LES ÉGARÉS (roman) 9
- Par Thierry LEDRU
- Le 24/02/2012
- 6 commentaires
LES ÉGARÉS
Extrait
"Deux ans après la mort de Christian.
Le poids de cette culpabilité ineffaçable.
Les douleurs dans sa jambe étaient réapparues avec une violence effroyable. Il avait suffi de quelques jours. Une angoisse épouvantable, une peur primale, le goût abject de la pourriture dans son corps. Ils étaient dans les Landes, fin de l’été. Il avait voulu sortir un vélo de la soute du camping car. Une douleur insoutenable, il avait failli tomber, le souffle coupé, comme un coup de sabre, le dos découpé par une lame affilée.
La visite chez le médecin du village. Un diagnostic sans appel, il fallait rentrer, passer des examens. Leslie avait conduit. Il était resté allongé, avec cette certitude que la mort l’avait retrouvé, qu’elle avait décidé d’en finir avec lui, qu’il avait laissé passer sa chance, que la vérité intérieure ne s’éveillerait jamais et qu’il devait payer son aveuglement par une condamnation sans appel. La certitude que cette fois il allait succomber.
Trois hernies.
Celle déjà opérée s’était inexplicablement reconstituée, deux autres l’accompagnaient dans une œuvre destructrice, une déliquescence paralysante, une gangrène camouflée, une hargne irréductible. Un tueur à ses trousses depuis tant d’années. Une vie à s’enfuir et cette fois une impasse, plus aucune issue, le tueur est blasé, cette fois, il est là pour finir le travail et prendre un autre contrat.
Morphine. Les retrouvailles. Le film relancé comme une boucle infâme qui resserre son étau, le nœud autour de son âme, la vie étranglée, l’air qui commence à manquer et la peur, cette peur ranimée, qui ronge, obsède, tourmente, sans relâche, sans aucune pause, il aurait voulu hurler cette douleur infinie déboulant dans son crâne, dans ses fibres, dans ses cauchemars, dans ses sanglots. Pourquoi ? Pourquoi cet acharnement ? Au-dessus de sa tête la lame tranchante de la guillotine, le filament décharné qui retenait le couperet, il suait de peur, de désespoir, d’incompréhension, ce goût immonde de la mort dans sa bouche, cette puanteur âcre du corps qui pourrit dans la tombe, les noirceurs insondables du néant, il imaginait l’errance éternelle de son âme torturée, l’absence de réponse comme une peine capitale. Il devait comprendre, il y avait forcément une explication. Il le sentait. Comme une main tendue au-dessus de la vase des traumatismes enfouis.
On lui parlait parfois, la nuit surtout, une voix étrange, délicate, rassurante, elle semblait descendre en lui par un canal indéterminé, une porte inconnue, une brèche infime dans les murs titanesques de ses refoulements morbides.
« Tu n’es pas un assemblage de pièces qu’il faudrait constituer mais une image morcelée dont tu ne vois pas l’étendue. Ça n’est qu’une question de lucidité.»
Il n’en disait rien.
Le chirurgien. Il avait espéré ne jamais le revoir, ne jamais retrouver ce parfum irritant des désinfectants, ces lumières glauques dans les couloirs souterrains, le bloc opératoire comme une salle de torture, la voix mielleuse de l’anesthésiste qui vous dit de vous laisser aller alors que vous ne savez pas si vous allez revenir, la chambre de réveil, l’angoisse des membres paralysés.
« Pour résumer simplement l’opération que j’envisage, je dirais qu’il va falloir vous ouvrir au niveau ventral, sortir en partie les intestins pour accéder à la colonne vertébrale, on visse une plaque après avoir cureté les disques, puis on ouvre au niveau du dos pour aller placer une plaque identique et on boulonne les deux. Comme vous n’aurez plus de disques vertébraux, ce système va bloquer la colonne et vous protègera définitivement. Trois heures d’opération devraient suffire.»
L’envie furieuse de se lever du brancard et de s’enfuir en courant, cet homme était fou, il le prenait pour une marionnette qu’on éventre, qu’on scelle dans des étaux et qu’on recoud avant de la rejeter à la rue, il n’avait vu dans la proposition qu’une expérience intéressante pour l’homme en blanc, dans ses yeux pétillants le plaisir pervers de tenir un cobaye.
Il avait dit à Leslie de le sortir de cette cage immonde, ils étaient rentrés et le calvaire avait duré.
