"GOUTTE D'EAU"
- Par Thierry LEDRU
- Le 04/11/2016
- 0 commentaire
"GOUTTE D'EAU" est en concours ici :
AccueilLe concours nolimLes nouvellesGOUTTE D’EAU
http://www.jedeviensecrivain.com/nouvelles-concours/goutte-deau/
J'AI VOTÉ
thierryledru
GOUTTE D’EAU
J’étais une goutte d’eau vivant dans les grands fonds. J’avais fait dix mille fois le tour de tous les océans. J’avais frôlé les baleines et les calmars géants, j’avais erré longuement dans les chevelures des laminaires, j’avais vu des milliers de poissons, je m’étais mirée dans leurs pupilles. J’avais entendu parler de la lumière, celle de la surface, celle qui était réservée aux Grands Sages. J’avais même entendu dire que des êtres à deux jambes possédaient un pouvoir redoutable et que les eaux de surface étaient de plus en plus souillées mais que la lumière des cieux restait malgré tout un paradis flamboyant, que le voyage de l’eau pouvait prendre la forme d’un cycle merveilleux, un éblouissement de chaque instant. J’ai rêvé longuement, au gré des courants les plus lents, au gré des obscurités les plus effroyables, j’ai rêvé pendant des siècles à cette accession à la lumière.
Me parvenaient parfois des échos de la surface, des paroles qui descendaient jusqu’aux profondeurs insondables par d’interminables commérages. Je ne parvenais pas à savoir si les distances parcourues et le nombre incalculable de congénères concernés falsifiaient le message originel. Tout ce que j’entendais paraissait si irréel. Un astre lumineux diffusant des chaleurs, des cieux infinis, des couleurs, des montagnes, et des fleuves, des forêts tropicales, la pluie, la neige, le vent et les nuages, j’écoutais pour construire des images, j’ai même entendu parler d’un Dieu tant l’éblouissement permanent semblait contenir une intelligence infinie.
Je voulais explorer la vie au-delà des limites de ma condition.
J’ai passé des siècles d’errance dans le flux des courants à essayer de comprendre. Dans le noir le plus opaque, la seule lumière disponible ne peut s’éveiller qu’à l’intérieur. Elle ne me comblait plus.
J’ai pleuré, parfois, ajoutant au corps océanique une infime parcelle mais je n’ai jamais abandonné. Il y avait nécessairement un projet qui m’était attribué.
Et puis les Grands Sages m’ont convoquée. Le Conseil avait lieu dans une fosse immense, un abysse que les plus jeunes d’entre nous habitaient. Il en était ainsi dans le monde de l’eau. Pour s’élever, il fallait accepter les millénaires d’errance.
J’avais tout supporté, jusqu’aux mers polaires dans lesquelles je m’étais retrouvée figée pendant des saisons interminables. Cette pression exercée par mes compagnes au-dessus de moi, je l’avais acceptée, sans aucune rébellion.
Les Grands Sages.
Ils avaient le pouvoir de redescendre se mêler au peuple d’en bas. Et de remonter vers la surface tout aussi facilement.
Je me suis présentée, craintive et enthousiaste, euphorique et apeurée. Qu’allais-je donc apprendre ?
Les Grands Sages m’ont parlé. Ils m’ont expliqué. Je les ai écoutés sans jamais les interrompre, fascinée par l’incroyable luminosité qui émanait de leurs molécules.
Les Sages aimaient mon respect de la patience, ils aimaient mon abnégation à tenir mon rôle de goutte d’eau, ils aimaient également en moi ce désir de lumière. J’ai été surprise et ils m’ont expliqué que beaucoup de gouttes d’eau après des millénaires dans les noirceurs délaissent à tout jamais le désir de lumière, que l’abandon les comble et qu’elles se satisfont de leurs conditions soumises. Jusqu’à parvenir à s’en réjouir.
Je ne comprenais pas. J’aurais préféré mourir dans les déserts dont j’avais entendu parler.
C’est ce désir de lumière en moi qui avait donc convaincu les Grands Sages de m’accorder le voyage. Je devenais une Exploratrice.
