TERRE SANS HOMMES ( 4)
- Par Thierry LEDRU
- Le 24/06/2024
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C'est long la fin du monde et je repensais au confinement que nous avons tous vécu.
Imaginons maintenant que s'y ajoutent le dysfonctionnement complet de la distribution électrique, l'arrêt du réseau internet, l'isolement dans l'incertitude.
Il faudra être capable de vivre autrement.
Est-ce que, dans le cas d'un chaos planétaire, dans l'absence totale de projection vers un retour "à la normale", les individus sauront s'organiser ?
Certains me diront que ce sont des questions inutiles étant donné que ça ne se produira pas.
Et je répondrai que certains événements passés qui n'auraient jamais dû se produire sont aujourd'hui étudiés dans les livres d'Histoire.
TERRE SANS HOMMES
CHAPITRE 6
Francis aurait aimé descendre en ville, longer la côte, voir ce qui restait du monde. L’isolement commençait à lui peser fortement et il s’imaginait mal continuer à vivre reclus avec Tim. Fendre du bois, travailler au potager, penser à filtrer l’eau des citernes pour leur consommation quotidienne, changer le poteau d’une barrière, désherber les allées entre les rangs de pommes de terre et les oignons, écraser les doryphores et les chenilles qui dévoraient les feuilles des légumes. L’été était sec et chaud, trop sec et trop chaud d’après Tim. On atteignait même la zone critique et les incendies de forêts risquaient de faire des ravages. Les anciens, disaient Tim, n’avaient jamais connu de méga feux et n’auraient jamais cru ça possible. Pas en Nouvelle-Zélande.
« En Australie, tu n’imagines pas l’étendue des incendies. C’est une catastrophe, des centaines de milliers d’animaux brûlés vifs, des millions d’arbres. Tous les scientifiques qui bossent sur le dérèglement climatique avaient prévenu les gouvernements et pas un seul n’a été foutu de revoir la copie. Croissance, croissance, on continue et on verra bien le moment venu. Tous des connards. Le moment venu, c’est trop tard. Le changement climatique, c’est pas un truc à la petite semaine mais tous ces politiciens n’ont qu’un seul repère temporel, celui de leur mandat. L’humanité est en vrac et même si aujourd'hui toutes les sources de pollution sont anéanties, il faudra cent ans avant qu’on ne voit une amélioration sur le climat de la planète. Et quand je dis cent ans, c’est un grand minimum. Les phénomènes extrêmes ne vont pas s’arrêter du jour au lendemain. Six limites planétaires sur huit sont dépassées.
- Explique.
- Putain, tu vivais vraiment dans une bulle, toi !
- Oui, je sais. Une bulle de merde.
- T’es pas tout seul, tu faisais même partie du groupe humain le plus vaste, des milliards de connards.
- Bon, tu m’expliques ? Pour le reste, t’inquiète, j’ai plus besoin de toi pour savoir que j’étais un de ces connards. Et même un fou. »
Une voix cassante.
Tim sentit la honte, un regard fuyant, la douleur d’être soi était la pire.
« Pardon, Francis, je ne voulais pas te faire de mal.
- Pas grave, Tim. C’est juste que c’est long à admettre. Ce que j’étais et ce que j’ai fait. Vas-y, raconte.
- Ouais, alors, les limites planétaires.Ce sont des seuils à ne pas dépasser pour que les écosystèmes restent viables. On a le climat, la biodiversité, le cycle de l’azote, le cycle du phosphore, l’eau douce souterraine, l’eau douce de surface, la préservation des sols, la pollution atmosphérique. Et bien évidemment, chaque entité est considérablement impactée par l’exploitation humaine.
- Donc, ça va aller mieux maintenant que tout est en vrac.
