Au champ d'horreur des coupes rases
- Par Thierry LEDRU
- Le 25/05/2024
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« A tronc vaillant, rien d'impossible. »
Je suis le Dragon. J'ai grandi là où mon père est tombé. Sa souche moussue gît à mes pieds. C'est lui qui m'a appris cette phrase et je l'ai répétée à chaque tempête, à chaque épreuve. J'honore chaque jour ses enseignements.
Je suis de ces bois dont on fait des héros. Mes compagnons d'arbres et moi, nous sommes à la limite haute de l'altitude, au-delà de laquelle aucun arbre ne pousse.
Seul mon grand-père avait osé pousser dans ce « no trees land ». Il a tenu bien au-delà de toutes les projections les plus optimistes. Mon grand-père était une tête brûlée.
Mon père m'a appris à ne pas dépasser les limites. « Raisonnable et obstiné », ce sont les deux mots que j'ai gravés dans mon âme.
Nous sommes les éclaireurs sur la ligne de front, les lanceurs d'alerte. Ceux qui voient venir avant les autres la barre noire à l'horizon des marées de nuages. Avant même que les vents furieux n'envahissent les montagnes, nous sentons les effluves de l'océan qui ont traversé les terres.
Tous, ici, nous avons connu la mitraille des grêlons projetés, les avalanches de flocons comme des masses écrasantes, les nuits de gel qui brisent les branches. J'ai perdu des membres comme tous mes camarades mais nous maîtrisons les baumes qui cicatrisent.
Nous craignons bien davantage depuis quelques années, les étés brûlants et les feux qui dévorent, nous avons bien conscience que l'équilibre est rompu. Personne, même dans les mémoires les plus anciennes, n'a le souvenir de fournaises aussi intenses.
Mais je suis le Dragon et je repousserai les flammes.
Aucun de nous ne se plaint car nous connaissons la situation périlleuse de nos compagnons des fonds de vallée. Des humains armés de machines monstrueuses détruisent des surfaces entières, déchirant les chairs des feuillus comme des résineux, rien ne comble leur faim insatiable. Nous entendons parfois monter jusqu'ici leurs cris de terreur et les parfums âcres du sang versé.
Tous ici, nous entonnons alors l'hymne de nos compagnons tombés aux champs d'horreur des coupes rases.
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