Ils m’ont prévenue que le choc serait à la mesure des étendues océaniques.
Tout ce que j’avais entendu était-il vrai ?
L’ascension a débuté. Une remontée verticale absolument stupéfiante. J’ai rapidement senti l’allègement de la pression et j’ai eu l’impression de grandir. Je devinais sur mon passage des regards réjouis, des saluts amicaux, comme si mon ascension venait offrir à mes compagnes une fenêtre vers le haut, comme si mon élévation venait insuffler en elles le goût de la lumière.
J’espérais les voir suivre mon sillage.
« Tu n’as pas à espérer pour les autres, avait dit une voix monocorde en moi. Ce que les autres décideront ne t’appartient pas. Enseigne-toi et laisse aux autres le choix de s’enseigner eux-mêmes. »
Un Grand Sage, une voix insérée en moi.
J’avais écouté et retenu. N’avoir aucun autre espoir qui ne soit à moi, être seulement la preuve vivante que tout est possible.
Lorsque j’ai aperçu la première coulée de lumière, j’ai cru défaillir. Je n’avais jamais connu un tel éblouissement.
Cent mille ans de patience sur le point d’éclore.
J’allais naître à la lumière.
Tout s’est accéléré.
J’ai vu s’étendre autour de moi l’azur bleuté et les scintillements de rayons fragmentés.
J’ai percé la surface avec une énergie folle, au point que je suis restée suspendue en l’air avant de retomber dans les flots.
J’ai vu le ciel ! Un océan immobile, auréolé d’écume et les nuages, des vaisseaux sculptés qui tendaient leurs voiles.
Je ne sais pas d’où sont venus tous les mots. Il a suffi que la lumière m’environne pour que jaillisse en moi une mémoire euphorique.
La lumière avait déclenché le rappel immédiat de tous les savoirs. Les mots sont remontés des abysses intérieurs plus rapidement qu’un espadon en chasse. J’ai réalisé alors tout ce que je portais.
Je bénissais à l’instant ma persévérance.
J’ai vu le soleil. Mais je n’ai pas pu soutenir son regard. Il m’a transpercée. Je m’en suis voulu d’avoir été aussi impatiente. Incroyable comme la prétention pouvait surgir sans prévenir. À peine émergée que je cherchais à englober la source de tout. Je craignis un instant que les Grands Sages ne reviennent sur leur décision.
« Rien de tout cela, entendis-je en moi. Tu apprendras que la compréhension est un long cheminement. Laisse vivre la vie en toi et saisis tout ce qu’elle te donne. »
Je n’eus pas le temps de remercier. Ils avaient disparu.
Je flottais désormais à la surface d’une houle longue.
La chaleur du soleil était délicieuse.
J’ai longtemps navigué sur des crêtes ourlées de dentelles, j’ai plongé en riant sur des toboggans réjouissants, j’ai côtoyé des gouttes anciennes, de celles qui avaient déjà réalisé le Grand Voyage.
C’est au zénith du soleil que j’ai senti les premiers frémissements. La chaleur pétillait en moi et j’avais l’impression d’être remplie de bulles, comme agitée par une énergie inconnue. Je ne savais rien des expériences à venir.
J’ai vu alors dans les regards de mes congénères des bénédictions salutaires et cette empathie m’a rassurée et convaincue. Je n’étais en danger qu’au centre de mes inquiétudes.
Je me suis abandonné, j’ai lâché toutes les résistances, j’ai cessé d’avoir peur.
L’agitation de mes atomes a pris alors une tournure indescriptible.
Le corps de l’Océan semblait se dilater et je devinais autour de moi des poches liquides qui se rompaient, des myriades de particules microscopiques qui s’arrachaient à la masse.
Évaporation. Le mot m’est revenu. Je l’avais entendu dans les nasses sombres et je n’avais pas compris. Comment concevoir qu’on puisse s’élever quand on souffre d’être écrasée ? Je n’avais pu fabriquer aucune image.
