'effacer...
Comme si cette douleur s'activait par la pensée et s'en nourrissait.
"Les Eveillés".
Extrait.
"Aller au bout de l’effort, approcher du noyau d’énergie qui rayonne dans les fibres, sentir palpiter la vie comme un cœur d’étoile, un clignotement infime mais constant, inaltérable, éternel. Se détruire pour vivre. Et entrer en communion avec l’infini. Ses sorties en vélo. Cent kilomètres, cent cinquante, deux cents. Trois cent soixante-quinze. C’était son record. Une journée entière à rouler. Il était parti sans savoir où il allait. Direction plein nord. Le bonheur de rouler. Juste engranger des kilomètres, découvrir des paysages puis la fatigue qui s’installe, plonger en soi et voyager à l’intérieur. Le ronronnement mécanique du dérailleur, la mélodie des respirations, l’euphorie de la vitesse, cette déraison qui le poussait à écraser les pédales, cette folie joyeuse qui consumait les forces, ce courant étrange qu’il sentait dans son corps, cette détermination irréfléchie, juste le besoin inexpliqué de plonger au cœur de ses entrailles, d’en extraire les éléments nutritifs, de les exploiter, jusqu’à la moelle, que chaque particule soit associée à cette découverte des horizons intimes, être en soi comme un aventurier infatigable, un guerrier indomptable, passionné, amoureux, émerveillé, ne jamais ralentir, ne jamais relâcher son étreinte, enlacer ses forces comme un amant respectueux, les honorer, les bénir et sentir le bonheur de la vie, une vie qui lutte, qui se bat, qui s’élève, cette certitude que cette vie ne pouvait pas s’éteindre. La sienne certainement. Mais pas la vie, pas ce souffle qui circulait en lui. Il n’était pas en vie. La vie était en lui. Il n’était qu’un convoyeur. Juste une enveloppe. Elle se servait de lui. Et il la remerciait infiniment de l’avoir choisi. Cette occupation n’était qu’épisodique mais il aurait eu cette chance. Il se devait d’en profiter. Cette palpitation le quitterait un jour. Elle irait voir ailleurs. L’enveloppe qui devient poussière. Et la vie investira une autre capsule, un autre fourreau, un écrin juvénile. L’épuisement le guidait infailliblement vers le cœur lumineux de la vie retranchée. Il finissait par ne plus entendre les voitures, ni les rumeurs des villages traversés, par ne plus percevoir les paysages. Il ne restait que des formes innommées, le parfum âcre de sa sueur. L’oxygène capturé inondant les abîmes affamés. Et le sourire délicat de son âme extasiée, la plénitude infinie de la vie en lui. Les derniers kilomètres. Il avait pleuré de bonheur. Vidé de tout. Les yeux fixant le goudron qui défilait. Les muscles liquéfiés. Incapable de savoir ce qui permettait encore aux jambes de tourner. Vidé de tout. Coupé de sa raison, un mental éteint, une absence corporelle, un état de grâce, l’impression d’être ailleurs, hors de ce corps épuisé, une légèreté sans nom sous la pesanteur immense de la fatigue souveraine, un néant de pensées, juste ce sentiment indéfinissable de la vie magnifiée.
Cette vision étrange d’un cycliste déambulant sur la Terre, il était dans les cieux, un regard plongeant, une élévation inexplicable, les arabesques des routes, les champs, les collines, quelques maisons, et ce garçon écrasant les pédales, ce sourire énigmatique, béatitude de l’épuisement, cet amour immense, cette étreinte spirituelle, il était dans les cieux, une échappée verticale. Comme emporté par les ailes d’un ange."
Cette absence de pensées qui libère de la douleur. Depuis si longtemps déjà que je l'éprouve. Comment est-ce possible ? La pensée est immatérielle, elle ne peut pas avoir d'effet sur un phénomène physique, c'est irrationnel ! Ah, cette fameuse rationalité, la voilà qui refait surface. Mais il faudrait dès lors admettre que le corps et l'esprit n'ont aucun lien, qu'ils sont deux entités distinctes et on voit tout de suite l'absurdité du raisonnement. Pourquoi seraient-ils associés dans une enveloppe matérielle s'ils n'avaient aucun rapport, aucune influence, s'il n'y avait aucune osmose. La Nature aurait pu se simplifier la tache en créant d'un côté des esprits et de l'autre des enveloppes organiques mais lobotomisées.
D'ailleurs la douleur influence nos pensées, pourquoi l'inverse serait-il impossible, pourquoi le courant ne passerait-il que dans un sens ?
Donc, dans cette sortie, j'ai "pris cher" ! Bien cassé le bonhomme. Et même mal à la nuque, une contracture assez pénible toute la soirée. Et c'est là que j'ai repris une expérience déjà éprouvée...Puisque cette douleur n'était pas en moi et que maintenant elle s'y trouve, c'est qu'elle a trouvé une porte d'entrée. Si je reste absorbé par cette douleur, que j'y pense et que je m'en plaigne, cela revient à fermer la porte et à me priver de l'éventualité qu'elle ressorte, comme une mouche qui après avoir tapé contre les vitres finit par retrouver la sortie. Penser à la douleur lui donne une contenance, je vais même finir par m'identifier à elle.
"Je suis mal" au lieu de dire "j'ai mal", ce qui déjà en soi est une erreur.
"Je" n'a pas mal mais une contracture créé une douleur dans un endroit précis de "Je".
"J'ai mal à la nuque" alors ? Non.
"Ma nuque me fait mal" alors ? Non.
"Ma nuque a mal" alors ? Oui.
Et on voit bien que dans notre éducation, cette tournure n'est pas habituelle. Il s'agit pourtant de celle qui établit cette distinction primordiale entre la douleur et le Soi. On pourrait penser qu'il ne s'agit que de jouer sur les mots mais le problème est plus sérieux que ça. C'est un formatage. Le langage créé des phénomènes puissants. Parce qu'il est associé à nos pensées. Et que nos pensées sont associées à notre corps. La boucle est bouclée.
Je me suis donc adressé à la douleur de ma nuque et je lui ai dit que j'avais bien vu qu'elle était venue, que j'avais bien noté sa visite mais que je ne pouvais rien pour elle, qu'il était inutile qu'elle reste bourdonner dans la pièce et que je laisserais la fenêtre ouverte sans m'occuper d'elle jusqu'à ce qu'elle décide d'aller voir ailleurs.
C'est ce qu'elle a fait.
Bon, je sais bien qu'elle peut revenir à tout instant, je ne maîtrise pas l'ouverture et la fermeture des fenêtres de façon parfaite et ça n'arrivera sans doute jamais. Je sais juste que les fenêtres existent.
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