Contre-nature
- Par Thierry LEDRU
- Le 19/12/2025
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"Il n'y a pas de fait contre nature ; la nature n'est jamais contre elle-même". Paul Toupin
Les coïncidences, c'est tout de même un phénomène fascinant. Comme à chaque fois que je croise la route d'une phrase qui m'interpelle, m'interroge, me trouble, je la malaxe, la mâche, la décortique, l'autopsie jusqu'à plus faim.
Depuis deux jours, c'est la phrase de Spinoza, présentée dans l'article précédent. Alors, je cherche, je fouille, je sors d'autres ouvrages de ma bibliothèque ou je surfe sur les vagues infinies de l'océan du net et bien évidemment, au fil de mes recherches, il arrive que je croise la route d'une autre phrase, tout aussi importante à ce moment-là. Et cette fois, c'est celle-là, la phrase de Monsieur Paul Toupin dont je n'avais jamais entendu parler et qui me happe au détour d'une lecture.
Et toute la journée, alors que j'avais décidé de repartir en forêt chercher de jeunes arbres à déterrer pour les installer bien à l'abri dans notre terrain, alors que je faisais des trous, que j'installais les nouveaux résidents, que je couvrais le sol de broyats divers et que j'expliquais à ces arbres que ce changement de lieu, aussi perturbant puisse-t-il être, est destiné à leur offrir un espace protégé, je tournais l'expression du "contre nature" dans le terreau de mes pensées.
Larousse : Contre nature est une locution adjectivale signifiant monstrueux ou contraire à l'ordre naturel, s'opposant à ce qui est naturel ou normal.
Mais alors, si la nature n'est jamais contre elle-même, comment l'humanité peut-elle parvenir à être aussi destructrice ? Serait-ce donc que l'humanité ne puisse être reliée à la nature ou s'en est-elle extraite au fil du temps ? Et comme la quadrilogie sur laquelle je ne travaille plus depuis quelque temps s'intéresse principalement aux comportements humains et à leurs effets, j'ai inséré dans l'histoire cette interrogation de l'idée d'une nature inhumaine ou d'une humanité dénaturée.
TERRE SANS HOMMES (texte qui sera changé, repris, rechangé, revu, modifié, effacé, réécrit, et ne sera peut-être jamais publié)
Chapitre 8
Joachim Nichols avait rencontré Nancy. Et à la fin de la troisième journée à ses côtés, participant avec enthousiasme aux activités de la communauté, écoutant cette femme comme il n’avait jamais écouté ses anciennes compagnes, bouleversé, fasciné, comblé, envahi d’une sérénité joyeuse qu’il n’imaginait pas ressentir un jour, il avait compris qu’il ne retournerait pas dans son fortin, que l’invitation de Nancy ne pouvait plus être rejetée, que sa solitude n’était aucunement une nécessité, que son histoire n’existait plus, que tout avait été effacé, qu’il n’avait plus aucune mission, qu’il était juste un survivant, au même titre que Josh Randall et les autres occupants du centre. Un survivant qui se devait de saisir les opportunités que la vie lui proposait.
Nancy. Ses robes colorées, sa longue chevelure noire, cette silhouette féline, une personnalité mystérieuse et pourtant intégralement disponible, un phrasé posé, modulé par une voix captivante, un sourire lumineux qui réjouissait instantanément celui ou celle à qui il était destiné, des yeux bleus d’océan, des regards pénétrants, aimants, l’impression d’être déshabillé. Oui, c’est la première impression qu’il avait eue, comme s’il n’était pas possible devant elle d’être autre chose que soi.
Il en avait eu peur.
Puis, il avait réalisé que c’était absurde.
Nancy embaumait la vie d’un amour immense.
« Tu portes des choses lourdes, Joachim, lui avait-elle dit. Et tu ne veux pas en parler mais elles parlent pour toi. »
Au potager, en soins pour les plantes aromatiques, à la taille des arbres fruitiers, à l’aménagement des combles pour accueillir de nouveaux arrivants, pendant la préparation des repas, n’importe quand, n’importe où, Nancy pouvait prononcer des paroles inattendues et d’une justesse absolue, avec un sourire délicat, amusé et respectueux, pleinement consciente de la portée des mots et essentiellement tournée vers l’éveil de son interlocuteur, une révélation à entendre, un nœud à défaire, un lien à créer, un soulagement à offrir, une vérité à saisir.
« Oui, Nancy. »
Il n’en disait rien de plus.
Elle souriait. Lui aussi.
Il avait rencontré l’intégralité de la communauté, des gens ouverts, solidaires, impliqués, tous actifs, tous reconnaissants, tous désireux de se montrer utile, de construire un avenir commun.