J’avais passé cent mille ans dans les abysses et maintenant, je volais.
Sans aucune peur.
Pour quelles raisons aurais-je laissé ma peur gâcher l’expérience ? Était-elle justifiée ? Avais-je besoin d’être sauvée ?
Rien de tout ça.
Compréhension.
Libération.
Il n’y a pas pires entraves que l’amour qu’on porte aux prisons intérieures.
J’entendis parler autour de moi de cette évaporation et les plus anciennes parmi nous se réjouissaient d’aborder un nouveau cycle.
Je vis s’éloigner à une vitesse vertigineuse le grand corps de ma mère, je pris la mesure de son immensité et je ressentis un amour infini pour elle.
Les cieux nous aimantaient.
Je perçus peu à peu un changement de températures. Sans comprendre le phénomène, je vis se souder à moi des contingents de gouttes, toutes aussi surprises de la tournure des évènements. J’aperçus heureusement, encore une fois, quelques anciennes âmes et ces airs impassibles qui les caractérisaient.
« Condensation, » m’annonça l’une d’entre elles. Sans doute mon air interloqué. Elle avait senti que j’avais besoin de données claires.
Je compris alors la structure de ces grands navires gris et blancs qui tapissaient les cieux.
La pluie.
C’est un Grand Sage qui me rappela le nom.
« La pluie est une expérience éblouissante, imagine une mer fragmentée qui se déverse. Mais il nous faut d’abord rejoindre les terres émergées. »
Des souffles d’altitude nous ont poussés vers les rivages. Je ne saurais raconter ce que j’ai vu, il me faudrait des milliers d’années. J’ai deviné tant de vie que mon imagination me paraissait ridicule.
Les montagnes.
Je les vis se dresser telles des murailles, des pentes aussi imposantes que des fosses abyssales.
Nous continuions à monter.
C’est là que je sentis germer en moi des cristaux solides et je ne compris pas dans les premiers instants. Comme un fluide qui courait au plus profond et gelait mes atomes.
« Il pourrait bien neiger, m’annonça une ancienne voyageuse. C’est assez inquiétant quand on ne connaît pas. La première fois, j’ai vraiment cru mourir. »
L’inconnu, l’impensable. La peur qui jaillit.
J’ai aperçu dans le chaos des particules le sourire confiant d’un Grand Sage. Il m’observait.
J’ai compris alors que nous étions veillés, que nous n’étions jamais abandonnés mais qu’il ne fallait rien attendre, rien espérer. Les Grands sages observaient avec bienveillance.
Mes pensées m’avaient détaché de mon état physique.
J’étais flocon, j’étais de glace, je sentais mes atomes dessiner des dendrites et des cristaux.
Des convois de nuages s’accrochèrent aux sommets les plus hauts et ce fut le début du déluge. De chaque déchirure s’échappèrent des avalanches silencieuses. Je me laissais tomber avec une curiosité insatiable.
Nous nous sommes toutes posées, dans un silence d’abysses.
La branche d’un arbre m’avait servi de zone d’atterrissage. Et la nuit est tombée.
J’étais épuisée, j’ai dormi comme un fossile. J’ai rêvé des grands fonds et de toutes ces gouttes diluées dans la masse, comblées de misère et heureuses d’être informes. J’ai pleuré pour ce gâchis des vies perdues.
C’est la lumière du soleil qui m’a sortie de ma torpeur, un voile blanchâtre qui ourlait l’horizon.
Un premier rayon vint me câliner et je sentis rapidement l’agitation de mes molécules.
Je vis goûter autour de moi des congénères, ils tombaient des faîtes déjà réchauffés. Je n’eus pas à attendre longtemps pour les rejoindre. Le tapis moelleux ruisselait en surface.
Des rigoles s’étaient dessinées dans la pente, un vide qui aurait pu se révéler inquiétant si je n’avais connu la fosse des Mariannes.
Les tapis de flocons tassés se fissuraient et j’entrais pour la première fois en contact avec l’herbe et la terre.