- Oui, mais ça prendra du temps. Beaucoup de temps. En fait, il faudrait que je connaisse le nombre d’humains encore en vie et l’état des pays industrialisés puisque ce sont eux les principaux responsables. C’est à partir de ça que je pourrai calculer approximativement le rétablissement des équilibres. Mais pour ça, il me faudrait aussi mon ordinateur et une connexion internet. Et des mois de travail. Donc, on oublie. »
Tim pouvait parler pendant une heure sans s’interrompre mais tout autant ne pas prononcer un mot pendant une journée entière et Francis n’essayait plus d’engager une discussion. Il attendait que Tim prenne la parole. Quand on obtient qu’un borborygme, une fois, dix fois, cent fois, il arrive un moment où l’envie de parler s’évanouit. Francis avait donc adopté le rythme de Tim. Mais les sujets de discussion ne sortaient guère du cadre étroit de la situation générale. Francis aurait aimé parler des All Blacks, des survivalistes, des villes du pays, des sites touristiques, des stations de ski, de bagnoles, de filles aussi. Les filles… Oui, clairement, elles lui manquaient. Une compagnie féminine, une soirée à une terrasse, une nuit d’amour. Et les parties de cartes. Il avait demandé à Tim s’il avait un jeu.
« Et qu’est ce que j’aurais foutu tout seul avec un jeu de cartes ?
- Un château ? T’as jamais fait un château de cartes quand t’étais gamin ?
- T’as fait ça, toi ? Ben, putain, tu devais bien te faire chier. Moi, quand j’étais gamin, soit j’étais dehors, soit je lisais un bouquin.
- J’ai jamais trop aimé les bouquins.
- Ben, tu vas pouvoir t’y mettre. C’est long la fin du monde.
- Oui, c’est bon, ça, j’ai bien compris. C’est long.
- Toi, tu t’emmerdes, c’est ça ?
- Je vais pas dire que je m’emmerde mais je vais pas dire non plus que c’est très varié la vie de fin du monde. »
Tim n’avait rien répondu. Francis avait vu son visage se fermer.
Tim pensait, donc il ne parlait plus.
Et il pensa beaucoup, durant plusieurs jours.
C’est le 15 décembre que Tim dévoila ses pensées. Et ce fut un choc pour Francis.
« Bon, on se casse. On remplit la bagnole avec toute la bouffe, les flingues et deux, trois trucs que j’ai préparés. Et prends ton pognon.
- On va où ?
- On prend la mer.
- La mer ? Me dis pas que tu veux rentrer en France !
- C’est ça. Mais si tu préfères rester là, je te laisse la baraque. »
Tim expliqua et Francis, ébahi, le laissa parler.
Le navire d’exploration polaire de l’université de Christchurch, un très bon voilier, Tim savait le manœuvrer, un seul homme pouvait y parvenir avec quelques connaissances, un amarrage dans la baie de Port Levy, des panneaux solaires pour la production électrique et la dessalinisation de l’eau, des réserves de nourriture lyophilisée, il avait étudié le parcours, le Pacifique, passage du Cap Horn, un arrêt éventuel, si besoin, aux îles Malouines et remontée de l’Atlantique, deux mois de navigation, trois maximum, le record du Vendée Globe est de soixante-quatorze jours alors qu’ils n’auront qu’une petite partie du parcours à effectuer.
« Une petite partie ? Non, mais tu rigoles ou quoi, le Cap Horn, je n’y connais rien mais j’en ai entendu parler, c’est un vrai cimetière de bateaux ce coin ! objecta Francis.
- Calme-toi ! Il suffit de mettre à la cape si tu prends un gros coup de vent, tu laisses filer et t’attends que ça passe. À deux, c’est bon, suffit de se relayer à la barre si ça dure longtemps.
- Ah, parce que je dois tenir la barre ? Mais tu es dingue, Tim ! Faut pas compter sur moi, je vais juste dégueuler jusqu’à mourir, je ne serai bon à rien.
- Tu fumeras un pétard et ça passera. Moi aussi, j’ai déjà eu le mal de mer mais ça ne dure pas, faut juste laisser le temps, ça passe, je te dis.
- Mais pourquoi tu veux rentrer ? C’est pour Laure ? Ou autre chose.
- Pour Laure, en premier, pour mes parents ensuite et parce que je m’emmerde en fait.
- Ah, toi aussi ! Ben, t’aurais pu m’en parler, on se serait fait moins chier.
- J’aime pas parler pour rien, tu le sais bien pourtant.
- Et si ton putain de bateau a déjà été volé ou saccagé ?
- Je n'y crois pas. Fais moi confiance. »
Francis n'en revenait pas.
Il regardait les arbres défiler sur le ruban noir de la nuit. Tim conduisait, routes de montagne puis la descente vers la côte. Cinq heures de trajet si tout se passait sans encombres. Tim avait expliqué qu’il ne voulait pas emprunter la route directe, le passage dans les banlieues de Christchurch, il préférait le détour par des routes désertes, une piste forestière sur une dizaine de kilomètres pour finir, il avait pris la tronçonneuse et deux bidons de carburant, deux haches, un câble pour dégager des troncs de la route.
