JARWAL LE LUTIN ( tome 4)

 

 

 

                  JARWAL LE LUTIN

 

                                                                                                                   1

 

 

« Il s’appelle Tian. »

Les trois enfants étaient assis sur le lit de Marine. Elle racontait sa journée.

« Il est arrivé ce matin. Il est d’origine asiatique, de Chine exactement. Il est né en France mais ses parents vivaient en Chine quand il y a eu un début de révolution. Ils ont été obligés de s’enfuir parce que son père avait participé à une manifestation sur la place Tian’An men. Ils ont eu beaucoup de mal à quitter le pays et ils ont tout perdu. Ils sont arrivés en France parce que son père avait un cousin qui vivait à Paris. Mais ses parents n’ont pas voulu rester dans une grande ville. Ils avaient ouvert un restaurant chinois mais ils ne supportaient pas la vie là-bas. Et Tian non plus ne s’y faisait pas.

-Comment ils ont fait pour ouvrir un restaurant s’ils avaient tout perdu en s’enfuyant ? demanda Léo.

-Tian m’a dit que la communauté chinoise est très solidaire et plusieurs personnes leur ont prêté l’argent nécessaire. Maintenant qu’ils ont tout remboursé et qu’ils avaient de quoi partir ailleurs, ils ont décidé de venir par ici.

-Pourquoi dans les Alpes ?

-Son père dit que c’est important de pouvoir marcher en montagne. Le grand-père de Tian emmenait souvent son fils en montagne. C’est pour ça aussi qu’il ne supporte pas les grandes villes. Il dit que les gens y sont hallucinés.

-Hallucinés ?

-Oui, Rémi, il dit que les gens y vivent tous dans une agitation permanente, comme s’ils devaient tous courir dans le même sens.

-Comment ça se fait qu’il t’a déjà raconté tout ça ? demanda Léo.

-Le prof principal a demandé que quelqu’un s’occupe de Tian pendant les premiers jours et j’ai levé la main.  Il est assis à côté de moi à chaque cours et je l’ai accompagné à la cantine aussi. Alors, on a beaucoup discuté.

-Et pas les autres élèves ?

-Ben, pas trop, non. En fait, quand ils ont vu que je m’occupais de lui, ils ne se sont pas trop intéressés. Ils préfèrent rester entre eux. Ma copine Lou est venue avec nous aussi.

-Tu lui as parlé de Jarwal ?

-Non, Rémi. Mais je pense que ça va être possible. J’aurais du mal à vous raconter tout ce qu’on s’est dit mais je sens bien que Tian s’intéresse à des choses différentes. Il est un peu étrange.

-Pourquoi ça étrange ?

-Ben, sans doute comme nous trois, j’imagine. Pas du genre à parler du dernier jeu vidéo à la mode par exemple. Il aime beaucoup les livres et surtout la poésie. Il écrit des Haïkus.

-C’est quoi ça ? demanda Léo.

-Dans la vieille mare, une grenouille saute, le bruit de l’eau. En voilà un, par exemple. Mais ça s’écrit comme une poésie, avec des vers. Tian m’a dit que c’était d’origine japonaise et que le but était plus d’évoquer une situation que de la décrire.

-Dis donc, Marine, il t’a fait un sacré effet ce Tian ? lança Rémi, goguenard.

-Gnagnagna, j’en étais sûre que tu allais me sortir ça, toi.

-Bon et dis donc, ta copine Lou, tu pourrais pas lui parler de Jarwal aussi. Tian et Lou, ça ferait déjà deux personnes.

-C’est surtout qu’elle te plaît bien ma copine, hein, petit frère ?

-Dites donc, tous les deux, intervint Léo, je vous signale que Jarwal a disparu depuis deux semaines alors au lieu de faire des plans sur la gommette, vous feriez mieux d’y réfléchir.

-Des plans sur la comète, Léo, rectifia Marine. Pas sur la gommette.

- Sur la cassette, la maisonnette, la voiturette, la pâquerette, ça ne change rien au problème.

-Oui, Léo, tu as raison. Et crois-moi que j’y pense autant que toi.

