Aimer

Aimer signifie-t-il que l'on aime en l'autre l'amour qu'il a pour nous ? Lorsque nous aimons, désirons-nous principalement que l'on nous aime, être pour l'autre sa raison de vivre, sa lumière, une indispensable dépendance ? Puisque dans cette dépendance, nous trouverions la dimension de notre importance, la possibilité de prendre forme, comme une entité qui ne pourrait s'éveiller proportionnellement qu'aux regards qu'on lui porte ?

Etre aimé produirait en nous la reconnaissance dont nous avons besoin pour nous aimer nous-mêmes. Si l'autre m'aime, c'est que je mérite d'être aimé et par conséquent je m'aime. L'autre ne serait donc que le miroir dont nous avons besoin pour pouvoir nous contempler dans l'amour propre, celui qui nous comble de bonheur même s'il est généré par une dépendance...Car il est évident qu'il faut s'inquiéter de la rupture éventuelle étant donné que le miroir en sera irrémédiablement brisé.

Si l'autre en me quittant brise le reflet dont je me nourris, que reste-t-il de moi ? Des morceaux épars qu'il ne reste qu'à balayer. A moins de retrouver rapidement un autre miroir, celui qui me permettra de recoller les morceaux et de continuer cette mascarade...  "Vite, vite, présentez-moi des miroirs que je puisse reprendre forme. J'ai tellement besoin de me voir dans les prunelles de l'être qui m'aime"...

Mensonges répétés, conditionnements entretenus, le spectacle aux alentours est constitué principalement de cette folle farandole des coeurs brisés, c'est un schéma usité mais qui a la peau dure, génération après génération...

La rupture...Quelle en est la raison principale ? Le fait que l'être aimé ne veuille plus ou ne puisse plus renvoyer l'image de nous-même que nous aimons, celle dans laquelle nous nous reconnaissons et que nous souhaitons prolonger.

L'être aimé, sans doute lui-même engagé dans une évolution verticale, ne parvient plus à préserver l'image constituée dans les premiers jours, semaines, mois, années de cette union. Quelque chose a changé, insidieusement parfois. Bien souvent, les deux reflets vont se ternir simultanément, phénomène de vases communicants,  ou de la véritable vase après l'eau cristalline...

 

Les deux miroirs, après s'être aimés mutuellement en répondant favorablement aux attentes de l'autre, afin de pouvoir s'aimer soi-même, en viendront à se voiler, à se ternir, à se brouiller.

Ce n'est pas le fait que l'autre change qui soit gravissime mais le fait que le reflet ayant changé, je ne puisse plus me reconnaître. Cette image que l'autre me renvoie me déstabilise parce qu'elle ne ressemble plus à l'image que j'avais de moi-même...Mais alors, qui suis-je ?

Si d'ailleurs, l'un des miroirs finit par se briser sous le poids de la douleur, il convient de comprendre que cette souffrance insoutenable n'est pas générée par l'autre mais par le désamour de nous-mêmes que ce changement considérable entraîne. Je me suis brisé parce que j'ai refusé de changer l'image que j'avais de moi, alors qu'il s'agissait peut-être d'une opportunité de transformation favorable. Je n'ai rien appris et je vais vite recoller les morceaux auprès d'un miroir qui me ressemblera vraiment, quelqu'un qui me comprendra et ne me demandera pas de changer, un véritable amour en quelque sorte...

Conditionnements répétés, engrenages sans fin...

 

Vladimir Jankélévitch, entre autres, s'est opposé à cette version de l'amour. Pour lui, j'aime en l'autre ce qui est différent de moi et non pas ce qui m'est semblable et me réconforte.  "L'autre n'est pas un autre moi-même, c'est un autre que moi-même." Dans cet amour, ce n'est pas moi que j'aime mais ce que l'autre m'apporte, cette complémentarité qui fait d'un couple une entité autre que le toi et le moi associé...

L'idée semble effectivement plus positive que la précédente...Encore faut-il que chaque individu soit solidement constitué. Qu'en sera-t-il dans cette relation si l'un des individus cherche en l'autre sa propre complémentarité, quelque chose qui le remplisse parce qu'il ne se voit que comme un récipient vide ?

"Les rapports humains vécus à la périphérie de nous-mêmes ne sont en général que des substituts : souffrant de notre incomplétude, nous exigeons de l'autre qu'il comble notre vide et corresponde à notre attente. A travers la relation, nous recherchons ainsi vainement la plénitude de l'unité." Gilles Farcet.

 

Cette différence de l'autre qui nous surprend et nous plaît, nous la voyons comme l'opportunité d'une construction intérieure.

"Mais oui, bien sûr, c'est de ça dont j'avais besoin, cette énergie que je n'ai pas, cette joie de vivre, cette effervescence ou cette sérénité, cette lucidité, cette rationnalité ou cette exubérance, tout ce que je ne possède pas et que je vais pouvoir saisir grâce à l'autre"..

Nouvelle mascarade, nouvelle errance.

L'amour n'a pas pour finalité de nous construire, nous ne pouvons pas être ce que l'autre porte car nous ne serions jamais nous-mêmes.

Oui, peut-être, mais je ne sais pas ce que je suis...Sans l'autre, je suis perdu.  

Faut-il pour autant entraîner l'autre ? En avons-nous le droit ou ne s'agit-il pas plutôt d'une prise d'otage ?

 

Il n'y aurait donc pas d'autre alternative que d'être soi pour aller vers un autre soi. L'Amour serait un accompagnement et non une tentative de formation.

Pas question d'amour intentionnel, juste un amour inconditionnel de l'autre, non pas seulement pour ce qu'il est mais parce qu'il est la représentation incarnée de notre façon d'aimer la vie.

 

Ce que j'aime dans la femme que j'aime c'est la façon dont elle aime la vie. Et c'est pour ça que je l'aime. Ce qui me permet d'aimer la vie en elle. Cet Amour là est d'abord l'Amour de la Vie. Nous n'en sommes que les supports.

 

 

 

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