Des jours et des nuits de tortures incompressibles, des torsions de muscles irradiés, des nerfs lacérés, son corps qui maigrit, se décharne, disparaît dans la fange vorace des cauchemars éveillés, son esprit aimanté par l’écrin de la tombe, cet ultime refuge, cette paix acquise qui le tentait, les vers grouillant dans son corps éteint le terrorisaient moins que ces décharges électriques vrillant ses fibres, une guerre sans merci, un champ de bataille, seul au milieu d’une terre ravagée, des assauts incessants, la fureur des combats, les crampes comme des barbelés arrachant les chairs, tenir, résister, s’enfouir sous les draps comme au fond d’un trou, ces éclats d’obus qui le déchiraient, ces spasmes, ces sursauts à chaque blessure, la guerre en lui, son corps envahi, impossible de fuir.
Il était son propre ennemi.
La détresse de Leslie. Cette absence de solution devait la détruire autant qu’elle le rongeait de l’intérieur, ses traits tendus, la peur dans ses yeux, des paroles gênées comme si la douleur créait une distance, elle ne savait plus quoi dire.
Il étouffe.
Une immense goulée d’air.
Il s’assoit sur le grain rugueux d’une pierre ronde.
Il aurait pu tout perdre. Il est passé si près. Cette boîte de morphine qu’il a tournée dans ses mains pendant des heures ... Vingt comprimés et le calvaire aurait pris fin. Il sait que la douleur l’avait enfermé dans un cachot sépulcral, que le couvercle de la tombe menaçait de tomber à chaque battement de son cœur, que son écoeurement de la vie aurait pu l’emporter.
Il pleure et les paysages fragmentés par les larmes embuant ses rétines sont des kaléidoscopes féeriques qui le ravissent, tout cet amour coulant de l’Univers, toute cette vie qui l’entoure, toute cette vie qui l’anime, cette connivence qu’il a découverte, il aurait pu tout perdre mais cette vibration insoumise qu’il percevait parfois, noyau vital résistant aux assauts incessants de la douleur barbare, cette palpitation comme un cœur d’étoile, il ne pouvait l’abandonner, il était impossible de l’ignorer, de la laisser couler dans le néant putride de la mort souveraine. Quand Leslie, le matin, ouvrait les volets et qu’il découvrait le ciel du fond de son lit il pleurait les espaces perdus. Mais cette simple fissure dans le mur compact de ses souffrances érigées suffisait à insuffler le germe d’un sursis, l’esquisse d’un bourgeon de vie et les heures de tourmente, les tortures ressassées ne ravageaient jamais complètement cette terre fertile, cet espace d’amour qui le sauvait.
L’amour. Il sait ce qu’il lui doit. L’amour pour Leslie, l’amour pour les enfants, l’amour pour la Terre, l’amour pour ses parents.
Ses parents. Ils avaient déjà tellement souffert. Il les imaginait rongés de détresse à mille kilomètres de son supplice, ce désespoir dans leurs voix éteintes lorsqu’ils appelaient au téléphone, cet abattement gorgé de larmes, cette incompréhension désespérante devant cet acharnement de la vie à violenter leur amour parental. Ils avaient déjà tellement souffert. Leur deuxième fils en sursis. Leslie tentait de les rassurer.
Les nuits sans sommeil, quelques cessez-le-feu épisodiques, l’observation inquiète des horizons éteints, les embrasements suspendus, les odeurs âcres des sueurs, des morves séchées, des peaux talées, les cheveux collés … Juste un répit. Il tentait de récupérer, se laisser porter par l’épuisement, flotter entre la surface lumineuse et les fonds obscurs, les yeux clos, le corps immobile, essayer de relâcher les résistances, les nœuds enflammés par les heures de lutte, respirer profondément et que l’air absorbé liquéfie les crampes, emporte les acides, purifie les tranchées ravinées, les artères souillées, les muscles brisés, arracher de son corps la boue solidifiée des douleurs.
Remonter à la source du conflit, identifier les forces en présence, analyser les raisons du désastre. Comprendre, chercher une issue, ailleurs que dans les réseaux médicaux, on voulait l’éventrer, en période de guerre, les chirurgiens ne font pas de détails.
Il était en guerre.
« A 50%, le risque c’est le fauteuil roulant, à 25% la paralysie de la jambe gauche, il reste 25% de chances que l’opération réussisse. »
Leslie lui avait fait part de ce commentaire du chirurgien dans le couloir, il ne considérait finalement que l’opération et pas l’individu, le geste chirurgical était évalué en pourcentage. Pas la vie de l’homme.
Il n’irait pas.
Plutôt mourir.
Le rêve. Une voix qui lui parle. Au cœur d’un halo bleuté.
« Ce que tu vois n’est pas la vérité. Ca n’est qu’une image. Ton âme sait où elle va. »
Il n’en parlait pas.
