A CŒUR OUVERT :lâcher prise

 

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« Salut Philippe ! Comment ça va ?

- Salut Francis. Impeccable. Et toi ?

- Pas mal. Du boulot par-dessus la tête mais moins que toi, j’imagine. »

Brasserie de la rue Saint-Jacques. Les deux hommes s’étaient donné rendez-vous. Juste un intermède dans le chaos de la journée.

« C’est clair que depuis que j’ai récupéré toutes les parts de la société, je n’ai pas une minute à moi. Je n’aurais jamais imaginé une situation pareille. Ça m’est tombé dessus avant même que j’y pense. C’est pour ça que je t’ai appelé. On commande ?

- Oui, j’ai un rendez-vous dans une heure. Faut pas traîner. T’as des nouvelles de Paul ?

- J’ai eu Alice au téléphone avant-hier. Elle m’a dit qu’il est parti s’installer dans un coin paumé, dans le Massif Central. Mais je serais incapable de te dire où exactement.

- C’est dingue quand même ce changement dans sa vie. Je sais bien qu’il a failli mourir mais de là à tout plaquer comme ça. Il aurait pu juste réduire la voilure. Au lieu de ça, il disparaît du jour au lendemain.

- Tu sais, je crois que tu aurais du mal à le reconnaître si tu le voyais. La dernière fois que je l’ai rencontré, ça m’a foutu mal à l’aise. L’impression de parler avec un gars un peu dérangé. J’ai essayé de lui montrer que le marché explosait et qu’il y avait un fric fou à se faire, qu’on avait obtenu toutes les exclusivités dont il avait rêvé et pour lesquelles il s’était battu comme un mort de faim, que c’était pas le moment de lâcher l’affaire.

- Qu’est-ce qu’il a répondu ?

- Il m’a regardé sans rien dire. Mais pire que ça encore, je dirais que c’était comme s’il n’y avait eu personne en face de moi. Tu sais, il était vachement nerveux avant, il bougeait tout le temps, ça m’énervait quand il tapotait des doigts sur la table.

- Moi aussi, c’était vraiment crispant.

- Oui, c’était une vraie pile électrique et tu connais sa capacité à abattre un boulot de dingue, hein. Il épuisait tout le monde autour de lui. Vraiment, ce gars-là m’impressionnait énormément. Eh bien, là, il était face à moi, totalement inerte, sans aucun geste, droit comme un lampadaire. Je lui ai même demandé si ça l’emmerdait ce que je disais. Il m’a dit que si c’était important pour moi, je pouvais bien continuer. Il n’en avait rien à foutre quoi. Je crois même que j’aurais pu continuer pendant trois plombes sans qu’il ne bouge. C’est moi qui suis parti.

- Et ben dis donc, impressionnant. C’est le cerveau qu’ils lui ont enlevé ou quoi ?

- En tout cas, il n’a plus ce qui faisait de lui le gars qu’on a connu. Et c’était un sacré bon pourtant. Tu te rends compte de la force de frappe de la boîte aujourd’hui ! Il a pulvérisé tous les concurrents. C’était un visionnaire ce gars. Je n’ai pas hésité un seul instant quand il m’a proposé ses parts. C’était inespéré d’un point de vue financier. Et surtout à ce prix-là ! Par contre, au niveau boulot, je ne m’en sors plus. C’est pour ça que je t’ai appelé, Francis. Ça te dirait de venir bosser avec moi ? »

Chloé ne l’avait pas reconnu. Plusieurs semaines qu’elle ne l’avait pas vu. Elle ne savait même pas où il s’était installé et elle ne voulait pas le savoir. Il les avait abandonnées, elle et sa mère. Comme si elles ne comptaient plus pour lui.

Il lui avait donné rendez-vous dans le parc aux alouettes. Le banc, prêt du manège aux chevaux de bois. N'importe quoi. Une galerie marchande, là au moins, elle aurait pu en profiter pour faire les vitrines. Il le savait bien pourtant. C'était n'importe quoi.

Il était déjà là quand elle est arrivée. Assis sur son banc. Il s'était levé.

Il avait un pantalon et une chemise en lin. Blanc cassé. Des sandales. Plus de costume, plus de cravates ni les chaussures en crocodile.

Une transformation radicale. Elle pensa à un nostalgique de Woodstock.

« Bonjour Chloé.

- Bonjour papa. »

Elle n’avait pas aimé son regard inquisiteur, cette façon insistante de la dévisager. Elle ne se souvenait pas lui avoir connu un tel flamboiement dans les prunelles.

« Comment tu vas, papa ?

- Je vis. Et c’est tout récent alors je découvre.

- Maman m’a dit que tu allais quitter la région.

- Oui, j’ai loué une petite maison meublée près du village de la Godivelle, dans le Massif Central.

- Mais qu’est-ce que tu vas faire là-bas ?

- Marcher.

- Marcher ?

- Penser en marchant si tu préfères. Il est temps que j’apprenne.

- Et tu as le droit de faire des efforts comme ça ?

- Je ne me suis pas donné ce droit jusqu’ici et la vie s’est chargée de me le rappeler. J’ai la chance d’avoir une deuxième vie. Ou peut-être même une première finalement.

- Ah bon, une première ! Sympa pour maman et moi ça.

- Oui, tu as raison. Vous n’êtes pas concernées. Je ne peux pas vous reprocher d’avoir vécu ce que je vous proposais et que j’entretenais. C’est ce qui convenait à tout le monde. Mais ça ne me convient plus justement. Et ça n’est pas un choix, c’est une nécessité.

- Et tu vas vivre de quoi maintenant que tu n’as plus de travail ?

