Goutte d'eau (5)
- Par Thierry LEDRU
- Le 28/09/2013
- 0 commentaire
Je ne pensais à rien lorsque le vacarme a empli le gouffre, j’étais dans une torpeur bienfaitrice, une accumulation délicieuse des plus infimes ressentis.
Une vague a déferlé sur le lac, courant comme une bourrasque et soulevant des murs liquides. J’ai été saisie et projetée dans un courant inimaginable, j’ai heurté des roches en gardant en moi l’impression de les avoir brisées, le grondement était aussi puissant que cette éruption volcanique sous-marine à laquelle j’avais assisté, il y a longtemps. Si le gouffre s’était effondré, je n’en aurais même pas été surprise. L’eau atteignit un plafond que je n’avais jamais aperçu, l’espace disponible fut comblé à une vitesse stupéfiante.
« Un orage dehors, des pluies diluviennes et… » m’expliqua une compagne chevronnée.
Je n’entendis pas la suite de ses paroles. Une chute verticale, le plongeon tonitruant, puis de nouveau une interminable descente dans un grondement de création du monde.
Jusqu’où pouvions-nous descendre ainsi ? Je repensais aux montagnes sur lesquelles mon navire de pluie et de neige s’était vidé. Quelle altitude ? Et si nous arrivions directement dans la mer ?
Ce fut finalement le jour. Un vide immense. La montagne nous expulsa par une bouche béante, une excavation creusée par des millénaires d’érosion au milieu d’une paroi verticale. La vitesse du flot nous projeta à plusieurs mètres de la roche et je vis sous moi des paysages balayés par des bourrasques tonitruantes, noyés sous des mers de pluies hachées.
Le déluge. Un spectacle épique, une scène fascinante. Des trombes d’eau comme si l’Océan entier se déversait sur le monde.
Les montagnes ensoleillées que j’avais connues avaient disparu et j’eus le temps, en tournoyant dans l’espace, de juger de l’incroyable changement des lieux. La surface de la Terre semblait avoir été remodelée, repeinte, transfigurée, balayée par un architecte insatisfait et refaçonnée par un esprit coléreux.
Je plongeai finalement dans un bassin aux eaux sombres, encadré par des nuées d’éclaboussures, des volutes de vapeurs fragmentées par la chute.
À peine remise de mes émotions, je basculais dans un toboggan aux roches grises, des amas de blocs et de galets, de graviers condamnés par les flots à se rompre jusqu’à la disparition. J’étais troublée par ce brassage des pierres emportées par le torrent, ce roulement incessant qui ajoutait au vacarme un fond sonore impressionnant. J’imaginais dans l’éclatement des roches des plages en devenir, des fonds marins épaissis. Rien ne disparaissait finalement. Il ne servait donc à rien de se croire immuable et de s’inventer des peurs. Tout serait un jour brisé, tout serait un jour transformé mais rien ne s’effacerait. L’élan vital avait conçu pour toute la création des cycles infinis, des boucles millénaires.
J’avais été goutte et vapeur, pluie, neige, eau stagnante, cascade et torrent et je n’avais aucune idée du projet inséré.
Rien ni personne ne connaissait la suite de sa propre histoire. Y avait-il une histoire personnelle d’ailleurs ? N’était-ce pas une illusion créée par la perception d’un Temps limité ? Ces montagnes titanesques qui se croyaient inébranlables, inattaquables et qui pourtant finissaient inexorablement par céder sous les assauts du vent, des pluies, du gel, du soleil, une érosion inaltérable, patiente et obstinée, indifférente au Temps nécessaire.
Une montagne inexpugnable ? Revenir voir dans cent mille ans le tas de sable et rire de ses certitudes. Les fonds marins qui se soulèvent, les dorsales qui se cambrent, hérissent des parois, dressent des falaises sous-marines et atteignent finalement les surfaces, crèvent les plafonds des houles, montent, grandissent, s’élèvent si haut, si haut, que les fossiles ébahis finissent un jour par être couverts de neige. Ce grain de sable qui se croyait perdu dans les noirceurs marines et se retrouve baigné par les nuages…
Rien n’est figé, rien ne disparaît, rien n’est éternel. L’élan vital est la seule force constante et son imagination est incommensurable. Il se joue du Temps, il s’amuse des siècles comme on écoute passer les secondes, il collectionne les millénaires, égrène les époques, enfile les ères comme s’il jouait avec des coquillages.
Les roches que j’entendais dévaler n’avaient aucune idée de la suite de l’histoire. À quoi bon d’ailleurs ? Nous ne sommes vivants qu’à l’instant de cette pensée. Je vis. Et sitôt prononcé, ce qui a été pensé est mort sans que les pensées à venir ne soient la vie elle-même. Il ne servirait à rien que je regrette cent mille ans d’attente, il ne servirait à rien que j’extrapole sur les cent mille ans en dépôt. Ils seront consommés. Sans que je n’y puisse rien. Sans que je ne sache ce qu’ils feront de moi. Les regrets comme les espoirs ne seraient que des pourrissements d’âmes. Si les montagnes passaient leur temps à pleurer les roches arrachées, si elles passaient leur temps à craindre les saisons comme des outrages, elles en oublieraient de profiter du paysage. Et elles se morfondraient de ne pas s’en être réjouies une fois réduites en plages.
Nous avons quitté les étendues minérales pour traverser les forêts. Notre hôte puissant débordait d’enthousiasme, son lit défait couvrait de draps épanouis les tapis d’herbes et les racines. Les fûts des arbres baignaient dans les tourbillons limoneux, des boues nourricières s’infiltraient sous les tentacules ancrées dans la terre, comblaient le moindre trou, tapissaient de dépôts fertiles des sols affamés.
Vagues et remous, sursauts et contournements, éclaboussures et ruissellements, nous avons connu l’euphorie des voyages chaotiques, des basculements imprévus, des détours surprenants, l’attention à l’extrême, comme des saisissements fulgurants, j’ai gardé en mémoire des regards de roches admiratives, nous avions une telle puissance, nous possédions une telle furie.
Je n’ai jamais oublié pour autant, à aucun instant, l’immobilité du temps passé dans la grotte, la fixité de l’étendue dans laquelle j’avais été mêlée.
Rien ne m’appartenait. Je n’étais que l’élément d’une masse et il aurait été inconvenant que je m’attribue cette force.
Je savais que l’avenir me réservait d’autres expériences, je ne me suis jamais glorifiée de mon appartenance à ce flot intraitable.
Ajouter un commentaire