D’instinct, il n’y a pas grand monde pour aller chercher les chefs d’œuvres du rock progressif en Grèce, encore moins du côté de la discographie de Demis Roussos. L’amateur pressé se contente plutôt de grands noms anglais (Pink Floyd, Yes, King Crimson, etc.), ceux qui ont initié le genre tout en le popularisant. Et pourtant, en 1970, c’était au tour d’un groupe grec de composer une des plus brillantes strophes de l’internationale progressive.
Depuis son premier succès en 1968 (la bluette vaguement psychédélique : « Rain And Tears »), Aphrodite's Child avait enchaîné les single pop uniquement destinés à remplir les caisses, formule convenant parfaitement au chanteur et bassiste de la formation : Demis Roussos. Le compositeur du groupe, lui, préfère nettement l’expérimentation sonique et a les yeux rivés sur la vague progressive venue d’Angleterre. Son nom : Vangelis Papathanassiou, le pas encore oscarisé compositeur de la bande originale du film « les Chariots de feu » mais déjà génie du synthétiseur.
666 est le disque de Vangelis. C’est lui qui impose cette idée saugrenue (même pour l’époque): enregistrer un double album concept, adaptation musicale de l’apocalypse de saint Jean. D’où cette pochette bardée d’un 666 noir sur fond rouge sang et ces quelques vers qui allaient se retrouver une dizaine d’années plus tard dans l’introduction du « Number of The Beast » d’Iron Maiden : « Anyone who has intelligence may interpret the number of the beast. It is a man’s number. This number is 666. »
Si on prend la peine de passer outre les délires satanico-progressifs quelque peu pompeux de quatre Grecs shootés au salep (dixit les notes de pochette), ainsi que l’inutile « ∞ » où l’actrice Irene Papas simule un orgasme de cinq minutes sur fond de cymbales épileptiques, on ne peut rester qu’admiratif devant l’univers sonore développé par Vangelis. 1h18, 24 titres et autant d’ambiances différentes : écouter 666 revient à effectuer un voyage où les influences, les thèmes et les sonorités s’entrechoquent.
Du garage sixties de « Babylon » et « Hic et Nunc », mélange des Who et de Traffic, au médiévalisme de « The Wedding Of The Lamb », Vangelis invoque au détour du diptyque « The Battle Of The Locusts/Do It » les plus belles heures du jam psychédélique. Sur le potache « The Beast », on retrouve les accents des premiers Frank Zappa alors que les saxophones d’ « Altamont » rappellent les plus belles heures de King Crimson, le groupe de Robert Fripp, inventeur et roi vénéré du rock progressif. Et en termes de prog, les épiques 20 minutes de « All The Sits Were Occupied » n’ont rien à envier aux autres chefs d’œuvres du genre.
Dans ce projet dément, rien n’aurait été possible si Vangelis n’avait pas été accompagné par un groupe de tueurs. Dans la bataille, l’œuvre du guitariste Silver Koulouris est primordiale. Se glissant avec aisance dans la peau d’Hendrix (« The Battle Of The Locusts ») et préfigurant le jeu de David Gilmour sur l’oriental « Aegian See », Silver Koulouris est au premier plan sur tout l’album, des accords de « Babylon » au solo de la ballade finale « Break ». De même, ce n’est pas le chant virginal et la basse volubile de Demis Roussos mais bien l’envolée du guitariste qui magnifie « The Four Horsemen », chef d’œuvre indéniable de 666. Ecouter cette pièce ne serait-ce qu’une fois revient à graver à jamais dans son esprit ce refrain incantatoire : « The leading horse is white/The second horse is red/The third one is a black/The last one is a green. »
Au final, 666 est l’album qui signe autant l’apogée de l’idéal hippie que sa chute inexorable. Car si Demis Roussos et ses compères parviennent à mobiliser ici l’intégralité des influences qui ont émaillé les expériences psychédéliques (guitares pyrotechniques, orientalisme, ésotérisme, etc.) n’est-ce pas pour les dévoyer et les faire rentrer dans l’ère malsaine et hystérique du rock progressif ? Quand on connaît les futurs travaux de Vangelis (la bande son de l’oppressant Blade Runner en particulier), on se dit que le claviériste portait déjà ici un coup fatal à la génération Woodstock.
D’ailleurs, l’évocation d’Altamont dans un disque voulu comme transcription sonore de l’Apocalypse n’est pas anodine. En 1969, le festival organisé par les Rolling Stones à Altamont se solde par la mort d’un spectateur, poignardé par les Hells Angels censés assurer le service d’ordre de l’événement. Quand il enregistre ce disque, Vangelis a compris (et probablement avant tout le monde) que ce désastre marque la fin d’une époque et que le futur irait se jouer loin des rivages oniriques de l’idéal hippie.
Finalement sorti en 1972 après des bisbilles avec la maison de disque (« ∞ »…), 666 sera un succès incroyable. Entre temps, Demis Roussos aura quitté le navire, ne goûtant que peu aux dérives de son groupe et préférant embrasser la carrière variéto-pop qu’on lui connaît. Vangelis suivra son exemple, signant définitivement la fin des fils d’Aphrodite. Reste ce disque, probablement la plus belle pierre qu’un groupe grec pouvait apporter à la cathédrale du rock progressif.
Note : 4,5/5
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