-Je commence à croire qu’on l’a déçu parce qu’on n’a pas trouvé d’autres enfants. Il est peut-être parti chercher ailleurs.

-Tu me déprimes Rémi. C’est affreux. Si c’est ça, on ne le reverra jamais.

-J’en sais rien Léo. Peut-être justement que si on invitait Tian et Lou, on le ferait revenir.

-Vous imaginez un peu qu’on le fasse et que Jarwal ne revienne jamais ?

-Là, c’est sûr frangin qu’on passerait vraiment pour des guignols.

-De toute façon, les garçons, c’est déjà le cas.

-C’est pas faux Marine, acquiesça Rémi.

- Je ne crois pas les garçons que Jarwal soit parti parce que nous n’avons pas trouvé d’autres enfants. Il nous a dit qu’il savait que ça serait difficile et qu’il nous faudrait du temps. Il n’est pas du genre à se montrer impatient.

-Alors pourquoi a-t-il disparu ?

-Je n’en sais rien Léo. Il s’est sans doute passé quelque chose d’imprévu et qui s’est révélé extrêmement important pour lui.

-Tu crois que ça peut avoir un rapport avec Jackmor ? interrogea Rémi.

-Encore faudrait-il qu’il soit toujours vivant ?

-Tu sais Léo, je pense qu’il ne faut pas voir Jackmor avec une durée de vie limitée. Il sera toujours présent parce qu’il se sert des hommes mauvais pour prendre forme. Alors, ça n’est pas le choix qui manque.

-Oui, Marine, c’est vrai, tu as raison. J’ai du mal à imaginer que ça soit possible en fait. Pour moi, dans les deux histoires que Jarwal nous a racontées, Jackmor est mort à la fin alors qu’en réalité, il a juste disparu le temps de retrouver une autre enveloppe corporelle.

-Oui, c’est cela petit frère. Juste une question d’énergie spirituelle en fait. D’ailleurs, je me demandais si c’est pareil pour nous.

-Quoi donc ? demanda Rémi.

-Je me demandais si nous n’existions pas comme énergie spirituelle avant d’être des humains dans un corps.

-C’est le voyage de l’eau qu’a vécu Jarwal qui te fait dire ça ?

-Oui, Léo, toutes ces âmes en attente, qui observent le monde pour décider quelle va être l’incorporation la plus favorable à leur développement. C’est comme ça que j’ai compris l’histoire en tout cas.

-Moi aussi, Marine mais j’étais incapable d’en faire un résumé comme toi. C’est tout mélangé dans ma tête.

-Faut dire qu’il y a de quoi s’y perdre, intervint Léo.

-Ben, en fait, Léo, ça dépend. Et si c’était maintenant qu’on était perdu ?

-Comment ça ?

-Et si les choses qu’on ne comprend pas, c’est parce qu’il y a celles qu’on nous a enseignées qui prennent trop de place. Enfin, tu vois le genre ?

-Tu veux dire qu’on ne comprend pas parce que tout ce qu’on sait déjà nous empêche de comprendre ? Pas très logique tout ça Marine. Regarde les maths par exemple ! Comment est-ce qu’on pourrait comprendre les nombres décimaux sans avoir appris à compter d’abord. C’est comme un escalier, tu ne peux pas arriver en haut sans passer par toutes les marches.

-Oui Rémi, je suis entièrement d’accord. Mais le problème, c’est qu’une fois que tu es engagé dans l’escalier, tu ne progresses qu’en fonction de l’objectif de la marche suivante. C’est un peu comme si on n'était plus libre en fait. Bien entendu que tu progresses mais c’est dans une voie toute tracée. Et pendant ce temps-là, tu ne vois pas qu’il y a d’autres escaliers.

-Mais peut-être que de progresser, ça permet de créer des passerelles entre les escaliers. Je veux dire par exemple, les maths, c’est grâce à elles aussi que les explorateurs de la planète sont partis sur les océans. Ou que les architectes ont su construire des temples.