Son parfum. La terre et l’eau. Comme deux partenaires qui s’étreignent. Je découvrais la puissance émotionnelle de l’élan amoureux. L’élan vital avait donc été jusqu’à créer des parfums d’amour pour inviter les êtres vivants à l’union.
Je continuais à dévaler les pentes, alternance de parterres verdoyants et de champs de pierres.
Les ruissellements me conduisirent à un entrelacs de failles creusées par des déluges anciens.
« Un lapiaz », me dit une compagne expérimentée. Nous sommes, toutes unies, un redoutable creuseur de failles. »
Je n’eus pas le temps de comprendre l’allusion que nous plongions ensembles dans un gouffre immense. Je découvris vraiment ce que signifiait la vitesse. J’en fus retournée dans tous les sens et tombais dans une nuit totale. La sensation d’effondrement alors que vous n’y voyez goutte est absolument terrifiante et je ne pus retenir un cri d’effroi. Je n’étais pas seule au vu de la puissance du grondement lorsque la cascade s’immergea dans un bouillonnement ardent au cœur du réseau souterrain.
Nuit noire.
Nous avons suivi, impuissantes, un courant puissant généré par la pente. J’ai heurté, je ne sais combien de roches figées.
Puis, le flot s’est calmé.
Un lac. Je devinais une eau apaisée, quelques murmures encore, comme des cauchemars finis qui résonnent et puis, peu à peu, le silence s’est fait. Un silence de fosses marines. Une totale absence de vie.
J’ai eu peur. Et j’ai maudit le sort. Se réjouir à chaque instant de la beauté du monde jusqu’à en oublier cent mille ans d’errance puis tomber soudainement dans des noirceurs inimaginables.
Je n’aurais jamais envisagé un tel acharnement.
Y avait-il une intelligence suprême capable d’une telle abomination ?
Je ne comprenais pas.
J’ai mis longtemps à retrouver un semblant de calme. Je me suis accrochée à cette plénitude naissante et c’est là que j’ai fini par deviner un courant infime. J’ai maudit le sort. Je n’étais qu’une goutte d’eau et je rêvais de nageoires.
C’était fini. J’allais me morfondre pour cent mille ans au cœur de la terre dans un antre clos.
« Tu n’as pas connu les déserts, ma belle, annonça une douce voix. Là, tu aurais eu raison de te plaindre réellement. Crois-moi. Tu falsifies la réalité. Apprends donc à te libérer de tes jugements quand ils ne sont que des interdictions à aimer.
-Aimer quoi ? » demandai-je en colère.
J’en avais assez de ces Grands Sages qui me poursuivaient.
« Ta colère t’empêche de comprendre. On te l’a déjà dit pourtant. Tu ne peux rien savoir si tu ne comprends pas qui tu es. Observe ta colère et une fois observée, observe l’esprit qui observe. Tu verras ta colère s’évanouir et là, tu pourras apprendre.
-Je n’ai rien compris, répliquai-je.
-Évidemment puisque tu es en colère.
-Avec vous, ça a toujours l’air facile mais moi, je ne suis pas un Grand Sage.
-Mais moi non plus. C’est toi qui as décidé de nous voir comme des Grands Sages. C’est encore ta façon de concevoir la réalité mais ta réalité n’est pas le réel. Ta réalité n’est qu’une interprétation. Le réel est empli de sagesse puisque l’énergie vitale a eu la sagesse de le concevoir. Comprends-tu ? La vie en toi est la Sagesse ultime.
-La Sagesse de la vie ?
-Te voilà plus calme, tu commences à comprendre. C’est bien.
-Et qu’est-ce que je dois faire maintenant ? »
Silence. Plus rien. Aucune réponse.
L’immobilité du lieu coula en moi. Je restais ainsi, concentrée sur l’image de cette Sagesse créatrice et je m’aperçus, en sortant subrepticement de mes pensées, que toute colère avait disparu…
Serions-nous donc tous des Grands Sages ?
La Sagesse créatrice de la vie. Tout ce qui vit porterait donc en son sein une Sagesse immuable ? Il ne s’agissait pas de chercher à devenir sage mais de comprendre que nous l’étions déjà.
