Une inévitable sobriété

 

"Lorsque je regarde les différents scénarios de « décarbonation », aucun n’est atteignable sans sobriété. Le laboratoire a pour objectif de nous préparer à ce futur inévitable où la sobriété deviendra la solution évidente et tant attendue. Le réel va nous l’imposer."

Le réel, c'est le monde naturel. La réalité, c'est l'illusion de croissance infinie dans laquelle vit l'humanité.

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EntretienGiec

Yamina Saheb : « Quand on n’aura plus à manger, la sobriété s’imposera à nous »

 

https://reporterre.net/Yamina-Saheb-Quand-on-n-aura-plus-a-manger-la-sobriete-s-imposera-a-nous?

Yamina Saheb : «<small class="fine d-inline"> </small>Quand on n'aura plus à manger, la sobriété s'imposera à nous<small class="fine d-inline"> </small>»

Yamina Saheb, experte du Giec et membre de l’association Négawatt, souhaite créer un laboratoire mondial de la sobriété. Une notion qui demeure peu définie et rarement appropriée par les pouvoirs publics.

Yamina Saheb fut l’une des coautrices du rapport du groupe 3 du Giec [1], publié en 2022, qui mentionnait la sobriété comme l’un des puissants leviers pour atteindre les objectifs affichés de neutralité carbone en 2050. Une évidence qu’il a fallu marteler devant des délégations sceptiques.

Pugnace, la chercheuse spécialisée dans l’efficacité énergétique des bâtiments — passée par le Centre de recherche de la Commission européenne (JRC), l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et membre de l’association Négawatt — souhaite désormais créer un laboratoire mondial de la sobriété [2], chargé d’infuser le concept à tous les niveaux de décision.

Reporterre — A-t-il été facile d’imposer le concept de sobriété dans un rapport du Giec ?

Yamina Saheb — Il a fallu batailler ! Quand j’ai postulé pour le Giec en 2018, ma motivation principale était d’introduire le concept de sobriété dans le rapport final. J’avais essayé de l’imposer au Centre de recherche de la Commission européenne (JRC) ou à l’Agence internationale de l’énergie (AIE), en vain. Le Giec était ma planche de salut, en quelque sorte. Ce que j’ignorais, c’est que je n’allais pas trouver de références à la sobriété dans la littérature scientifique.



Quelles ont été les difficultés pour imposer ce concept ?

Ce mot — sufficiency, en anglais — a provoqué le plus grand nombre de commentaires négatifs, notamment de la part des Américains. Mes coauteurs m’ont donc demandé de définir ce concept à travers des études. Je me suis plongée dans la littérature scientifique et, à ma grande surprise, le concept n’était jamais défini. Je trouvais des « mesures de sobriété », mais pas de recherche en tant que telle.

« Le fait que la sobriété soit inscrite dans la loi de 2015 en France a joué un rôle très important dans l’acceptation du concept », explique Yamina Saheb. © NnoMan Cadoret / Reporterre

Le fait que la sobriété soit inscrite dans la loi française de 2015 sur la transition énergétique a joué un rôle très important dans l’acceptation du concept par mes coauteurs, mais là encore, sans définition précise. Comme c’est du bon sens, personne ne peut être contre, pourtant, il a fallu insister pour que les Américains acceptent l’introduction du mot dans le rapport.

« La sobriété va au-delà de l’efficacité et du comportement individuel »

C’est en partie grâce à une négociatrice indienne que cela a été approuvé. La sobriété parle beaucoup aux cultures et aux sociétés qui ne sont pas très industrialisées. Étant d’origine kabyle, c’est une évidence pour moi de vivre en harmonie avec la nature et de la protéger, car en la protégeant, on se protège.

Quand je faisais ma thèse en 2003, l’Ademe élaborait des campagnes pour apprendre aux gens à éteindre la lumière en sortant de la pièce. J’apprends à mon fils de 3 ans à faire cela. C’était un peu surréaliste.



Sur quelle définition l’ensemble des auteurs sont-ils tombés d’accord ?

