Christian...(2)

 

 LES ÉVEILLÉS

Extrait

     Il s’était levé. Le froid dans son corps. Comme une mort en repérage. L’impression qu’elle le jaugeait, prenait ses mesures, humait les tissus, léchait les viscères, entrait dans son catalogue de victimes en sursis le code barre qui lui permettrait de l’identifier le moment venu.

Il avait marché quelques pas, des allers retours rapides mais ces mouvements appliqués avaient renforcé l’immobilité cadavérique du grand frère, cette absence de tout alors que le corps était là, cette effroyable contradiction entre l’apparence sereine et le vide intérieur.

Il était retourné s’asseoir, gêné par sa puissance, son agitation, cette liberté de se mouvoir.

 

La Mort n’était pas une entité.

L’idée avait surgi.

 

Elle n’était qu’un état. Celui de la vie envolée. Il avait toujours considéré cette Mort comme un ennemi reconnaissable, une sorte d’ectoplasme armé, une tueuse à l’imagination infinie. Il s’était trompé, c’était évident, elle n’existait pas elle-même, elle n’était pas l’énergie sombre qu’il imaginait, une force souveraine au service du Mal, un condensé de haine, elle n’était rien d’autre qu’un état, le nom donné par l’homme à ce vide intérieur, le corps statufié. S’il s’était allongé aux côtés de Christian, dans la même posture, rien dans leur apparence ne les aurait différenciés. Sinon, le mouvement régulier de la poitrine. En lui courait toujours le flux vital. Le corps de Christian en était vidé.

La Mort n’avait rien pris, il n’y avait pas eu de combat mais un abandon. Le flux vital s’était retiré. Il ne restait que l’état de Mort. La veine éclatée n’avait été que le moyen que la vie avait choisi pour s’extraire de cette enveloppe.

Il s’était trompé.

Il ne s’agissait pas de vouloir humilier une Mort inexistante mais d’honorer la Vie. Tant qu’elle était là. S’offrir corps et âme à la Vie. A chaque instant. Sachant qu’elle pouvait disparaître. En une seconde.

En quoi consistait ce flux et pourquoi s’était-il retiré du corps de Christian ?

Il n’avait aucune réponse pour la première interrogation. Pour la seconde, l’hypothèse qui le rongeait l’anéantissait. Cet abattement, cette honte, ce sentiment immonde de trahison. Il n’avait plus rien fait pour son grand frère. Plus rien.

 

« Pardon Christian. Pardon. »

Il s’était approché, il avait posé une main sur le front glacé et dur.

Tellement de douleurs dans son ventre, une telle brûlure, les larmes comme un écran devant le corps étendu, envie de disparaître, les jambes qui tremblent.

Un baiser.

« Je reviendrai demain. Il faut que je prévienne papa et maman. Je ne sais pas où ils sont. Il faut que je te laisse mais je reviendrai demain, c’est promis. »

 

Sortir.

L’abandonner, encore une fois, il aurait voulu le ramener à la maison.

 

Il avait marché jusqu’à l’orée de la ville. Auto-stop. Une femme s’était arrêtée.

 

« Vous êtes en vacances ou vous êtes de la région ?

- Mon frère est mort et je ne sais pas où sont mes parents. Il faut que je les trouve. »

Quelques paroles compatissantes. Elle n’avait plus rien dit.

Il n’avait pas envie de parler.

 

La maison de son enfance. Les volets clos. Pas de camping-car. Ils étaient partis en voyage. Où ça ? Appeler le portable. Toujours cette maudite messagerie. La voix de sa mère.

« …et laissez-nous votre message, nous vous rappellerons. »

Comment le dire ? Dès le premier appel, il avait fallu qu’il se décide.

« Maman, papa, c’est Yoann. Christian est mort. Je vous aime. »

Rien d’autre et puis quoi d’autre ? Ils le rappelleraient de toute façon.

Nouveau message.

« Maman, papa, c’est Yoann. Je suis à Fouesnant. Je vous attends à la maison. »

Le répertoire téléphonique dans le tiroir du buffet. Ecrire une liste, son oncle, des amis proches dont il avait entendu parler.

« Bonjour. C’est Yoann. Je suis à Fouesnant. Christian est mort. Je ne sais pas où sont les parents.»

Expliquer à chaque fois, retenir les sanglots, rester lucide, chercher une piste. Personne ne savait, ses parents n’avaient rien dit, ça leur arrivait souvent, ils aimaient prendre la route, partir à l’improviste, ils envoyaient une carte postale. Personne ne savait. Tout le monde allait se renseigner, tout le monde voulait l’aider.