Stupéfaction.
J’avais cherché pendant cent mille ans à obtenir les conditions favorables à une quête existentielle et je m’étais donc empêchée de jouir déjà de la Sagesse en moi.
Consternation.
J’étais la victime consentante de mon erreur de jugement, j’étais le bourreau et sa proie.
« Observe celui qui observe. »
L’immobilité était propice à cette introspection et c’est là que j’ai réalisé que le sort que je maudissais s’était en fait montré particulièrement perspicace.
Ma découverte du monde nourrissait une euphorie hallucinogène, je sautais d’expérience en expérience, juste animée par un feu insatiable, jusqu’à en tuer la contemplation des horizons intérieurs. Combien de fois déjà j’avais envisagé d’autres expériences alors que je n’avais pas encore fini de vivre l’instant ?
La vie s’était chargée de me rappeler à l’ordre.
« Arrête tout et observe l’observateur des expériences. »
Le message était clair.
Je me suis évaporée. Intérieurement. Une enveloppe évanouie, effacée, toute identification suspendue dans l’absence et c’est là que j’ai senti la Sagesse, elle était là, pétillante, réjouie, bondissante. Tout s’est accéléré. Toutes les vies en moi, toutes les âmes unifiées. J’ai entendu battre les cœurs.
Je n’étais rien. Sans que cela ne vienne troubler l’observateur puisque plus rien de figé ne risquait de disparaître, j’étais la vie, j’étais la Sagesse de la création.
Et donc, je n’étais rien.
C’est là que l’impensable devenait douloureux et que l’agitation prenait sa source. Il était insupportable de n’être rien, rien qu’un support à la Sagesse et de devoir s’en contenter.
L’agitation étouffait le drame, l’agitation donnait une contenance mais à vouloir emplir un récipient sans parois, on se condamne à l’épuisement.
Tout allait trop vite, trop de révélations, j’eus peur soudainement de perdre le fil de ces pensées qui m’emplissaient, peur de manquer l’essentiel, peur de m’égarer. Et la peur couvrit de son voile les révélations à naître.
Je devais me reprendre.
Non, pas me reprendre. Laisser la vie me guider, la Sagesse en moi tenait les rênes, je n’étais pas le cocher. L’humilité. Voilà, c’était ça la solution.
« Laisse la vie te vivre, elle sait où elle va. »
J’ai tout accepté dès lors. Je n’ai entendu de ma vie que la Sagesse créatrice en moi.
Je suis restée contre la pierre froide et lisse et j’ai aimé ce support. J’ai écouté contre sa peau murmurer le cœur de la planète. Puisque la Sagesse de la vie considérait que mon parcours se devait d’être suspendu dans un gouffre, j’ai appris à recevoir cet instant figé comme une avancée et non comme une sentence. Cette vitesse que j’avais adorée n’était qu’un jeu et il ne s’agissait pas de lui octroyer une importance inconsidérée. La hiérarchie des bonheurs contient en elle-même les déceptions et je me désespérais toute seule.
Combien de Temps suis-je restée là ? Le Temps…Cette perception de la vie n’avait encore aucune réalité. Je le comprenais maintenant. S’interroger sur le Temps générait irrémédiablement une projection sur un passé inexistant et un avenir illusoire. Au détriment de tout puisque l’instant contenait l’essence. Je ne pouvais pas être ailleurs que maintenant.
Cent mille ans à me morfondre et à espérer parce que je comptais le Temps. Une abomination. Je n’avais rien compris. Rien. Et je me demandais désormais pour quelles raisons les Grands Sages m’avaient lancée dans ce voyage. Je n’avais rien réalisé et je ne vivais que dans cette volonté folle de m’élever, d’être une Exploratrice. D’où venait ce terme d’ailleurs ? N’était-ce pas finalement une pure invention façonnée par des messages falsifiés ? Comme une décoration artificielle qui entretenait des hiérarchies inutiles. De croire que des esprits possédaient davantage souillait l’idée même de Sagesse. Le trésor existait en nous mais nous restions assis obstinément sur le couvercle du coffre à scruter les horizons en imaginant des conquêtes fabuleuses.
