Voltairine de Cleyre

 

 

 

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De la suite dans les idées

Voltairine de Cleyre, aux sources de l’“anarcha-féminisme”

 

Jean-Marie Durand publié le 16 février 2023 8 min

Longtemps négligée par les historiens de l’anarchisme et du féminisme, la pensée « anarcha-féministe » fait aujourd’hui l’objet d’une attention renouvelée. Théorisée en grande partie à la fin du XIXe siècle par une activiste et poète américaine au prénom annonciateur d’une pensée éclairée, Voltairine de Cleyre, l’anarcha-féminisme articule un féminisme radical et une critique viscérale de l’autorité. Présentation.

Le champ du féminisme contemporain abrite en son sein de multiples analyses de la domination masculine, divisées entre une tradition dite universaliste et des approches inspirées de l’intersectionnalité et de l’écoféminisme. Mais, comme le remarque la philosophe italienne Chiara Bottici, directrice des études de genre à la New School for social Research à New York et autrice d’un récent Manifeste anarcha-féministe (Payot, traduction de Pauline Tardieu-Colliner), il est étonnant de constater que les féministes actuels occultent pour partie une vieille et féconde tradition de son histoire intellectuelle, dont procède une partie des études intersectionnelles : le féminisme anarchiste, souvent baptisé « anarcha-féminisme ».

Depuis plusieurs années, les textes fondateurs de ce courant de pensée né au XIXe siècle sont redécouverts, notamment ceux de la figure tutélaire de ce mouvement : Voltairine de Cleyre (1866-1912), militante et théoricienne anarchiste américaine qu’Emma Goldman (1869-1940), elle-même grande intellectuelle et activiste anarchiste, présentait comme « la femme anarchiste la plus douée et la plus brillante que l’Amérique ait jamais produite ».

Qui était Voltairine de Cleyre ?

Théoricienne, activiste, poète, Voltairine de Cleyre a entremêlé dans sa vie plusieurs registres d’action et d’écriture, orientés vers la révolution sociale, la destitution de la domination masculine, l’association du féminisme et de l’anarchisme. Née en 1866 dans une famille pauvre de la classe ouvrière du Michigan, Voltairine de Cleyre avait un père né en France, admiratif de Voltaire. Elle lui doit son prénom peu commun. En 1880, après la séparation de ses parents et fragilisée par une maladie nerveuse, elle est placée dans un couvent. À sa sortie, marquée par cette expérience d’enfermement, elle s’engage dans le mouvement anticlérical de libre-pensée ; elle écrit déjà des articles et des poèmes, donne des conférences dans lesquelles elle partage ses lectures du révolutionnaire américain Thomas Paine, auteur entre autres du Sens commun, mais aussi celles des philosophes Mary Wollstonecraft et Henry David Thoreau.

Très vite, elle s’ouvre à la pensée anarchiste et soutient l’action directe comme technique de révolution sociale. Dans un texte écrit en 1932, son amie Emma Goldman, alors considérée comme l’une des femmes anarchistes les plus dangereuses des États-Unis, raconte leur rencontre à Philadelphie, en août 1893 : elle était « au lit, malade, le crâne pansé de glace, le visage crispé par la douleur ». « J’appris qu’elle traversait ce type d’expériences après chacune de ses apparitions publiques : elle restait alitée pendant des jours, souffrant le martyre à cause d’une maladie du système nerveux apparue dans sa petite enfance et qui ne cessait de s’aggraver avec les années ».

“De la libre-pensée au socialisme, puis à l’anarchisme communautaire, Voltairine de Cleyre finit par se dire anarchiste, tout simplement”
Léa Gauthier, sa traductrice française

Dès 1888, Voltairine assume la radicalité de son engagement féministe et libertaire, au point de dénoncer l’esclavage sexuel et l’institution du mariage qui légalise le viol selon elle. La souffrance de son corps et la misère de sa condition sociale déterminent tous ses engagements. « De la libre-pensée au socialisme, puis à l’anarchisme communautaire, elle finit par se dire anarchiste, tout simplement », précise sa traductrice Léa Gauthier dans la préface de son recueil de textes Y a-t-il plus fier et libre que nous ? (Payot). Elle est une théoricienne « dont la clarté est louée, une écrivaine à la plume noire, à la voix vibrante ». À rebours de l’archétype de l’anarchiste, éruptive et extravertie, Voltairine fut une personnalité effacée, introvertie, maladive, tout en dispensant des cours aux migrants des ghettos à Philadelphie et à Chicago, et en écrivant sans cesse.