Il était monté à l’étage, il avait poussé la porte de la chambre de Christian. Des flots de souvenirs. Sa voix, son rire, sa démarche, des discussions, quelques photos. Les départs matinaux pour les journées d’escalade. Il avait tellement aimé ces instants privilégiés. Ces bonheurs-là avaient réussi à effacer sa silhouette squelettique au fond du lit, le retour de l’hôpital, toutes les journées sombres. La force du bonheur, ce pouvoir extraordinaire, cette vie lumineuse. Il s’était dit parfois que sans l’accident ça ne serait sans doute jamais arrivé. Etait-ce le sens de tout ça ou juste une réaction de survie ? Il fallait opposer à la souffrance et à la détresse quelques rayons de joie, c’était essentiel, survivre, ne pas sombrer, préserver le flux vital, continuer d’honorer l’existence. Y avait-il une intention, un cheminement inéluctable, un enseignement à retirer ? Pour lui, peut-être, il en devinait les prémisses. Mais pour Christian ? Tout était fini. Prématurément. Il n’y voyait qu’une injustice. Rien d’autre.

Dieu.

Il s’était allongé sur son lit. Les yeux fixant le plafond.

Dieu.

Il n’aimait aucune religion. Embrigadement insupportable. Les Evangiles, comme le condensé des errances humaines. Mais la question de Dieu. Les écritures ne possédaient aucune explication. 

Ce Dieu qui le tourmentait depuis l’hôpital. Pourquoi toutes ces douleurs ? Pourquoi le Mal ? Si Dieu est amour, pourquoi le Mal ? Se poser la question, c’était déjà adhérer à l’existence de Dieu. Mais Dieu ne peut pas vouloir le Mal. Alors, c’est qu’il n’y a aucun Dieu puisque le Mal est là.

Non, ça ne pouvait pas être aussi simpliste.

Il avait toujours senti dans ces réflexions chaotiques une incomplétude et une faiblesse. L’impression que son esprit ne pouvait pas accéder à cette compréhension. Ou plutôt qu’il ne pouvait pas s’agir d’une compréhension. Que le mental était insignifiant dans cette dimension, qu’il ne pouvait même pas l’aborder, qu’il fallait entrer par une autre porte, user d’un autre moyen … Aucune réponse. En se demandant d’ailleurs s’il ne s’agissait pas de la seule conclusion envisageable. Impossibilité d’énoncer une certitude, rien que le doute, le questionnement. Les Écritures avaient imposé le mental, les ego, des convictions humaines envers un mystère divin qu’on pouvait éventuellement ressentir mais qu’il était impossible de décrire.

Fixer le plafond, suspendre l’agitation, fossiliser les gestes, se concentrer sur le mouvement hypnotique de la poitrine, la vie animée dans son réceptacle, cette alternance d’aspiration et de rejet, absorber les particules nourricières, excréter les déchets, le système fonctionnait sans aucune intervention consciente. D’où venait ce mouvement perpétuel, involontaire, cette régularité inexplicable, ce courant énergétique animant l’ensemble, cette impression d’être branché sur un générateur cosmique, toute la Vie bénéficiait de la même source, tous les systèmes vivants s’animaient à travers ce flux, rien à faire, juste recevoir. Et l’aimer.

Il s’était trompé.

Depuis l’hôpital, il était entré en guerre contre la Mort, il avait voulu se dresser, droit et fier, indestructible, agressif, obstiné, sans peur. Il s’était trompé. Il n’y avait pas d’ennemi sinon l’absence d’amour envers le flux vital. Il n’avait pas su aimer. Il avait basculé du côté sombre de l’existence, dans la dimension des ressentis néfastes, la haine, l’amertume, la rancœur, la culpabilité, le dégoût de la Mort.

Lutter contre une engeance imaginaire et délaisser le bonheur. Il s’était fourvoyé. Par arrogance, par prétention, pour exister comme celui qui a vu la Mort, qui a lutté contre elle, qui a soutenu son frère, qui l’a accompagné, qui l’a aidé à se reconstruire.

Et qui l’a abandonné un peu plus tard. Pour une autre identification, d’autres rôles, d’autres prétentions à établir.

Un coup au ventre.

Christian, allongé, dans la salle mortuaire. Il ne bougera plus. Le flux a disparu. Se peut-il qu’il se soit extirpé de l’enveloppe par manque d’attention ? Christian avait basculé dans une lutte constante, un déni de son histoire, une récusation de son état. S’y était-il épuisé ?

Le flux de vie avait-il besoin d’être aimé pour se prolonger ?