Je ne pensais à rien lorsque le vacarme a empli le gouffre, j’étais dans une torpeur bienfaitrice.
Une vague a déferlé sur le lac, courant comme une bourrasque et soulevant des murs liquides. J’ai été saisie et projetée dans un courant inimaginable, j’ai heurté des roches en gardant en moi l’impression de les avoir brisés, le grondement était aussi puissant que cette éruption volcanique sous-marine à laquelle j’avais assistée, il y a longtemps
« Un orage dehors, des pluies diluviennes et… » m’expliqua une compagne chevronnée.
Je n’entendis pas la suite de ses paroles. Une chute verticale, le plongeon tonitruant, puis de nouveau une interminable descente dans un grondement de création du monde.
Jusqu’où pouvions-nous descendre ainsi ?
Un vide immense. La montagne nous expulsa par une bouche béante, une excavation creusée par des millénaires d’érosion au milieu d’une paroi verticale. La vitesse du flot nous projeta à plusieurs mètres de la roche et je vis sous moi des paysages balayés par des bourrasques tonitruantes, noyés sous des mers de pluies hachées.
Le déluge. Des trombes d’eau comme si l’Océan entier se déversait sur le monde.
Les montagnes ensoleillées que j’avais connues avaient disparu et j’eus le temps, en tournoyant dans l’espace, de juger de l’incroyable changement des lieux. La surface de la Terre semblait avoir été remodelée, balayée par un architecte insatisfait et refaçonnée par un esprit coléreux.
Je plongeai finalement dans un bassin aux eaux sombres, encadré par des nuées d’éclaboussures.
À peine remise de mes émotions, je basculais dans un toboggan aux roches grises, des amas de blocs et de galets, de graviers condamnés par les flots à se rompre jusqu’à la disparition. J’étais troublée par ce brassage des pierres emportées par le torrent, ce roulement incessant qui ajoutait au vacarme un fond sonore impressionnant. J’imaginais dans l’éclatement des roches des plages en devenir. Rien ne disparaissait finalement. Il ne servait donc à rien de se croire immuable et de s’inventer des peurs. Tout serait un jour brisé, tout serait un jour transformé mais rien ne s’effacerait. L’élan vital avait conçu pour toute la création des cycles infinis, des boucles millénaires.
J’avais été goutte et vapeur, pluie, neige, eau stagnante, cascade et torrent et je n’avais aucune idée du projet inséré.
Rien ni personne ne connaissait la suite de sa propre histoire. Y avait-il une histoire personnelle d’ailleurs ? N’était-ce pas une illusion créée par la perception d’un Temps limité ? Ces montagnes titanesques qui se croyaient inébranlables et qui pourtant finissaient inexorablement par céder sous les assauts du vent, des pluies, du gel, du soleil, une érosion inaltérable, patiente et obstinée, indifférente au Temps nécessaire. Une montagne inexpugnable ?
Revenir dans cinq cent mille ans voir le tas de sable et rire de ses certitudes.
Rien n’est figé, rien ne disparaît, rien n’est éternel. L’élan vital est la seule force constante et son imagination est incommensurable. Il se joue du Temps, il s’amuse des siècles comme on écoute passer les secondes, il collectionne les millénaires, égrène les époques, enfile les ères comme s’il jouait avec des coquillages.
Les roches que j’entendais dévaler n’avaient aucune idée de la suite de l’histoire.
Si les montagnes passaient leur temps à pleurer les roches arrachées, si elles passaient leur temps à craindre les saisons comme des outrages, elles en oublieraient de profiter du paysage. Et elles se morfondraient de ne pas s’en être réjouies une fois réduites en plages.
Nous avons quitté les étendues minérales pour traverser les forêts. Notre hôte puissant débordait d’enthousiasme.