La sobriété est un ensemble de politiques publiques de long terme qui évitent en amont la demande de matériaux, d’énergie, de terres, d’eau et d’autres ressources naturelles tout en livrant un niveau de vie décent pour tous dans le cadre des limites planétaires.

Par niveau de vie décent, on entend un ensemble de conditions matérielles essentielles au bien-être humain (logement, alimentation, équipements de base, soins de santé, transport, information, éducation et espace public). La sobriété résout le problème d’une consommation équitable de l’espace et des ressources. Elle va au-delà du cadre dominant de la demande énergétique, au-delà de l’efficacité et du comportement individuel.



La sobriété n’englobe donc pas les fameux petits gestes individuels ?

Si, mais ils représentent au niveau mondial moins de 10 % de nos marges de manœuvre pour réduire nos émissions. Ce n’est pas à la hauteur, d’autant que ces gestes ne s’inscrivent pas forcément dans le temps long. Où est la sobriété tant vantée en 2022 ? En réalité, la sobriété s’appuie sur des politiques publiques de long terme qui déclenchent et font durer dans le temps des pratiques sociales.

Par exemple, si on peut faire du vélo dans Paris en masse, c’est parce que la mairie mène une politique volontariste. Les pratiques ou normes sociales de nos modes de consommation et de vie sont générées par les politiques publiques. Celles-ci — climatiques, budgétaires, agricoles, etc. — sont désormais européennes. Le levier se situe donc à ce niveau-là !



Dans quel pays trouve-t-on une politique de sobriété substantielle ?

Nulle part sauf... en Thaïlande. Le pays a mis en place des politiques de sobriété dès les années 90, sur la base d’un document élaboré en 1974, baptisé « Philosophie d’une économie sobre » et qui est à présent signalé dans le rapport du Giec [3]. L’approche thaïlandaise repose sur « la modération, le caractère raisonnable et l’auto-immunité » et cela réoriente leur développement vers la durabilité.

En Europe, le mot a été utilisé pour la première fois pour la transition énergétique par Wolfgang Sachs en 1993. Cela a traversé la frontière, notamment avec les travaux de l’association Négawatt qui en a parlé dès ses débuts [en 2001].

Lire aussi : Sobriété énergétique, la solution oubliée : l’enquête de Reporterre

En 2005, un chercheur du MIT, Thomas Princen, publie The Logic of Sufficiency aux États-Unis, le livre le plus complet à ce jour sur le sujet. Il n’a pas connu le succès qu’il méritait, car il ne peut avoir d’écho politique dans ce pays ! Dans l’OCDE, seule la France fait apparaître le mot dans sa loi de 2015, mais sans dire précisément ce que cela recouvre.

Nous sommes aussi le seul pays où, face à la crise énergétique de 2022, le président de la République et la Première ministre ont annoncé des plans de sobriété au chaud dans leurs cols roulés.

Pour Yamina Saheb, la question de la sobriété devrait être au cœur des politiques publiques. © NnoMan Cadoret / Reporterre

En réalité, ces plans ne sont ni plus ni moins que des plans de changement de comportements. Or, la sobriété s’appuie sur quatre piliers : la politique publique pour diffuser à tous les niveaux ; l’évitement en amont de l’utilisation des ressources naturelles ; l’équité, qui se traduit dans l’accès au bien-être pour tous ; et enfin, le respect des limites planétaires, qu’il s’agisse du budget carbone, de l’utilisation des sols, des ressources en eau, etc.

Dans ce contexte, baisser sa consommation de chauffage dans l’urgence s’apparente plus à un problème de précarité ou d’approvisionnement qu’à de la sobriété !



À quoi va donc servir votre laboratoire mondial ?

À mettre en place une communauté scientifique et politique, je dirais même idéologique, de la sobriété. Pour avancer, il faut de la science, de la recherche et des retours d’expérience. Depuis la publication du rapport du Giec, je suis sursollicitée, mais seule, je ne peux rien faire !

