C'était mon premier poste.

Une classe unique, douze enfants.

Je les avais emmenés au bord de l'Océan, à Camaret.

Tout est là, chaque instant, je n'ai rien oublié...


 JUSQU'AU BOUT 

 

 

 

                                                                       XXX 

 

Ils étaient là depuis deux jours. Ils avaient planté leur tente au fond du camping, loin des sanitaires, contre une haie de lauriers palmes. De là, parfois, ils entendaient le ronflement de l’océan.

L’océan.

Ils ne voulaient plus le quitter. De la plage à la falaise, leur joie se nourrissait de chaque instant. Ils couraient dans les dunes jusqu’à l’épuisement, cherchaient des coquillages aussi fébrilement que de l’or, sautaient dans les vagues, se tenant les uns les autres pour lutter contre les murs d’eau.

Afin de se préserver de toute invasion, ils construisirent des châteaux de sable au sommet des plus hautes dunes et des fortifications, mélange savant de pierres, de goémons, de sable et de débris de toutes sortes, s’élevèrent pour contrer tout débarquement, mais l’une de ces murailles, trop avancée, disparut sous la première marée montante. De leur déception, ils apprirent le respect des forces naturelles.

« On domine la nature en lui obéissant », leur expliqua-t-il.

Il les photographiait à longueur de journée. Il leur offrirait les clichés. Ils pourraient constituer un album de souvenirs, comme un jardin secret.

Les interminables discussions pour convaincre Miossec de l’intérêt scolaire d’une semaine au bord de la mer, les démarches administratives, son mensonge à l’inspecteur sur la présence d’un parent accompagnateur pendant toute la durée du séjour, la peur que le projet ne s’écroule sur un coup de tête de Miossec, tout cela aussi était oublié.

Ils étaient là depuis deux jours et pas un seul instant n’était à regretter. Tant de choses s’étaient passées en si peu de temps. L’ébahissement de David et d’Olivier qui n’avaient vu l’océan qu’à deux reprises, la joie de Rémi et de Fabrice qui n’avaient jamais eu le droit d’y nager, l’émerveillement de Marine devant les vagues, qui, disait-elle, « ne se fatiguaient jamais d’aimer la terre », les cris de Léo qui cavalait sans cesse dans les dunes et sautait, roulait, se relevait, plongeait sans jamais retenir ses rires et le plaisir d’Isabelle quand elle laissait couler le sable entre ses doigts, trouvait des coquillages nacrés, des bouts de bois flottés, tordus, usés, blanchis, des plumes de goélands argentés, mille trésors qu’elle enfermerait dans son armoire comme autant de reliques, tout cela n’était que joie.

 

Seule Morgane n’avait pu les accompagner et il s’en voulait un peu. Il acceptait difficilement que l’enfant préfère rester avec sa mère mais il se consolait en pensant qu’elle les aurait gênés dans les activités d’escalade.

 

En fin d’après-midi, ils s’installèrent à Pen Hir, au sommet des falaises. Il avait décidé que les deux premiers jours seraient entièrement consacrés aux jeux dans les vagues, sur les plages, dans les dunes. Il tenait à ce que les enfants découvrent l’escalade, l’esprit libre, nullement perturbés par un désir plus fort.

 

Ils regardaient la mer. Et l’immensité coulait en eux, les unissant dans un silence émerveillé. Olivier, qui avait l’habitude de parler fort, murmurait sans même s’en apercevoir.

« Qu’est-ce que c’est grand ! »

La houle longue et puissante, ourlée de frissons brillants, animait le corps de l’océan d’une respiration titanesque.

« Vous ne trouvez pas qu’on dirait un grand animal ? demanda-t-il.

- Oh oui ! c’est ça, reprit Isabelle. C’est comme un animal qui bouge. 

- Et quand il y a des tempêtes, c’est parce qu’il est en colère », continua Fabrice. 