Vagues et remous, éclaboussures et ruissellements, nous avons connu l’euphorie des voyages chaotiques. J’ai gardé en mémoire des regards de roches admiratives, nous avions une telle puissance, nous possédions une telle furie.
Je n’ai jamais oublié pour autant, à aucun instant, l’immobilité du temps passé dans la grotte, la fixité de l’étendue dans laquelle j’avais été mêlée.
Rien ne m’appartenait. Je n’étais que l’élément d’une masse et il aurait été inconvenant que je m’attribue cette force.
…
Plus jamais ça…
J’ai rejoint les grands fonds et je ne souhaite plus aucune élévation.
Ce cauchemar ne me quittera jamais. Je comprends désormais le silence de mes compagnes, leur attachement aux noirceurs apaisées. Je n’avais rien compris. Je me croyais supérieure parce que les Grands Sages m’avaient choisie.
Je me laisse porter par les courants.
Ici, il n’y a aucun danger.
Là-haut, j’ai failli mourir.
Le torrent, l’euphorie du flot, la beauté des paysages, la lumière, les nuages, les forêts, le soleil et le vent, la pluie et les arcs-en-ciel.
J’étais heureuse, si heureuse. L’appel des horizons, des sensations si fortes, des ressentis si profonds.
Et puis, le torrent s’est jeté dans une rivière.
C’est là que tout a basculé.
Huit saisons de souffrances infinies. Le désespoir le plus effroyable.
Je n’oublierai jamais tout ça.
La rivière serpentait dans des paysages de vallées, des champs à perte de vue, des arbres fruitiers, des grands épis blonds ou des têtes de soleil qui se balançaient mollement.
J’ai vu mes premiers humains. Ils tenaient une canne avec un fil qui plongeait dans l’eau. Ils avaient l’air bien calme. Je me souvenais de paroles entendues dans les abysses. « Les humains étaient des destructeurs, il fallait les éviter. »
Ceux-là, assis sur la berge, me semblaient tout à fait respectables. J’ai même pensé que ces commérages dans les grands fonds n’étaient que des racontars distillés par les âmes anciennes pour impressionner les petits jeunes.
Oh, combien, j’ai compris qu’elles étaient encore bien loin de la réalité. Connaissaient-ils la vérité d’ailleurs ? Et les Grands Sages ? Savaient-ils réellement les risques encourus ? Agissaient-ils en pleine conscience ? Je ne parvenais pas à comprendre. Quelles étaient leurs intentions ? Qu’attendaient-ils des Explorateurs ?
J’ai été aspirée. Je passais au bord des herbes suspendues au-dessus de l’eau et je n’ai pas vu le tuyau, une bouche noire dans laquelle j’ai disparu, avalée dans une inspiration diabolique. Un bruit inconnu, comme un ronflement qui se rapprochait. J’ai rapidement compris que la situation n’avait rien de naturel.
Un assemblage métallique, une sorte de cylindre par lequel nous avons été projetées.
Je suis tombée au sol. Une terre poussiéreuse et desséchée. Des grandes tiges portaient ces têtes de soleil que j’avais vues alors que je descendais la rivière. La pluie dispersée par le mécanisme qui ronflait humidifia le sol et je me sentis disparaître.
Je n’ai pas compris lorsque j’ai été aspirée de nouveau. J’ai mis quelques moments à réaliser que j’avais été bue.
J’ai vu les fibres de la plante et j’ai senti rapidement tous les poisons qui s’y trouvaient.
« Des engrais, m’a expliqué une compagne de malheur. C’est la troisième fois que je me fais prendre. Je ne le supporterai pas. C’est trop dur. »
Des brûlures dans mes atomes, comme un déchirement, l’impression effroyable d’être désintégrée. Je revis rapidement quelques regards terrifiés d’animaux que j’avais vus disparaître dans la gueule d’un prédateur. Cette certitude de la mort. Ces derniers instants auxquels on s’accroche comme s’il était possible de repousser l’inéluctable.
Du poison liquide m’asphyxiait. J’ai tenté de me hisser vers le soleil. J’espérais que les poisons ne parviendraient pas aux extrémités de la plante.