La furie des mots s’ajustait à sa conscience malheureuse, éclairée par la pensée politique. Pour l’historien américain et spécialiste de l’anarchisme, Paul Avrich, une grande part de la révolte de Voltairine de Cleyre provenait de ses expériences personnelles, de la façon dont la traitèrent la plupart des hommes qui partagèrent sa vie et qui « la traitèrent comme un objet sexuel, une reproductrice ou une domestique ». Ce qu’elle théorisa au fil du temps, c’est la transformation radicale de la société, reposant avant tout sur la transformation du statut des femmes. Sans avoir eu le temps de connaître l’âge d’or de l’anarchisme international, ni avoir bénéficié de la reconnaissance qu’elle méritait, fût-ce de manière posthume, elle a permis de construire les bases théoriques du mouvement qui prit son essor dans les années 1920.

“À la question, ’Pourquoi suis-je anarchiste ?’, je pourrais sommairement répondre ‘parce que je ne peux pas faire autrement’”
Voltairine de Cleyre

Qu’est-ce que l’anarcha-féminisme ?

Dans l’un de ses textes les plus connus, « Pourquoi je suis anarchiste » (1897), Voltairine de Cleyre explique son engagement. Elle écrit : « À la question, “Pourquoi suis-je anarchiste ?”, je pourrais sommairement répondre “parce que je ne peux pas faire autrement”, je ne peux pas être malhonnête envers moi-même ; les conditions d’existence m’oppressent ; et je dois faire quelque chose avec ma tête. Je ne peux pas me contenter de regarder le monde comme un enchevêtrement d’évènements à travers lesquels je dois me frayer un chemin, un peu comme dans le dédale d’un grand magasin, sans autre pensée que de le traverser et d’en partir. Je ne peux pas non plus me contenter de suivre le précepte de n’importe qui ».

“Les institutions mises en place par les hommes qui assurent vouloir préserver à travers elles la pureté de la femme mais qui en font un poupon, une irresponsable marionnette”
Voltairine de Cleyre

Soucieuse de se libérer des conventions vestimentaires et langagières, indignée par la répétition d’hypocrisies formelles propres aux relations sociales ordinaires, elle dit ressentir « par-dessus tout un profond dégoût envers l’enfermement des femmes dans le cercle étroit de la vie quotidienne où on la subordonne, sur le plan matériel, dans l’espace domestique et dans l’éducation ». Elle confie son aversion des idéaux qu’on propose aux femmes, et sa colère contre « les institutions mises en place par les hommes qui assurent vouloir préserver à travers elles la pureté de la femme mais qui en font un poupon, une irresponsable marionnette à qui l’on ne peut pas faire confiance en dehors de sa “maison de poupée” ». À cette colère s’ajuste la voie de l’anarchisme : « Elle vient comme la conclusion logique de trois cents ans de révolte contre l’autorité imposée de l’extérieur, elle n’offre aucun compromis et met à notre portée l’indéfectible idéal de l’homme libre ». Seule l’anarchie construit à ses yeux une lutte cohérente contre toutes les formes de domination, économique, politique, sociale, morale, esthétique, éthique.

“Contre la formule reçue du matérialisme moderne : ‘Les hommes sont faits par les circonstances’, j’oppose en premier lieu cette proposition : ‘Les circonstances sont ce que les hommes en font’”
Voltairine de Cleyre

Outre son texte clé, « Pourquoi je suis anarchiste », d’autres textes exhumés – citons « Action directe », une conférence prononcée le 21 janvier 1912 à Chicago, « L’esclavage sexuel », prononcée en 1895 devant la Ladies’ Liberal League ou« L’idée dominante », texte publié dans la revue Mother Earth (mai-juin 1910)… – affinent son modèle théorique en questionnant la tension entre la pensée matérialiste et la pensée idéaliste, pour éclairer ce qui guide les actes de nos vies. Sa philosophie de l’histoire, traversée par le goût de l’action et de la révolte, met à distance la conception matérialiste plébiscitée par les socialistes. « Je pense que le déterminisme implacable est une grande et lamentable erreur qui domine notre mouvement moderne et progressiste », affirme-t-elle. « L’idée de la domination absolue de la matière sur l’esprit est une erreur aussi dangereuse que celle d’un esprit existant en dehors de toutes relations avec le monde matériel. Ce qui nous manque, c’est une appréciation exacte de la puissance et du rôle de l’idée […]. Contre la formule reçue du matérialisme moderne : “Les hommes sont faits par les circonstances”, j’oppose en premier lieu cette proposition : “Les circonstances sont ce que les hommes en font.” »