-C’est pas faux Rémi. Toutes les connaissances peuvent se recouper, elles se nourrissent entre elles. Mais alors, pourquoi est-ce qu’on a du mal parfois à accepter ce que Jarwal nous raconte ?

-Peut-être Marine que c’est parce qu’on monte que sur des escaliers où on nous a appris à marcher. Mais qu’il y en a d’autres qu’on ignore totalement. Comme si ces autres escaliers étaient construits dans une autre maison.

-Et bien, si c’est ça, je n’appelle pas ça une maison mais une prison, s’exclama Léo. Et je suis bien content que Jarwal nous fasse passer la tête par la fenêtre.

-Et je la vois bien ta bille de clown qui regarde par la fenêtre ! lança Rémi.

-En tout cas, si la connaissance se construit dans une prison, il faut accepter l’idée de passer la tête entre les barreaux et de s’interroger au lieu de continuer à monter les marches comme des condamnés résignés.

-Yep, grande sœur, personne ne me passera la corde au cou !

-Alors, donc, pour en revenir au sujet du départ, il est donc possible que les âmes existent avant d’être enfermées dans un corps.

-Pas enfermées Léo, étant donné qu’elles retourneront dans l’espace pour attendre une prochaine vie. C’est juste un passage provisoire.

-Alors donc, mon âme a déjà vécu, c’est ça ? Et elle m’a choisi pour continuer à progresser ?

-Toi, Rémi, moi, les parents, tout le monde en fait.

-Mais comment peut-elle choisir un individu qui n’existe pas encore ? Comment peut-elle savoir ce qui va se passer dans la vie d’une personne qui n’existe pas ? C’est dingue ce truc !

-Oui Rémi, c’est dingue comme tu dis. Ou alors, c’est juste un autre escalier dans une autre maison.

-Moi, je sais comment savoir tout ça, annonça Léo.

-Ah, ouais, et comment petit frère ? demanda Rémi, intrigué.

-Faut retrouver Jarwal. »

 

L’évocation de cette disparition inexpliquée mit un terme à l’échange, comme si des volets venaient de se fermer sur la fenêtre.

Une obscurité intérieure. Un doute assassin. Des pensées secrètes. Et puis cette impossibilité de maintenir le silence, comme une pression trop forte qu’il fallait libérer.

« Vous croyez que Jarwal aurait pu nous mentir ? Qu’il se serait juste amusé avec nous ?

-Ah, toi aussi, tu as pensé à ça petit frère, avoua Rémi.

-Moi aussi les garçons. C’est tellement étrange cette disparition. Je me suis dit qu’il voyageait comme ça, pour occuper son temps et s’amuser aux dépens d’enfants crédules. Mais je n’arrive pas à y croire réellement.

-Moi non plus, renchérit Rémi. Je pense qu’il lui est arrivé quelque chose.

-Oui, sans doute, mais je suis fatiguée d’y penser tout le temps. Parfois, en classe, je m’aperçois que je n’écoute plus le prof et que je suis suspendue à un message que j’entendrai à l’intérieur. Comme quand il nous a parlé le jour où on a retrouvé sa timbale.

-Bon, en tout cas, je suis content d’en parler avec vous, annonça Léo parce que j’avais un peu honte de douter de l’honnêteté de Jarwal. Et puis ça m’embêtait aussi d’imaginer qu’il pouvait s’en apercevoir et en même temps, je ne pouvais pas m’empêcher d’y penser. C’est affreux d’ailleurs de voir qu’on ne maîtrise même pas ce qui nous vient dans la tête.

- Les enfants, il est temps d’aller vous coucher, il y a école demain et c’est tard déjà. »

La voix montait du bas de l’escalier.

-Oui, p’pa, on y va.

-Allez, les garçons, il ne faut pas se décourager. Il va revenir, » murmura Marine.

 

Les garçons ne s’y trompaient pas. La voix de leur sœur n’avait pas de consistance, comme si le doute la fissurait.

Ils rejoignirent leur chambre et se coulèrent sous la couette.

Les yeux ouverts, fixant le plafond, les trois enfants appelèrent Jarwal jusqu’à ce que le sommeil les emporte.

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