Il leur lut quelques passages de « la longue route. » Bernard Moitessier, navigateur solitaire autour du monde, était pour lui le plus grand poète des mers du sud et des grands larges mystérieux. Les enfants écoutèrent, ne comprenant certainement pas toutes les émotions dévoilées mais goûtant avec délice la musique des mots, comme autant de nuages légers dans leurs têtes, comme autant de vagues courant dans leurs esprits. Les dauphins jouant autour de la coque du bateau, le sifflement du vent dans les voiles, le chant de l’eau sur l’étrave, les drisses claquant contre le mat, la grande solitude du large, les jours et les nuits passant comme autant de vies, rien, aucun instant, aucune seconde ne méritant d’être oubliée, ils découvrirent dans les mots une vie de marin.

« Moi, je serai marin comme lui, annonça Rémi, enthousiaste.

- J’espère pour toi, dit-il. Et si ce n’est pas sur la mer, que ce soit ailleurs sur la terre n’a pas d’importance, pourvu que vous trouviez le grand voyage, celui qui vous forme, celui qui vous apprend l’essentiel. »

David, brutalement, avait enfoui la tête dans ses mains. Il se leva et s’assit près de l’enfant.

« David, pourquoi tu pleures ? »

L’enfant se recroquevilla en prenant la main de Pierre. Un regard rapide et honteux vers les autres enfants l’enferma au plus profond de son désarroi.

« Tu ne sais pas pourquoi tu pleures, hein David, c’est ça ? C’est venu comme ça, c’est pour ça que tu ne veux pas qu’on te voie mais regarde, personne ne se moque de toi. Tu peux pleurer si tu veux. »

Même s’il doutait que les pleurs de l’enfant soient sans raison et que l’absence de sa mère, aussi méprisable soit-elle, ne le perturbait pas, il profita de l’occasion pour leur parler.