Je n’ai jamais dépensé une telle énergie. Je n’ai jamais tant espéré, avec cette volonté de transformer mon espoir en reptations effrénées.
Je me suis concentrée, intérieurement, j’ai cherché à m’extraire de tout.
J’étais en moi comme dans une bulle, j’ai senti cette légèreté divine, non pas cette simple évaporation ancienne mais une plénitude sans masse, sans atome, comme si ne survivait en moi que l’énergie créatrice.
Je n’étais rien de ce que je croyais être.
J’ai été broyée, dans ma tige, une machine infernale qui nous découpa en lamelles. J’ai vu les têtes de soleil basculer dans des mâchoires et le pied dru où je résidais tomber au sol. J’ai été écrasé par une masse ronde, dure, impitoyable. J’ai pleuré en sentant le corps de mon hôte mourir dans d’atroces douleurs.
J’ai été éjecté de mon enceinte brisée et j’ai coulé dans la terre.
J’ai craché les poisons qui me restaient et je m’en suis voulu d’empoisonner le sol.
Je n’avais encore rien vu.
Le pire n’est jamais loin mais une fois qu’il est là, regarde devant…Il en reste encore.
Une nappe phréatique. Des tuyaux métalliques qui plongeaient dans le corps liquide. J’ai été aspirée. J’ai coulé dans des tubes froids, j’ai brûlé dans des citernes, j’ai été rejetée dans des conduits immondes, aspirée de nouveau, jetée dans une cuvette sale où flottaient des excréments, j’ai cru mourir dans la puanteur des égouts, j’ai vu des compagnes mortes, des gouttes éteintes, noires jusqu’au cœur.
J’ai coulé dans des villes sales, j’ai été balayée sur des trottoirs englués de vapeurs toxiques. J’ai connu aussi les affres des piscines et la brûlure des désinfectants et même les rires des enfants ne calmaient pas mes douleurs.
J’ai été rejetée sans remerciement dans une rivière aux eaux tièdes.
Des poissons erraient dans des herbes acides et leurs peaux s’écaillaient.
J’ai été bue, une nouvelle fois. Par un humain.
C’est certainement ce que j’ai vécu de plus troublant. Ce chaos intérieur m’a glacée d’effroi, cette alternance constante entre les élans euphoriques et les détresses insoumises, des tremplins amoureux et des trahisons infâmes. Une folie dévastatrice.
J’ai prié pour échapper à ce calvaire.
Il m’a pissée.
Contre une haie d’acacias, au bord d’une route, « une envie pressante. » Une soirée entre amis d’après ce que j’ai compris. Des alcools qui m’avaient souillée jusqu’à l’outrage. Il m’a pissée et j’ai eu la chance de trouver une faille dans la terre meuble.
J’ai rêvé aussitôt des noirceurs océaniques.
J’ai vu passer les saisons, pris dans le gel de la terre ou brûlée par les rayons solaires, des épreuves adorées au regard des violences humaines.
J’ai imploré les cieux de m’oublier.
J’ai souffert le martyre, j’ai espéré mourir.
J’ai maudit les hommes et j’ai rêvé de leur fin.
C’est un égout qui m’a rejetée à l’Océan.
J’ai plongé furieusement sans aucun remords. Plus jamais ça.
Je n’aimerai désormais que les noirceurs opaques. C’est là que se trouve la lumière intérieure.
J’ignorais tout de moi-même.
J’ai compris enfin les intentions des Grands Sages. Puisque je n’entendais rien, je devais connaître les affres les plus impitoyables pour taire en moi les pensées mensongères.
J’étais une goutte d’eau. Il n’en reste qu’un souvenir. Aussi transparent que ma structure. Aussi fragile que cette enveloppe polluée, agressée, envahie, asphyxiée. Tout cela n’était rien qu’un support dérisoire qu’il convenait de déchirer.
Pour lire le message.
Je n’étais rien de ce que je croyais être. J’étais bien plus lorsqu’il ne resta plus rien.
Ajouter un commentaire