Acharnement médical

Mes parents sont en fin de parcours. 

AVC pour chacun d'entre eux, il y a quatre ans pour ma mère, trois ans pour mon père.

Troubles cognitifs spatio-temporels majeurs et qui se sont considérablement aggravés, mois après mois.

Dégénérescence sénile.

Mon père est quasiment aveugle, glaucome sur chaque oeil. 

Ma mère est atteinte par la dégénrescence maculaire, elle ne peut plus lire.

Leur mémoire s'efface. Ils ne se souviennent plus de mon frère décédé, ni de son fils, ni de mes enfants, ni du prénom de ma femme.

Ils se souviennent encore de moi. Je les vois une fois par semaine. J'ai réussi à trouver une place dans une résidence à quarante km de la maison. Je n'ai plus à faire 500 km pour aller passer du temps avec eux. 

Si je m'en vais et que je reviens dix minutes après, ils se réjouissent de me revoir en ayant totalement oublié que je viens juste de les quitter. Ils sont heureux dans l'instant. Juste quand je suis là.

La résidence est la plus renommée de tout le département, à juste titre, et j'admire infiniment le personnel. Des femmes dévouées, attentives, énergiques, toujours pleine d'entrain, une joie communicative, des animatrices qui redoublent d'inventivité. Beaucoup de résidents sont en fauteuil roulant. Certains ne communiquent plus du tout. Quand ils ne sont plus là, c'est qu'ils ont été hospitalisés ou qu'ils sont morts.

Dans les trois dernières semaines, mon père est tombé deux fois, la nuit, en voulant aller aux toilettes. Perte de conscience, saignement important à la tête, points de suture, hospitalisation, de multiples examens.

Dans la même période, ma mère est tombée et s'est fracturée le fémur. Opération lourde, avec une broche. Elle doit restée alitée encore trois semaines. Le personnel médical doit la sédater et l'immobiliser par des sangles ventrales parce qu'elle ne comprend pas qu'elle doive rester allongée. Elle ne parvient pas à parler tellement elle est "shootée".

Mon père a 87 ans, ma mère 86.

Depuis plus de dix ans, ils sont traités chmiquement pour des pathologies cardiaques. Sans ces traitements, ils seraient morts. A la suite de leur AVC, je leur ai fait remplir le formulaire des directives anticipées qui s'opposent à l'acharnement thérapeutique. Ils étaient encore suffisamment conscients à l'époque pour comprendre de quoi il s'agissait. 

Mais aujourd'hui, quand je pars, je sais qu'ils pleurent tous les deux et j'ai suffisamment parlé avec eux pour savoir que plus rien ne les retient ici bas. Notre histoire familiale et la mort de mon frère à 39 ans a jeté une plaque de béton sur la question de la mort. Tout autant que pour la vieillesse. Mes parents ont été dans un déni absolu de leur dépérissement. Jusqu'à ce que ça leur tombe dessus. Ils adoraient marcher, c'était une habitude quotidienne avec celle de leur jardin et de leurs fleurs. 

Je pense aujourd'hui que de les maintenir en vie, coûte que coûte, relève de l'acharnement médical. J'ai pris conscience de ça le jour où je me suis rendu compte que leur mort serait davantage un soulagement qu'un flot de tristesse. Non pas un soulagement pour moi mais pour eux.

Les troubles de la mémoire sont dévastateurs sur l'individu. On n'imagine pas à quel point. Une personne âgée a toujours la possibilité de se réjouir des beaux souvenirs. Là, pour mes parents, il ne reste rien. Ils ne se souviennent pas de leur vie, de leur couple, des voyages, de leurs deux maisons. Ils ne se souviennent pas de mon frère. 

J'ai demandé à mon père à quoi il pensait et il m' a répondu : " à rien" - Comment ça à rien ? - Ben non, j'ai plus rien."

Effroyable.

Un regard vide qui me fixait sans me voir.

Quelques jours sans médicaments et son coeur s'arrêterait. Personne ne prendra cette décision. C'est impensable.

C'est bien facile de se guausser d'avoir augmenté l'espérance de vie. Il aurait fallu se demander si ça en valait la peine, à tous prix, en toutes circonstances.

Cette espérance de vie qui sert d'ailleurs d'argument pour le recul du départ à la retraite.

La qualité de vie, voilà ce qui importe, voilà ce qui relève de l'humain avant de la confier à la médecine. La qualité de vie de mes parents, elle se limite à être en sécurité, accompagnés par un personnel compétent. C'est immense, énorme, magnifique, je ne dirai jamais le contraire. J'ai vu ces personnes âgées en Turquie et en Syrie, réfugiées sous des tentes. Mes parents sont nourris, chauffés, lavés, soignés, ils peuvent participer à des activités, à des groupes de paroles. Leur situation n'est pas dramatique.

La question que je me pose aujourd'hui, c'est de savoir si elle a un sens.

Je leur parle de la mort et de tout ce que j'ai lu sur le sujet. Je leur parle de ce que j'ai vécu. Et des quelques échanges que j'ai eus avec mon frère après sa longue période de coma, de ses souvenirs et des miens.

Hier, je leur ai raconté des témoignages dans le livre "En route vers Oméga" de Kenneth Ring. Je leur ai lu aussi des passages de "La source noire" de Van Eersel. Et d'autres passages de "La vie après la vie" de Raymond Moody. Je ne sais pas ce qu'ils connaîtront le jour où ils mourront, personne ne peut le savoir mais il m'est toujours possible de leur apporter quelques visions moins cauchemardesques que celles qu'ils ont peut-être en tête. Je n'en sais rien puisqu'ils refusent d'en parler. Mais je sais pour m'occuper d'eux depuis de nombreuses années que la simple idée de la mort est une douleur profonde. 

Il n'en est pas de même pour moi. J'ai déjà "voyagé" assez loin pour attendre l'inévitable exploration avec une très grande curiosité. 

 

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