« Il est plus difficile parfois d’accepter ses émotions que de les refouler, commença-t-il en caressant doucement la tête blonde. Celui qui refuse de saisir ce qui le bouleverse n’est pas courageux. Il va s’efforcer de penser à autre chose mais dans ce cas là il s’enfuit et les larmes qui n’auront pas coulé vont s’accumuler avec d’autres, elles empliront le corps entier et à la fin il ne restera qu’une profonde tristesse. Cet homme-là sera pourri d’humidité, toutes les larmes retenues noieront le cœur. Il comprendra peut-être un jour qu’il aurait dû laisser couler ses chagrins, pour s’en libérer et que la joie ensuite retrouve le chemin de son cœur. Tu vois David, tu pleures sans pouvoir expliquer pourquoi mais, au plus profond de toi, il y a quelque chose qui sait qu’en ce moment il est important de pleurer. Il faut faire confiance à nos sensations. Tu te souviendras de ce moment parce que tu auras senti quelque chose qui t’aura dépassé, que tu n’auras pas su maîtriser mais que tu comprendras plus tard, quand le moment sera venu, que la vie t’aura appris suffisamment pour que toutes ces sensations révèlent leurs messages secrets. Moi aussi, ça m’arrive de pleurer sans avoir de raisons évidentes sur le moment. J’ai compris pourquoi le jour où je suis arrivé au sommet du Mont Blanc. J’avais décidé d’aller voir la vie de là-haut et pendant des mois je m’étais entraîné, je ne pensais qu’à cette ascension. Quand je franchissais un pont, je m’imaginais sautant des crevasses, quand je me promenais en forêt, je grimpais aux arbres les plus hauts en sentant sous mes doigts les grains du rocher, quand je marchais au bord de la mer, j’imaginais un long glacier et puis enfin, l’été de mes dix-sept ans, je suis parti avec un guide de hautes montagnes. Je le suivais en écoutant ses conseils. J’étais très impressionné par sa maîtrise et ses connaissances et aussi par l’immensité, par le vide et par l’attention que réclamait chaque pas. On a passé la première nuit dans un refuge. J’ai écouté pendant des heures tous ces gens qui parlaient d’un monde que je ne connaissais pas, je sentais qu’ils vivaient une passion exclusive, totale, magnifique, qui les entraînait dans une progression constante. Ils semblaient toujours rechercher de nouvelles difficultés. Le lendemain, à une heure du matin, tout le monde était dehors dans la nuit froide et cristalline. C’était extraordinaire, l’obscurité, le silence juste troublé par les respirations et le craquement des pas dans la neige, les petites lumières qui s’étiraient sur les pentes, toutes en file indienne, le froid qui mordait le visage, l’aube qui dévoilait peu à peu des immensités envahies de pics, de glaciers suspendus, de parois gigantesques, je n’ai rien oublié. Je ressens tout cela comme si c’était maintenant, c’est un film qui est en moi. J’aurais voulu que cette montée ne s’arrête jamais. Des nuages sont arrivés de la vallée et le vent s’est levé. Plusieurs cordées ont fait demi-tour. J’ai croisé des visages marqués par l’altitude, la fatigue, la tristesse de l’abandon. Quelqu’un vomissait. Le guide m’a dit que le mal des montagnes pouvait frapper n’importe qui et n’importe quand. Il m’a expliqué qu’au sommet le ciel serait dégagé. Moi, bien sûr, je lui faisais confiance et puis je ne voulais pas faire demi-tour. Sur l’arête des bosses, on s’est retrouvé tout seul. Juste notre cordée, c’était extraordinaire. Le vent nous cognait sans répit. De temps en temps, le guide se retournait et me souriait. Je ne sentais pas la fatigue. Mon désir d’aller en haut était le plus fort. J’étais concentré sur chaque pas, je m’appliquais à faire les mêmes gestes que le guide. C’est incroyable la force des rêves, c’est plus fort que tout. À un moment, j’ai senti qu’on ne montait plus, j’ai levé les yeux, le guide s’était arrêté sur une bosse, il me tendait la main. J’ai tapé dedans et il m’a dit : «  On y est. Bravo, t’es un costaud. » Il y avait cinq ou six cordées, pas plus, c’était génial, inoubliable. J’ai regardé partout autour de moi. On était au-dessus des nuages comme avait prévu le guide, aucun sommet ne nous dépassait, on était les plus haut. Dessous, on voyait les nuages qui s’étiraient comme du coton. Le vent était glacial mais ma joie était si forte qu’elle me tenait chaud. Et puis là, tout d’un coup, j’ai pleuré. J’ai pleuré parce que j’étais tellement heureux que ça ne tenait plus à l’intérieur. Dans les premières secondes, je n’ai rien compris. J’étais heureux et les larmes venaient toutes seules. C’était trop fort pour moi, je n’avais pas l’habitude. J’ai pleuré aussi parce que mon but était atteint. C’était un mélange de joie et de tristesse. J’étais déchiré. J’ai compris ce jour-là que c’était le prix du bonheur, qu’une fois l’objectif atteint, le bonheur s’évanouissait et que seul les souvenirs des efforts pour l’atteindre avaient de l’importance car c’est eux qui restaient inscrits dans le corps. J’étais heureux là-haut mais je devais redescendre et aller chercher ailleurs, plus loin, plus haut, plus difficile, pour construire d’autres bonheurs. Le bonheur, ce n’est jamais permanent, ce qui compte c’est de chercher. Après, quand tu as trouvé, tu apprécies, tu t’enrichis de sensations fortes et inconnues, et puis tu repars. Mais ce n’est pas de l’insatisfaction.

- C’est quoi l’insatisfaction ? demanda Isabelle.