- Je vais vivre justement.

- Et maman et moi ?

- Vous êtes tranquilles de ce côté-là, aucun souci. Financièrement parlant. Tout comme moi.

- Tu sais combien ça va coûter mes études ?

- Ta mère a touché de quoi te payer mille fois tes études et un cabinet d’architecte d’intérieur en supplément. »

Elle n’aimait pas ce détachement, cette façon qu’il avait de répondre à tout avec une singulière facilité, comme si tout était sans problème, comme si tout était déjà réglé. Elle l’avait toujours connu agité, impatient, pressé, nerveux mais efficace et déterminé. Rien ne lui résistait. Et là, elle avait l’impression que rien ne lui résistait également mais à travers une indifférence totale. Et pourtant, il était toujours aussi opérant. C’est ce mot-là qui l’interpella.

« Depuis ton opération, tu as changé.

- Et ça ne te plaît pas ?

- Je ne comprends pas ce qui s’est passé.

- J’ai failli mourir, tout simplement.

- Mais tu es toujours vivant ! Alors, pourquoi tu ne continues pas ? Tu pourrais travailler moins mais continuer à t’occuper de ton entreprise, tu y as consacré toute ta vie. Et puis là, ça ne compte plus.

- Parce que je ne compte plus justement.

- Attends, c’est toi qui ne comptes plus ou tu veux dire que tu ne comptes plus l’argent que tu possèdes ?

- C’est parce que je comptais l’argent que je possède et plus encore celui que je voulais posséder que ma vie ne comptait plus. Il a suffi que je pense à mon travail pour avoir envie de partir en courant. Je n’ai même pas envie d’essayer quoi que ce soit. C’est fini tout ça.»

Rien à faire, il avait réponse à tout, elle sentait bien qu’il était inébranlable. Elle ne parlait pas avec son père mais avec un individu qui n’existait pas comme elle. Il était ailleurs. Dans un autre monde. Et ce regard illuminé lui devenait insupportable.

Ce cliché éculé du millionnaire qui vend tous ses biens et part vivre en ermite. C'était tellement ridicule. Elle en avait honte pour lui.

« Il faut que j’y aille papa. J’ai un rendez-vous. »

Elle aurait pu inventer n’importe quoi pour sortir de ce malaise.

« Quand je serai installé, je te préviendrai. Il y aura une chambre pour toi.

- Oui, on verra. »

Elle se leva, l’embrassa et s’enfuit.

Il avait un rendez-vous lui aussi.

Il se présenta à l’agence bancaire et il fut immédiatement reçu par Monsieur Blain, son attaché de compte.

« Je suis ravi de vous revoir, Monsieur Laskin. Comment allez-vous ?

- Du mieux possible, merci. »

Il n’avait rien à reprocher à cet homme affable et il le savait sincère.

« Je suis venu signer les documents pour mon ex-femme et ma fille, les virements permanents dont je vous ai parlé par téléphone.

- Oui, j’ai déjà préparé les documents. Nous aurons vite terminé. Je vous demanderai juste de les relire intégralement, par sécurité. Je m’en voudrais d’avoir commis une erreur. »

Il s’attacha à analyser chaque terme. Rien à signaler. Une signature sur les feuillets.

« Je sais que je n’ai aucun conseil à vous donner sur la gestion de votre compte, Monsieur Laskin. Et je n’en donnerai pas.

- Je vous en remercie.

- Je suppose que vous voulez prendre le repos qui vous est dû.

- Exactement.

- Alors, je vous souhaite le meilleur pour les années à venir, Monsieur Laskin.

- Cinq ans, pour l’instant. C’est la durée de mon nouveau cœur. »

Une interrogation dans les yeux du conseiller.

« C’est un cœur artificiel, Monsieur Blain et il a une durée de vie limitée. Il est possible qu’entre temps, je puisse bénéficier d’une transplantation avec un greffon humain ou qu’on recommence avec le même type de cœur. L’histoire n’est pas finie.

- C’est très impressionnant.

- Effectivement. Prenez soin de vous et de votre famille, Monsieur Blain. »

Il se leva et tendit la main.

« Je m’en souviendrai, Monsieur Laskin. »

Il passa à l’entreprise et rencontra Philippe. Il demanda la liste des relevés d’identité bancaire des vingt-sept salariés à la comptable et fit verser trois mille euros de prime à chacun.

« Philippe, je compte sur toi pour souhaiter bonne continuation à tous les salariés. »

La voix était chaleureuse et Philippe s’en réjouit.

«  Je compte sur eux aussi pour pérenniser tout le travail que j’ai accompli. Et sur toi, bien évidemment. Je ne veux pas de pot d’adieu. Les gens ont autre chose à faire. Dis leur de prendre soin d’eux et de leur famille, c’est tout. Et que je ne les oublierai pas. Remercie-les de leur travail. »

Il s’approcha et posa une main sur l’épaule de Philippe.

«  Je t’ai déjà remercié de m’avoir sauvé la vie et je continuerai intérieurement à le faire tous les jours. Propose une formation aux gestes d’urgence à tous les employés. Je n’y ai jamais pensé et c’est une erreur de ma part.

- Tu es sûr que tu ne vas rien regretter ?

- Regretter quoi ? »

Un ton froid, cinglant, un regard qu’il ne parvint pas à soutenir. Il regretta sa question.

« Non, rien, Paul, c’est idiot, je te souhaite le meilleur pour la suite.

- C’est déjà le cas, Philippe. Juste une dernière chose.

- Oui ?

- Ne te fais pas avoir. »

Il lui serra la main et sortit.

 

 

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