Il avait été considérablement surpris de réaliser que Walter Zorn ne tournait plus dans ses pensées, que cette mission qui lui avait été attribuée s’effaçait dans une brume opaque, comme une vie lointaine qui ne lui appartenait plus, que cette nouvelle humanité dont il aurait été un organisateur n’avait pas eu besoin de lui pour s’établir, elle était là, devant ses yeux, il y avait trouvé une place, il en était heureux. Chaque soir, une fois rejoint la salle commune où dormaient les hommes célibataires, il voyait s’éparpiller dans son esprit les pièces du puzzle de son ancienne vie et alors qu’il craignait intensément cette idée d’une disparition existentielle, une perte de sens, une dilution morbide dans une continuité morne, il réalisait avec bonheur que ses journées dans le centre le comblaient au-delà de toutes projections. Un basculement. Il avait bien conscience que Nancy jouait un rôle prépondérant dans cette sérénité joyeuse. Il s’amusait en lui-même de cette frivolité juvénile, de ce pétillement interne, cette chaleur en lui quand elle l’invitait à travers le camp, pour une activité précise ou juste pour s’asseoir sur un banc, au bord de la baie.
« On pourrait penser que la nature ne peut agir contre elle-même et pourtant le comportement des humains depuis bien longtemps est contre-nature puisqu’il contribue à porter atteinte à cette nature elle-même. Est-ce que ça signifie que l’humain est un être dénaturé ? Ou est-ce que la nature est inhumaine dans le sens où elle ne peut être associée à l’humanité entière ? »
Elle le regarda en souriant. Le ciel gris plombait les eaux de la baie d’une lourde tristesse, comme un monde éteint à tout jamais et les vents tournoyants ne plaidaient aucunement à une contemplation prolongée. Et Joachim rayonnait intérieurement.
« Une nature inhumaine, j’aime beaucoup la tournure, répondit-il. Les humains qui accusent la nature dans le cas des catastrophes et qui omettent que rien dans ces situations ne relèvent d’une quelconque volonté, d’une intention, d’un projet, d’un objectif. Pour être coupable, il faut être conscient de ses actes. La nature est neutre alors que l’humain est conscient. Il sait ce qu’il fait même s’il est souvent incapable d’identifier les conséquences de ses actes. Donc, oui, l’humain s’est dénaturé, il s’est mis de côté.
-Ou au-dessus, intervint Nancy. Ce qui est encore bien pire. »
Ils s‘étaient levés lorsque le bateau de pêche de George était venu se ranger le long du quai et ils avaient aidé au déchargement des caisses de crabes.
« C’est impressionnant la vitesse avec laquelle les populations de crabes se sont multipliées depuis le début du bordel, lança le marin. Et même chose pour les poissons. Je laisse traîner cinq lignes et au bout de trois heures, je reviens avec dix-sept poissons. Cinq espèces différentes. Plus qu’à les saler. »
Depuis plus de dix ans, le centre avait développé un système de marais salants et la production était réputée pour sa qualité. La vente assurait un revenu en plus des séjours touristiques ou à visées scientifiques. George et Jack avaient même construit un fumoir cinq ans auparavant et la vente des poissons sur les marchés locaux s’était révélée fructueuse. Tout ce qu’il produisait était écoulé. Désormais, tout entrait dans les réserves alimentaires.
« Tout ce qui est contraire à la nature est contraire à la raison, énonça Nancy. C’est un texte de Spinoza. »
Ils avaient rejoint la salle commune du centre, une grande pièce toute lambrissée et au bout de laquelle trônait une belle cheminée. La chaleur des bûches attirait les résidents après les travaux du jour.
Nancy et Joachim étaient assis dans un canapé. Nancy avait couvert ses jambes avec un plaid. Joachim lui avait apporté un mug rempli d’eau chaude. Elle y avait versé un sachet de thé. Et devant la danse des flammes, elle reprenait le fil de ses idées.
« Alors, c’est que l’humanité est déraisonnable depuis bien longtemps, intervint Joachim.
-C’est évident. Mais j’en reviens dès lors à cette hypothèse selon laquelle l’humain n’est plus un être de nature, qu’il est une excroissance, une mutation, un virus, un extra-terrestre en fait. En tout cas, une entité qui par le truchement de son cortex s’est extirpé de son statut de nature. Dès lors qu’il porte atteinte à la nature et donc à lui-même, c’est qu’il ne raisonne plus et si sa raison le conduit à détruire la nature, c’est qu’il n’en fait plus partie. Il est devenu un être contre-nature. »
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