- L’insatisfaction, c’est quand on n’est jamais content de ce qui se passe ou de ce que l’on fait. Mais c’est surtout quand on est incapable de saisir ce qui est important dans tout ce qui peut paraître inutile ou difficile à vivre. Il y a toujours quelque chose de bien à comprendre et comme ça on n’est jamais insatisfait. On se sert de chaque jour qui passe pour apprendre alors, on n’a peur de rien. Les gens insatisfaits arrivent à ne plus rien faire, comme ça ils se disent qu’ils ne seront plus déçus mais c’est comme ça qu’ils vieillissent. C’est comme un bateau ancré au port et qui ne part plus, il est tranquille, à l’abri, loin de toutes les tempêtes qui lui font peur mais ce bonheur-là, c’est de la rouille. Chaque jour, il oubliera les efforts qui l’ont conduit là et il ne connaîtra plus que l’immobilité, il s’habituera et il vieillira très vite, il se mentira chaque jour en pensant que là, il est bien, juste pour étouffer son envie de reprendre la mer. Il finira par perdre tout son bonheur, parce que le bonheur, c’est le souvenir de ce qu’on a vécu pour y arriver. C’est pour ça qu’il faut repartir, pour se construire d’autres aventures, pour que la vie ne s’arrête jamais, pour qu’il y ait d’autres souvenirs, des nouveaux, pas des vieilles choses. Ici, pour vous, c’est juste une étape. Vous découvrez quelque chose de nouveau mais c’est juste pour prendre de l’élan et aller voir plus loin. La terre pourrait très bien se passer de nous mais nous, on n’est rien sans elle. Elle est notre principale source de bonheur. Toujours prête à nous accueillir. Et plus les efforts seront grands, plus le bonheur sera intense. »

 

L’énergie qu’il avait mise dans chaque phrase avait convaincu les enfants de l’importance du message. Ils avaient écouté, sans bien comprendre sans doute, mais la voix était si persuasive, si pénétrante, qu’ils ne pouvaient bouger.

À chaque fois que le maître leur parlait sur ce ton, avec une telle énergie, Rémi pensait aux sermons du curé à la messe. Il n’avait jamais osé le lui dire…

 

Ils marchèrent le long des falaises, serpentant dans la lande, entonnant toutes les chansons de l’année.

« Ah ! ce qu’on est bien dans ce jardin

loin des engins

pas besoin de sous pour être bien

pas besoin de vin pour être saoul ! 

- Hips ! » ajoutait Léo, et tous reprenaient en chœur.

 

Dans les dunes du Toulinguet, ils ramassèrent du bois sec. Il leur fallut une bonne heure de recherches et d’efforts pour constituer un stock suffisant. Ils aimaient tant le feu qu’aucun d’entre eux ne se plaignit. Il profita ensuite d’une distribution de boissons pour les réunir.

« Dans Citadelle, le livre de Saint-Exupéry, il y a une phrase qui parle de nous - Si tu veux que les hommes se haïssent, jette-leur du grain, mais si tu veux qu’ils soient frères, force-les à bâtir une tour-.

Vous comprenez pourquoi je dis que cette phrase parle de nous ?

- Oui, répondit Marine. C’est parce que tu nous as demandé d’aller chercher du bois et ça nous a obligés à travailler ensemble pour quelque chose qui nous fera à tous du bien et on s’est tous aidé pour y arriver.

- Comme des hommes préhistoriques, reprit Olivier.

- Oui c’est vrai. Par contre, si j’étais allé chercher le bois tout seul, vous n’auriez pas cessé ensuite de vous disputer pour allumer le feu, pour placer les branches ou prendre la meilleure place, maintenant ça n’arrivera pas parce que vous avez tous travaillé ensemble, notre groupe sera plus important que l’un d’entre nous tout seul. »

Ils descendirent au bord de l’eau et mangèrent leurs sandwiches. Le soleil embrasait le ciel et se dirigeait droit vers les flots lointains.

Il lut encore quelques pages, raconta des histoires de marins. Ils suivirent émerveillés la plongée du soleil.

« Allez, maintenant, on allume notre feu. »

Leur joie crépita encore plus fort que les flammes.

Les chants reprirent.

« Je suis trop petit pour me prendre au sérieux,

trop sérieux pour faire le jeu des grands,

assez grand pour affronter la vie,

trop petit pour être malheureux. »

Léo, comme à son habitude, mimait chaque parole et ses spectateurs étouffés par les rires terminaient difficilement leur chanson.