Tim avait laissé la maison ouverte. Francis n’aurait jamais imaginé une décision aussi inattendue.
« Si des gens veulent s’y installer, qu’ils le fassent. Je ne reviendrai jamais ici. Je préfère que cette maison soit entretenue plutôt que laissée à l’abandon. »
Francis avait regardé Tim écrire sur une feuille blanche, assis à la table du salon.
« Tout ce que je leur demande, c’est de laisser en place la photo d’Aurore, elle veillera sur eux. »
Il avait expliqué succinctement sur le papier le fonctionnement des panneaux solaires, celui de la pompe à eau puis il était allé dans la chambre et il avait embrassé le visage d’Aurore, sur les lèvres. Il avait caressé les joues et les cheveux.
« Je sais que tu seras toujours avec moi, comme tu l’as toujours été. On va faire une belle virée en bateau. Je suis sûr que tu seras heureuse de revoir Laure. Je t’aime. »
Routes désertes. Nuit noire. Ils traversèrent sans ralentir deux villages éteints. Francis distingua rapidement la vitrine brisée d’un magasin, quelques voitures abandonnées, portières ouvertes ou partiellement désossées. Un monde sans humains. Comme évaporés, dilués dans le silence, dans l’immobilité du monde et juste cette voiture qui traçait son sillage. Le sillage. Il pensa au bateau dans l’océan Pacifique. Une folie. Et pourtant, il en acceptait l’épreuve. Comme s’il n’était pas possible de rester inerte. L’indiscutable nécessité d’agir. Il avait senti durant les jours passés au chalet, dans l’absence totale d’imprévu, dans la répétition des actes, dans l’étirement insupportable du temps, qu’il ne tiendrait pas. Comme s’il ne possédait pas le potentiel de paix en lui, le goût de la sérénité, la force de ne rien faire ou de faire bien le peu qui restait. Il avait besoin d’agir, un besoin viscéral, pour ne pas se sentir mort. Comme ce monde sombre qu’ils traversaient. Il imagina que la vieillesse lui apporterait peut-être cette capacité à s’asseoir et à écouter l’herbe qui pousse. L’image le fit sourire.
Une question le taraudait.
« Bon, Tim, dans l’éventualité où on parvient à rentrer en France avec ton bateau. Comment on fait pour rejoindre les Alpes ? »
Tim ne répondit pas. Francis le regarda du coin de l’œil. Éminemment concentré. Il abandonna l’idée d’une réponse.
« J’en sais rien et je m’en fous, lança-t-il, soudainement. Pour l’instant, on est là.
- Je croyais que les survivalistes avaient pour règle d’or de tout anticiper ?
- Anticiper ce sur quoi ils peuvent agir, oui. Mais pour le reste, ils ont pour règle d’or de ne pas y penser quand l’étendue des inconnues est beaucoup trop vaste.
- Mais tu y as bien réfléchi un peu quand même ?
- Non, je viens juste de le faire.
- Et ça donne quoi ?
- Que c’est de l’énergie perdue.
- Mais bordel, ça peut quand même nous servir quand on arrivera là-bas !
- Tiens, tu as l’air bien décidé à le faire ce voyage, finalement !
- Le voyage, je n’y pense pas. C’est en France que ça m’intéresse.
- Je te le dis, c’est complètement con. Parce que premièrement, il n’y a encore aucune certitude qu’on parte d’ici, deuxièmement il n’y a aucune certitude qu’on arrive à bon port. Donc, ces deux inconnues là suffisent à me convaincre que je perds mon temps. Je vais là où j’en suis. C’est une phrase qui a priori n’a pas de sens mais pour moi, elle est essentielle.
- Je croyais que c’était sans problème, que tu savais naviguer et tout ça ! Et maintenant, tu balances qu’on n’est pas sûr d’arriver vivants ?
- J’ai dit que je pouvais le faire, j’ai pas dit que j’allais y arriver.
- Putain, parfois, t’es chiant quand même quand tu parles ! Tu m’embrouilles.
- C’est pour ça que je me tais souvent. Au moins, ça te repose. »
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