Soucieuse de ne pas se laisser gouverner par l’idée dominante de son siècle, elle défend sa cause en estimant qu’« il y a quelque chose en l’homme qui le sauve de l’absolue tyrannie des circonstances, qui en triomphe ». Son éloge de la volonté individuelle, « laquelle est le salut de l’avenir », s’oppose à l’esprit de son temps : « Tenir jusqu’au bout, voilà ce que signifie avoir une idée dominante que ne peuvent briser les circonstances. Et les hommes qui tiennent jusqu’au bout font et défont les circonstances. »

“L’anarchisme a besoin du féminisme pour lutter contre la subordination continue de toutes les femmes, et le féminisme a besoin de lui s’il ne veut pas devenir le privilège de quelques-unes”
Chiara Bottici

Un horizon du féminisme contemporain ?

Longtemps occulté dans le débat public, cet élan anarcha-féministe puisant ses dans l’œuvre de Voltairine de Cleyre peut-il remusculer le corpus théorique du féminisme contemporain ? Cette hypothèse est défendue par Chiara Bottici dans son Manifeste anarcha-féministe. Si l’anarchisme aspire à une société sans relations de domination, il a partie liée avec le féminisme. « Il a besoin du féminisme pour lutter contre la subordination continue de toutes les femmes, et le féminisme a besoin de lui s’il ne veut pas devenir le privilège de quelques-unes. “Soit toutes, soit aucune d’entre nous ne sera libre !” », avance l’autrice.

Un autre féminisme – et un autre monde – est possible, selon Chiara Bottici, grâce à une réarticulation entre ce féminisme libertaire du XIXe siècle et le féminisme intersectionnel du XXIe siècle, développant une approche globale de la domination, mêlant facteurs politiques, économiques, raciaux et culturels. Car il n’y a pas de facteur unique – que ce soit la nature ou l’éducation, l’exploitation économique ou la domination culturelle – « qui puisse être la cause unique et suffisante pour expliquer les sources du patriarcat et du sexisme », estime Chiara Bottici.

Les anarcha-féministes ont de fait souvent critiqué les grands théoriciens anarchistes (Proudhon, Bakounine) qui minoraient trop le problème du patriarcat, voire le validaient. Elles critiquent aujourd’hui aussi les féministes libérales, trop concentrées selon elles sur la seule question de l’accès des femmes au pouvoir. Ce que les anarcha-féministes reprochent aux féministes libérales, c’est de partager au fond le même imaginaire que les hommes dans le rapport au travail et au pouvoir, de ne vouloir qu’une seule forme d’égalité : l’égalité des chances de dominer. Or, pour les anarcha-féministes, un système matriarcal ne saurait par lui-même mettre fin aux dominations. Leur objectif n’est pas de s’emparer du pouvoir mais bien de l’abolir, dans la pure tradition anarchiste, au sein de laquelle vibre un féminisme émancipé de ce tropisme politique trop étroit.

Bref, un féminisme vraiment accompli doit s’accorder à un anarchisme égalitaire, dans une dialectique féconde conduisant à l’anarcha-féminisme, lequel s’oppose à toute forme de relation de pouvoir et dénonce le privilège que détiendraient des femmes émancipées (« puissantes », comme on l’entend aujourd’hui). La théoricienne anarchiste canadienne L. Susan Brown le souligne ainsi : « Puisque l’anarchisme est une philosophie politique opposée à toute relation de pouvoir, il est intrinsèquement féministe. » Chiara Bottici le dit tout aussi clairement : « Mais pourquoi l’anarcha-féminisme ? Parce qu’il s’agit du meilleur antidote contre un féminisme qui deviendrait privilège blanc et donc un outil dans les mains de quelques femmes dominant la majorité de toutes les autres ». Etre archi-féministe, serait-ce donc être anarcha-féministe ?

 

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