« Une araignée sur le plancher se tricotait des bottes,

un limaçon dans un flacon enfilait sa culotte,

j’ai vu dans le ciel une mouche à miel pincer sa guitare,

les ratons confus sonnaient l’angélus au son de la fanfare. »

D’une gymnastique désordonnée pour enfiler une culotte, Léo tirait sur une corde imaginaire en sortant la langue.

L’apparition de la lune fortifia encore la force de leurs chants.

« Tous les légumes au clair de lune étaient en train de s’amuser,

ils s’amusaient tant qu’ils pouvaient et les passants les regardaient,

un potiron tournait en rond, un artichaut faisait des sauts,

un salsifis valsait sans bruit, et le chou fleur se dandinait avec ardeur. »

Léo roula des fesses en décollant les oreilles.

Ils dansèrent tous autour du feu puis il proposa une partie de cache-cache dans les dunes. Dans l’obscurité, les sensations furent très fortes pour des enfants peu habitués à sortir la nuit. Enfin, avant de rentrer au camping, ils retournèrent sur la plage écouter les vagues.

 

Emmitouflés dans les duvets, ils sombrèrent enfin dans le sommeil, accompagnés de rêves déjà construits.

 

Le troisième jour, au matin, ils marchèrent, sac au dos, sur la presqu’île des Espagnols. Pierre connaissait parfaitement l’histoire de ces lieux. Il raconta les conflits contre l’Espagne et l’Angleterre. Ils descendirent dans le fort de la pointe des Capucins. Ils aperçurent un phoque gris qui pêchait et tentèrent de le suivre en sautant de rochers en rochers.

« On fait de l’histoire, de la géographie et des sciences, je ne vois vraiment pas comment une classe enfermée dans des livres sans vie pourrait faire mieux que ça », pensa-t-il en expliquant l’importance et les causes des courants marins dans le goulet de Brest. Les enfants écoutaient et posaient des questions sans quitter le paysage des yeux. Lorsqu’il estimait avoir épuisé le sujet, il organisait une partie de cache-cache dans la bruyère et la lande et il abordait une nouvelle notion dès que l’occasion se présentait.

Ils s’installèrent au bord de l’eau pour manger. Une bassine naturelle, large creux protégé des vagues, offrant une eau calme et des fonds transparents, accueillit leurs jeux. Rémi  fut le premier à oser sauter d’un promontoire en surplomb. Les prouesses acrobatiques de Léo et les vagues soulevées par les sauts groupés d’Olivier et de Fabrice ne furent interrompues que par le froid de l’eau.

En fin d’après-midi, il les emmena à Pen Hir pour une petite escalade. L’apprentissage du vide devait être progressif. Il s’évertua à les rassurer sur la solidité du matériel et du rocher. Il leur montra les techniques d’assurage, la position idéale du corps et les défauts récurrents des débutants.

« Il ne faut jamais s’allonger contre le rocher, les bras tendus sinon on ne voit plus les prises de pieds et on se fatigue très vite, vous devez monter comme si vous étiez sur une échelle. »

Une petite dalle d’une dizaine de mètres, faiblement inclinée et largement pourvue en prises, favorisa les premiers essais. Léo et Rémi ne montrèrent aucune appréhension. Les autres, encouragés par cette témérité, essayèrent avec plus ou moins de réussite de les imiter.

 

Le soir, regroupés autour du feu, la partie de plongeons et l’apparition furtive du phoque monopolisèrent les discussions. Il les interrogea sur leurs impressions après la séance d’escalade mais ne sentit pas un très grand enthousiasme. Il chercha à se consoler en pensant que la multiplicité des découvertes effectuées expliquait ce manque d’intérêt mais de toute la soirée, il ne se débarrassa pas d’une désagréable amertume.

« Demain, dans la grande falaise, ça va vraiment leur plaire », pensa-t-il.

