On vit une époque formidable.

Le Jeu de la mort : quand la télévision est notre triste reflet

L’expérience menée par le psychologue américain Stanley Milgram entre 1960 et 1963 exerce depuis près de cinquante ans une fascination sur tous ceux qui s’intéressent aux tréfonds de l’âme humaine. Le dispositif mis en place par Stanley Milgram avait conduit des hommes âgés de 20 à 50 ans dans les locaux de l’université de Yale à participer pour une rémunération assez intéressante à l’époque (quatre dollars) à une expérience sur la mémoire. Accompagnés d’un responsable, vêtu d’une blouse, symbole de l’autorité scientifique, il leur était enjoint d’infliger à un « étudiant » des décharges électriques de plus en plus puissantes, si ce dernier se révélait incapable de réciter correctement une liste de mots. En dépit des cris poussés par « l’étudiant », séparé de « son bourreau » par une vitre, les sujets furent une majorité (62,5 %) à aller « jusqu’au bout », c’est-à-dire jusqu’à un choc potentiellement mortel. Ces résultats édifiants permirent à Stanley Milgram de souligner le poids de l’obéissance dans nos sociétés et les conséquences de la soumission à l’autorité.

81 % des candidats vont jusqu’au bout
L’encyclopédie Wikipedia recense dix neuf variantes de l’expérience de Milgram réalisées au cours des dernières décennies. La dernière en date sera l’objet d’une diffusion à la télévision, sur France 2, ce mercredi soir à 20h35. Le réalisateur Christophe Nick est à l’origine de ce documentaire édifiant baptisé « Le Jeu de la Mort ». Il révèle comment 80 candidats, pensant participer à la répétition d’un nouveau programme télévisé, « Zone Xtrême » ont tous accepté les principes d’un jeu consistant à infliger des décharges électriques à un autre candidat (en réalité un comédien) devant répondre à différentes questions. C’est l’animatrice Tania Young qui représente dans cette expérience l’autorité, tandis que le poids des exclamations et des applaudissements du public n’est pas à oublier. Comme les « expérimentateurs » dans le protocole de Milgram, face aux doutes des candidats, Tania Young était tenue de les encourager à « continuer », à ne pas se laisser influencer (certains diraient « manipuler ») par les cris de plus en plus désarmants de Jean-Paul. Enfin, elle leur assurait endosser toute la « responsabilité » aux moments les plus cruciaux. Les résultats sont particulièrement troublants : 81 % des participants n’ont pas hésité à risquer de provoquer la mort de leur « partenaire ». Sur les soixante neuf personnes ayant finalement été retenues pour « l’expérience », neuf ont choisi d’arrêter à partir de « 180 volts » quand commencent les premiers gémissements de « Jean-Paul » et sept interrompent leur participation entre 320 et 360 volts.

Tous, sauf trois personnes, acceptent la diffusion de l’émission
On retiendra par ailleurs que seuls trois candidats sur 69 ont refusé que les séquences les mettant en jeu soient diffusées. Parmi ces trois personnes n’ayant pas souhaité la retransmission des images les concernant, on retrouve la seule personne pouvant être considérée comme « rebelle » : le sujet était parvenu à obtenir du public qu’il vote la fin du jeu. Le refus de ce « candidat » en dit également long sur le poids de l’obéissance dans notre société. En effet dans un monde où la soumission à l’autorité apparaît essentielle, il n’est pas impossible que cet homme ait préféré que cet acte de « rébellion », bien que l’honorant, ne soit pas trop durablement attaché à sa personne. Découvrant la supercherie, beaucoup sont demeurés « sidérés » par leurs actes, tandis que certains ont affirmé qu’ils s’en doutaient. Ces derniers n’ont cependant jamais fait part de leur doute pendant la durée du « jeu » et comme les autres ont tenté d’aider « Jean-Paul » à trouver les bonnes réponses… dans le but de ne pas avoir à lui infliger des décharges qu’ils ne devaient pas estimer si fictives. En effet au-delà des résultats finaux, ce « jeu de la mort » révèle des réactions déjà observées dans l’expérience de Milgram et qui témoigne que ce n’est pas « l’agressivité », la « haine de l’autre » qui pousse les « apprentis bourreaux » à agir comme ils le font, mais bien la sensation d’être soumis à une autorité. Ainsi, il apparaît que les candidats tentent de tricher en « soufflant » à Jean-Paul les bonnes réponses, tandis que lorsque les joueurs sont laissés seuls sur le plateau, 75 % arrêtent d’infliger les décharges.