Il y a tout un travail de coordination à mener pour imposer la sobriété dans tous les rapports, les groupes de travail, les ministères et toutes les institutions internationales, dans la recherche. Nous allons bénéficier d’antennes en Australie, aux États-Unis, en Allemagne, en Corée du Sud…

« Il faudrait que les citoyens se saisissent de ce terme pour l’imposer aux politiques »

Avec David Ness, professeur à l’Université de South Australia, nous avons coorganisé le premier sommet international sur la sobriété en mai 2023 qui a rassemblé scientifiques, décideurs, praticiens, industrie et société civile afin de travailler de concert à l’intégration du concept de « suffisance ».

Nous avons plus de 700 inscrits, un record pour un sujet méconnu avant la publication du rapport du Giec en 2022. Notre premier rapport s’attellera à ce qui manque dans l’Union européenne pour plus de politiques publiques sobres.



Si vous étiez aux manettes demain, par quoi démarreriez-vous ?

Je m’attaquerais aux termes du Pacte de stabilité et de croissance, car c’est l’instrument de gouvernance de la zone euro qui coordonne l’ensemble des politiques budgétaires des pays. Avec la politique monétaire de l’UE, il constitue le cœur du réacteur pour s’attaquer à la logique de croissance.

Ensuite, intégrer la notion dans les accords commerciaux permettrait idéalement de ne plus faire du commerce et d’échanges surexploitant les ressources — y compris humaines — dans le monde entier.

« Quand on aura de plus en plus d’inondations et de canicules, on ne pourra pas indéfiniment sortir la lance à eau »

Toutes nos politiques publiques — loi climat européenne, PAC, etc. — découlent des règles de ce pacte. Mais comme on risque d’avoir un Parlement de droite, voire d’extrême droite, aux prochaines élections, c’est loin d’être gagné. Il faudrait que les citoyens se saisissent de ce terme pour l’imposer aux politiques.



Justement, comment rendre la sobriété acceptable – ou désirable – dans une société inflationniste et polarisée par les enjeux environnementaux ?

Je vais être cynique, mais la période est propice à la sobriété, car les impacts des changements climatiques commencent à se faire sacrément sentir. Quand on entendait parler des inondations au Bangladesh ou des famines dues à la sécheresse en Afrique, on s’en fichait un peu, c’était loin.

Désormais, cela touche nos habitations – dans le Nord-Pas-de-Calais par exemple –, nos agriculteurs, etc. Le laboratoire veut permettre de mieux s’approprier le terme, d’en mesurer les implications au quotidien et d’en débattre.



Ainsi, les catastrophes aideraient à transformer la société ?

Historiquement, c’est souvent en situation de crise qu’on prend de bonnes décisions, comme la création de la Sécurité sociale au sortir de la Seconde Guerre mondiale, par exemple. Quand on n’aura plus à manger, que les prix grimperont en flèche et qu’il n’y aura plus de récoltes, la sobriété s’imposera naturellement à nous.

Yamina Saheb a coorganisé le premier sommet international sur la sobriété en mai 2023. © NnoMan Cadoret / Reporterre

Une crise alimentaire va survenir en Europe, je ne peux dire quand, ni dans quelle intensité et encore moins comment les politiques décideront de réagir. Mais nous aurons besoin de nous réinventer, sinon, on va s’entretuer !



Lors des dernières crises — Covid, guerre en Ukraine, etc. — l’État a sorti un « quoiqu’il en coûte » et un bouclier tarifaire pour amortir la réalité d’un monde fini aux ressources comptées et, ainsi, acheter la paix sociale.

Ils peuvent éteindre un incendie, mais pas dix ! Quand on aura de plus en plus d’inondations, de canicules, de sécheresses, on ne pourra pas indéfiniment sortir la lance à eau. Une étude du Lancet, sortie l’année dernière, montrait que Paris, en 2050, serait l’une des capitales les plus meurtrières d’Europe.

Lorsque je regarde les différents scénarios de « décarbonation », aucun n’est atteignable sans sobriété. Le laboratoire a pour objectif de nous préparer à ce futur inévitable où la sobriété deviendra la solution évidente et tant attendue. Le réel va nous l’imposer.

 

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