 

 

« Ce n’est pas parce que c’est difficile que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas que c’est difficile », a dit Sénèque, il y a très longtemps. Aujourd’hui, c’est exactement ce que vous allez vivre. Ne croyez pas que c’est impossible, sinon vous n’y arriverez pas, donnez toutes vos forces et tout votre courage et de cette façon vous irez en haut de la voie. »

Ils descendirent au pied d’une paroi de soixante mètres. Le chemin caillouteux, raide et étroit, permit déjà d’échauffer les corps, de capter l’attention du groupe. Il leur indiqua les marches, les creux, les passages délicats et put juger de la souplesse et de l’appréhension de chacun. Léo se déplaçait avec une agilité de chat, insensible au vide et aux mouvements de l’océan qui attiraient les regards. Les autres descendaient, poussés par leur fierté. Il les regroupa sur une large terrasse au-dessus des flots.

« Je vais grimper en premier jusqu’en haut de la dalle. Là-haut, j’installerai un relais, ça veut dire que je m’attacherai. Comme ça, je pourrai vous assurer avec la corde. Si ça ne va pas, je pourrai vous tirer un peu pour vous aider. C’est impossible que vous tombiez. Quand je relancerai le bout de corde, vous n’aurez qu’à passer le mousqueton dans votre baudrier et visser la bague de sécurité. Vous devez toujours faire vérifier votre assurage par le groupe avant de commencer à grimper. Rappelez-vous que c’est très impressionnant et que votre but, c’est surtout de contrôler votre peur. Tout le monde a peur au début mais tout le monde n’arrive pas à la maîtriser, ça dépend de vous. Si vous osez, vous y arriverez. »

Ils avaient écouté en silence, sans un geste, pétrifiés par la raideur de la dalle qui les dominait. Ils auraient voulu s’enfuir sans doute mais devant les autres et devant le maître, c’était une idée honteuse qu’ils rejetaient.

Ils passèrent avec plus ou moins d’aisance. Excepté Léo, qui évoluait sur les rochers comme s’il était simplement monté sur un tabouret, ils éprouvèrent énormément de difficultés à oublier les fabuleux rouleaux qui s’écrasaient inlassablement à leurs pieds, couvrant de leurs grondements les encouragements de Pierre. Chaque prise leur semblait nettement insuffisante, la corde bien fragile, la paroi trop grande, le sommet trop loin, le maître tout petit là-haut.

Ils se retrouvèrent, tous serrés, les uns contre les autres, au milieu de la falaise, sur l’étroite vire où le relais était installé. Une longue cordelette reliée par trois ancrages permettait d’assurer tout le groupe. Ils s’étaient assis et regardaient la suite de la voie.

« C’est simple, c’est tout droit. »

Cette simplicité ne rassura personne.

« Cette fois, je grimpe jusqu’au sommet. Isabelle et Fabrice, c’est vous qui viendrez en premier. Ensuite, je redescendrai les deux brins pour David et Olivier. Marine, tu passeras avec Léo et Rémi, tu grimperas en dernier pour récupérer tout le matériel. N’oubliez jamais de toujours vérifier les mousquetons avant de partir. Vous devez toujours être attachés quelque part, soit au relais, soit à la corde. De toute façon, de là-haut je vous verrai très bien mais j’aimerais bien que vous réussissiez à vous débrouiller sans moi, vous en êtes largement capables. Il suffit de toujours réfléchir à ce que vous faites et de ne pas laisser la peur vous commander. »

Les prises foisonnaient tout au long du parcours, il arriva rapidement au sommet de la paroi. Il installa le relais.

Aucun enfant n’avait bougé. Blottis peur contre peur, ils attendaient le signal de départ. Sur leurs visages, il voyait défiler des terreurs imaginaires et d’inébranlables confiances. Ces petites vies accrochées les unes aux autres, au-dessus de quarante mètres de vide, le suivant au-delà de leurs craintes, le plongèrent dans un bain de puissance et d’amour. 

