LES ÉGARÉS (roman) 3

 LES ÉGARÉS 

 

Il écoute le silence de la nuit. Et rêve d’un silence intérieur aussi apaisant. Il s’est réveillé et sans même le vouloir, sans aucun désir, sans aucune volonté, les idées tourmentées ont jailli comme une bourrasque. Cette impression de gâchis qui ne le quitte pas. Cet aveuglement constitué par un amour sans parole. Tous ces non-dits étouffés par des attitudes irréfléchies, des étreintes anxiolytiques, des câlins entretenant les somnolences spirituelles. Ca n’était pas de l’amour. Le mot ne convient plus, il ne veut plus le salir, le couvrir des gravats sombres et froids de son histoire, l’entacher d’intentions secrètes. Il ne veut plus user de cet amour machinal pour cautériser les plaies ardentes. C’est un détournement qui le révolte désormais. L’amour n’a pas de projet, il n’a même pas de désir. Il est là, juste là, dans un don immédiat, une énergie constante qui ne cherche rien. C’est le mental de l’homme incomplet qui l’alourdit, l’asphyxie, le ceint d’armures invalidantes. Il n’avait rien compris. Il devine dans la lente exploration de son inconscient défriché des révélations saisissantes, des découvertes inespérées. Mais il doit accepter la moiteur étouffante des airs viciés par les souvenirs purulents, supporter les dards empoisonnés des cauchemars réactivés, les poisons mielleux des enlacements passionnés. Le mental est une jungle indomptée, un inextricable foisonnement de plantes carnivores se dévorant sans cesse les unes les autres, se nourrissant des cadavres putréfiés, se hissant impitoyablement sur les corps écrasés des idées anciennes, pompant dans le terreau inépuisable des refoulements archaïques les sucs névrotiques, les sèves acides des pensées corrompues.

Il doit labourer cette terre souillée par les charognes immondes de ses traumatismes. Rien de lumineux ne pourra pousser dans cette mélasse excrémentielle, ces vases putrides, ces mémoires enkystées.

Le sillon qu’il doit tracer. Il n’a pas le choix. Rien ne pourra guérir tant qu’il refusera de creuser cette tranchée dans la terre brûlée par les anciens incendies, de revivre les drames étouffés par les cendres fossilisées de sa mémoire anesthésiée.

Il sort du duvet. Il fait nuit. Cinq heures trente-deux. Il allume le réchaud. Un café. Un dernier sursis. Il devine déjà les nausées à venir. Il les connaît si bien. Des années de résistance acharnée. L’armée ennemie lui est aussi familière que ses propres forces.

Assis en tailleur, il fixe les flammes bleues et cloisonne son esprit dans le ronronnement régulier du gaz. Il parcourt en pensée le labyrinthe de ses muscles. Les épaules talées par les sangles. Les mollets durcis par les longues remontées. Tout va se mettre en place. Il suffit d’être patient. L’expérience a l’avantage de cloîtrer les inquiétudes vivaces dans des écrins de certitudes. Une journée de marche et les douleurs disparaîtront. Mettre un pas devant l’autre ne signifie pas que l’on sait marcher. L’accomplissement ne survient qu’au-delà des contractures lorsque le corps a réussi à trouver le rythme et les nourritures nécessaires pour épurer les muscles engourdis. Il faut puiser dans les sources les plus profondes. Il doit franchir un seuil, dépasser la lassitude, ignorer les fibres plaintives. La vie horizontale n’autorise pas les dépassements. Elle limite l’individu à des mécaniques anxiolytiques. Il a toujours détesté cette insignifiante platitude, cette absence de vie, ce sommeil paralytique. Les défis physiques qu’il s’est imposé devaient prolonger ses éveils, favoriser les envols. L’impression de mort prématurée à travers les jours glauques de la vie quotidienne le dégoûtait, cette léthargie avilissante le révoltait. Cette nausée comateuse insufflait à l’existence des relents de pourriture, il imaginait son corps se délabrer insidieusement, les tissus se flétrir, les chairs se racornir, la mort l’envahir. Il devait lutter pour rester en vie, c’était la seule issue. Il percevait tous les gens rencontrés au fil du hasard comme des vampires assoiffés de vigueur, des monstres camouflés sous des parures sociales, des costumes fabriqués, des masques trompeurs. Pour combler l’horreur de leur néant intérieur, ces zombies voraces multipliaient les rencontres comme autant de festins à prendre. Il les fuyait et calcinait son écoeurement dans des incendies corporels. Toujours des défenses, des protections outrancières. Un mal ancré.

Des chapelets de bulles remontent du fond de la gamelle. La chaleur insuffle dans le liquide translucide des agitations bénéfiques. Il imagine son esprit clairvoyant animé de pensées lumineuses, des lucidités réveillées par sa vigilance. Le magma de ses traumatismes enfouis bouillonne et cherche une faille. Il ne veut plus cimenter les fissures. Les défis physiques ne doivent plus servir à épuiser les flots révélateurs.

Il verse l’eau sur le café soluble, ajoute du lait concentré, coupe une tranche de pain, étale de la confiture. 

Il voudrait dire à Leslie ce qu’il ressent. Les enceintes se craquellent et il s’en réjouit. La peur s’étiole. Une onde de chaleur le parcourt, une vibration qui l’illumine. Il s’abandonne au sourire qui se dessine.

Il sait qu’il va avancer.

 

Des embryons de clartés pâles gonflent le tissu opaque du ciel quand il charge le sac sur son dos. Douleurs des épaules. Il s’applique à placer correctement les sangles, il vérifie le laçage des chaussures, la hauteur des bâtons de randonnée, regarde machinalement la carte et lance le premier pas. Des étoiles de rosée gorgées de lumières lunaires parsèment de brillances les tapis d’herbes impassibles. Rien ne bruit.

Leslie. Une immense bouffée d’amour. Un sourire ébloui. Un bain pétillant de jouvence. Immédiatement s’éveille la certitude qu’il ne peut retourner vers elle que dans l’épuration de son âme, le cisèlement affiné de ses excroissances morbides. Retrouver le diamant pur. Eclater toutes les cristallisations fossilisées au fil du temps et qui l’alourdissent, l’enlaidissent, l’isolent dans une gangue néfaste. Il reconnaît aussitôt que ce polissage le concerne intimement et que vouloir l’entamer pour Leslie est une erreur. Ca ne serait qu’un enfermement supplémentaire, une projection mentalisée, une supplique existentielle, le désir d’une reconnaissance. Il sait que Leslie l’accueillera s’il parvient enfin à être ce qu’il porte, à se libérer de ses fardeaux. Il doit exister pour lui au lieu de vouloir vivre à travers les regards des autres. Et même ceux de Leslie.

 

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