Qu’il puisse parcourir l’intégralité du chemin proposé avant de s’éteindre. Aimer la vie la maintenait-elle ? Mais l’amour de soi n’était-il pas nécessaire avant de pouvoir aimer la Vie dans son ensemble ? Christian s’aimait-il assez ? Avant d’aimer ses conditions de vie, aimait-il assez ce qu’il était ?

Il n’aimait sûrement pas ses conditions de vie, il ne s’aimait peut-être pas. Comment aurait-il pu aimer la Vie elle-même ?

Mais qu’en savait-il d’ailleurs ? Depuis si longtemps qu’il ne l’avait vu. Juste des hypothèses, des suppositions comme autant de tourments.

Il aurait dû être près de lui. Il ne devait pas le laisser. Même en partant dans les Alpes, il devait garder le contact. Il aurait pu l’aider.

Les pudeurs et les non-dits avaient cimenté entre eux un mur de silence. Il se disait peut-être que son petit frère ne s’intéressait pas à lui et lui-même se disait que Christian ne supporterait pas son attention, qu’il n’y verrait que de la pitié et il détestait qu’on le regarde comme un individu fragile. Mais toutes ces théories, ils ne les avaient jamais vérifiées, ils s’étaient contentés d’émettre chacun de leur côté un catalogue d’apparences, des défenses, des justifications, des excuses. Ils avaient même fini, pour étouffer les doutes inquisiteurs, par en faire des certitudes. Christian avait-il imaginé dans cette indifférence de son petit frère un désamour profond, et pourquoi pas la preuve de son insignifiance ? Il ne méritait aucune attention, il n’était qu’un handicapé, dépendant du soutien de ses parents, sans amis réels, sans compagne, peut-être même se considérait-il comme un mauvais père puisqu’il ne parvenait pas à offrir à son fils l’enfance que lui, le petit frère, il proposait à Flora, Tom et Loïs ? Est-ce que cette comparaison était devenue une torture, une souffrance inépuisable ? Se disait-il qu’il était le fils raté ?

Est-ce qu’il aurait pu apaiser ses douleurs en restant à ses côtés ?

 

Il n’aura jamais de réponse.

 

Leurs silences respectifs les avaient condamnés. Christian à la douleur de la solitude et lui, désormais, à la douleur de l’incertitude, des questions irrésolues, des culpabilités ressassées.

Le silence.

N’était-ce pas ce qu’il reproduisait avec Leslie ? N’était-elle pas dans la même souffrance ? 

 

Ne pas vouloir tout régler dans le même instant. Il se reprend. Épurer les anciens ressentis avant de se questionner sur le présent. Comprendre les refoulements archaïques avant de clarifier les troubles actuels, remonter à la source au lieu de chercher à surnager dans les eaux troubles de l’océan. Les limons descendent des montagnes, c’est là qu’il doit filtrer les eaux de son histoire. 

 

Que sait-il de la vie de Christian finalement ?

Il avait travaillé pour un sérigraphe. Dépressif, alcoolique, divorcé. Un homme qui l’avait pris sous son aile, lui avait appris le métier, avec passion.

 

Christian l’avait trouvé pendu dans l’atelier.

C’est lui qui avait coupé la corde.

 

Il s’était mis à son compte quelques mois plus tard. Un défi. Photographe publicitaire. Il n’avait pas tenu, seul contre la concurrence. Il suivait une autre formation. Il voulait recommencer, créer une nouvelle entreprise.

Ses parents lui avaient dit que Christian était très volontaire, déterminé, qu’il se battait. Sa vie était sans doute bien plus remplie que ce qu’il pensait.

Qu’il se battait.

Jusqu’à l’épuisement.

Il aurait dû l’encourager, le supporter, se montrer enthousiaste, admiratif. Il le méritait tant.

Pourquoi ce silence ?

 

« La cour vous condamne à porter l’âme de votre frère jusqu’au jugement dernier. »

 

Il faut qu’il s’arrête. Qu’il cesse de marcher pour mettre un terme au défilement déchirant des souvenirs. Des rouleaux de barbelés qui le lacèrent.

Un sous-bois de résineux, une petite clairière, cent mètres sur la gauche du chemin. Pas de ruisseau, tant pis pour la toilette, il a assez d’eau pour le repas. S’occuper, monter la tente, préparer un feu, faire sécher les chaussettes, le tee short, essayer de manger. Dormir surtout. Et ne plus penser. Laisser couler en lui la nausée des mots, la couvrir de quelques aliments, mâcher consciencieusement, fixer les flammes, sombrer dans le vide intérieur, être en absence, dans le silence.

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