« Je pourrais faire ce que je veux avec eux, ils me suivraient partout. Il faut que je les emmène en Ardèche. Au moins trois semaines, c’est la seule façon de les marquer définitivement. »

Fabrice et Isabelle hésitèrent quelques instants avant de se lever. Olivier et Rémi vérifièrent les mousquetons.

« Allez-y ! cria-t-il, je vais vous guider. »

Les conseils, les encouragements, le fracas des vagues, l’immensité du vide et l’espoir rassurant d’un sol horizontal eurent raison de leurs immobilités. Ils grimpèrent, fixant toute leur énergie vers le sommet et vers le maître. Le reste du groupe les suivit du regard, imaginant douloureusement que leur tour viendrait.

Les deux brins de corde redescendirent. David et Olivier s’encordèrent.

« C’est bien David, c’est bien, continue comme ça, regarde bien les prises de pieds, ne fatigue pas tes bras pour rien. C’est comme si tu montais à une échelle, pousse bien avec tes jambes. »

L’un comme l’autre ne se quittait pas des yeux, David progressant davantage avec les encouragements de Pierre qu’avec les prises. Olivier lui indiquait où poser les pieds lorsqu’il n’osait plus regarder sous lui. Enfin, il parvint près de Pierre qui l’accueillit dans ses bras.

« Bravo, David, je savais bien que tu pouvais y arriver, tu t’es très bien débrouillé et toi Olivier, tu l’as drôlement bien aidé, c’est super. »

Léo trouva encore prétexte à jouer et mima un singe dans son arbre.

« Ne me fais pas rire, imbécile, se plaignit Marine et avance donc ! »

Enfin, il passa la corde à Rémi, resté seul sur la terrasse.

« Regarde Rémi ! lui cria-t-il, regarde la vague qui arrive, c’est une belle ! »

La masse roulante explosa au pied de la paroi et jeta dans les airs des gerbes étincelantes. Les enfants regardèrent Rémi lever les bras comme un chef d’orchestre dans un crescendo final. 

«Pourquoi il rigole comme ça ? demanda Fabrice étonné.

- Il est heureux, je crois bien », répondit Pierre, ému par la joie du garçon. 

 

« On peut toujours plus que ce que l’on croit pouvoir », a écrit Joseph Kessel. Vous comprenez maintenant ce que cette phrase veut dire.

- Oui, répondit Rémi, immédiatement. Au début on pensait qu’on n’y arriverait pas et en fait on est tous allé en haut.

- Il ne faut pas laisser la peur vous limiter. C’est à vous de la dominer et, comme ça, c’est votre vie qui vous appartient vraiment, » conclut-il.

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Commentaires

  • Thierry
    • 1. Thierry Le 14/05/2014
    Lucie, Je n'ai jamais revu les élèves de cette école...Et je ne sais donc pas s'ils ont lu ce livre. Ça serait étonnant d'ailleurs...Je vois quelques-uns de mes anciens élèves encore. Pascale est restée la plus proche, elle est mariée, elle a un petit garçon. Elle était à la maison le mois dernier. Elle était dans ma classe du CE2 au CM2. Une très belle personne et je sais l'importance que j'ai eue dans sa vie. Mais il en reste peu de ces élèves finalement...1200 enfants environ sur toute ma carrière. Mais le plus important à mes yeux, c'est qu'ils en aient gardé quelque chose d'utile pour eux.
  • Lucie
    • 2. Lucie Le 14/05/2014
    J'aurais tellement aimé t'avoir comme instituteur, Thierry.

    Je me demande ce que sont devenus ces enfants. Si tu as croisé leur chemin une fois devenus adultes. Ce qu'ils ont gardé comme souvenir de ce moment, s'ils essaient de vivre avec ce qu'ils ont appris à ce moment-là, si ça les a suivis jusqu'à leur âge adulte, s'ils n'ont pas oublié lors du rituel de passage à l'âge adulte, s'ils savent que tu as écrit un livre à ce sujet, et s'ils l'ont lu.

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