« Une masse humaine virtuelle »
Aujourd’hui, les résultats de ce « jeu » incitent certains commentateurs à s’alarmer du pouvoir de la télévision sur nos vies. Dans le dernier numéro de Philosophie Magazine, qui s’interroge en une « La télé nous rend-t-elle mauvais », le philosophe Michel Eltchaminoff souligne combien le petit écran « vise l’invention d’une nouvelle manière de faire société. Je suis seul, mais je participe avec intensité aux activités d’une masse humaine virtuelle ». De son côté, Jean-Léon Beauvois, coordinateur de l’expérience observe : « Un levier essentiel, c'est la familiarité qu'on entretient avec la télévision, comme objet domestique. Elle fait partie de la famille, elle nous imprègne au quotidien, contrairement à la religion, qui passe, elle, par la croyance. La source d'influence est d'autant plus efficace qu'on n'y fait pas attention. Qu'on ne s'en méfie pas. Par ailleurs, les gens viennent avec, en tête, un modèle de la conduite à adopter sur un plateau. Ils ont vu Michel Rocard répondre aux questions déplacées de Thierry Ardisson, ou bien des candidats de jeux télé ramper au milieu des rats, croquer des araignées, etc. Là, ils sont venus pour rendre ce service en adoptant le "bon" comportement. Et ils le rendent, même si ça les fait terriblement souffrir! ».

Plus que la télé, l’insondable banalité du mal
Cependant, au-delà de ces analyses, beaucoup remarquent que « Le Jeu de la mort » n’est en réalité qu’une confirmation de l’expérience de Milgram et que bien plus que le pouvoir de la télévision, elle ne fait que confirmer la facilité avec laquelle l’homme se soumet, même aux ordres les plus fous. Ce que l’expérience diffusée sur France 2 met également en évidence, c’est que l’autorité scientifique pourrait être aujourd’hui facilement détrônée par une entité médiatique. C’est bien un visage de la « banalité du mal » dont parlait Hannah Arendt qui sera présenté ce soir. Un mal qui n’est cependant pas comme l’estimait la philosophe celle d’hommes sans affect, mais un mal automatique, réponse à une « obéissance sans jouissance » pour reprendre l’expression de Jean-Léon Beauvois.

Voyeurisme
Il n’en demeure pas moins que comme l’expérience de Milgram à son époque, la réalisation de ce faux jeu télévisé soulève de nombreuses questions éthiques sur la légitimité de ce type d’expérience où les participants sont « piégés » pour les besoins d’une démonstration. A vouloir s’interroger sur le sens moral de nos contemporains, les psychologues et sociologues en oublient-ils certains principes ? La diffusion de l’émission sans floutage des visages ne fait-elle pas courir aux participants (même s’ils ont signé un consentement) le risque d’être montré du doigt dans leur milieu familial ou professionnel et d’aboutir aux mêmes conséquences que certains programmes de télé réalité.
En outre, bien que souhaitant dénoncer les instincts négatifs attisés par la télévision, les réalisateurs de cette émission en jouiront sans doute ce soir en bénéficiant du voyeurisme de millions de téléspectateurs… qui ne seront peut être que peu à accepter de se regarder dans le miroir si dérangeant qui leur sera tendu.

Publié le 17/03/2010 avec source : JIM.fr - Aurélie Haroche

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