Peut-être la morphine et pourtant cet amour ineffable, incommensurable. La lumière l’aimait, des auras bleues qui dansaient devant ses yeux émerveillés. La notice du médicament, les effets secondaires, une liste redoutable mais pas d’hallucinations. Une incompréhension totale. Habituellement, ses rêves disparaissaient au réveil. Rien, aucun souvenir. Celui-là perdurait et l’enlaçait de douceur. Comme un baume d’amour.
Une caresse d’ange.
Et puis.
L’apparition d’Hélène.
Un conseil d’une amie, une médium magnétiseuse, Leslie avait pris rendez-vous. Il avait étouffé les douleurs en triplant les doses de morphine. Se lever, marcher en traînant la jambe gauche, elle ne réagissait plus. Elle l’avait soutenu jusqu’à la voiture. Plus rien à perdre.
Une petite maison dans la montagne, un jardin très soigné, des volets et un portail violets.
Hélène en haut de l’escalier. Ce premier regard. Inoubliable. Tellement de force et tellement d’amour. Elle avait demandé à Leslie de les laisser. Elle lui téléphonerait quand ça serait fini. Il s’était effondré sur une banquette moelleuse. Les effets de la morphine qui s’estompaient, la terreur des douleurs à venir, tous ces efforts qu’il allait devoir payer. Une petite pièce lambrissée, aménagée pour la clientèle, des bougies parfumées, quelques livres. Ils avaient discuté, quelques minutes, tant qu’il pouvait retenir ses larmes puis elle l’avait aidé à se déshabiller.
« Je vais te masser pour commencer. Tu as besoin d’énergie. »
Il s’était allongé en slip sur une table de kiné.
Les mains d’Hélène. Une telle chaleur.
Elle parlait sans cesse. D’elle, de ses expériences, de ses patients, elle l’interrogeait aussi puis elle reprenait ses anecdotes, des instants de vie.
« Tu veux te faire opérer ?
- Non.
- Alors, il faut que tu lâches tout ce que tu portes. »
Il n’avait pas compris.
Elle avait repris son monologue, son enfance, ses clients, ses enfants, son mari, son auberge autrefois, maintenant la retraite, quelques voyages. Et tous ces clients. De France, de Suisse, de Belgique, de la Réunion … Elle n’avait rien cherché de ses talents. Ils étaient apparus lorsqu’elle avait huit ans, une totale incompréhension, des auras qui lui faisaient peur et puis elle avait fini par comprendre, nourrie par des révélations incessantes descendues en elle comme dans un puits ouvert.
Des auras … Les rêves qui habitaient ses nuits. Interrogations. Lui aussi ?
Les mains d’Hélène, sa voix, la chaleur dans son corps, ce ruissellement calorique. L’abandon, l’impression de sombrer, aucune peur, une confiance absolue, un tel bien-être, des nœuds qui se délient, son dos qui se libère, comme des bulles de douleurs qui éclatent et s’évaporent, une chaleur délicieuse, des déversements purificateurs, un nettoyage intérieur, l’arrachement des souffrances enkystées, l’effacement des mémoires corporelles, les tensions qui succombent sous les massages appliqués et la voix d’Hélène.
« Tu sais que tu n’es pas seul ?
- Oui, je sais, tu es là.
- Non, je ne parle pas de moi. Il y a quelqu’un d’autre. Quelqu’un que tu portes et tu en as plein le dos. Il va falloir que tu le libères. Lui aussi, il souffre. Vous êtes enchaînés.»
Il n’avait pas encore parlé de Christian.
Les mains d’Hélène, comme des transmetteurs, une vie insérée, les mots comme dans une caisse de résonance, des rebonds infinis dans l’antre insondable de son esprit, une évidence qui s’impose comme une source révélée, l’épuration de l’eau troublée, les mots comme des nettoyeurs, une sensation d’énergie retrouvée, très profonde, aucun désir physique mais une clairvoyance lumineuse, l’impression d’ouvrir les yeux, à l’intérieur, la voix qui s’efface, un éloignement vers des horizons flamboyants, il vole, il n’a plus de masse, enfin libéré, enfin soulagé, effacement des douleurs, un bain de jouvence, un espace inconnu, comme une bulle d’apesanteur, un vide émotionnel, une autre dimension, les mains d’Hélène qui disparaissent, comme avalées doucement par le néant de son corps, il flotte sans savoir ce qu’il est, une vapeur, plus de contact, plus de pression, même sa joue sur le coussin, tout a disparu, il n’entend plus rien, il ne retrouve même pas le battement dans sa poitrine, une appréhension qui s’évanouit, l’abandon, l’acceptation de tout dans ce rien où il se disperse, le silence, un silence inconnu, pas une absence de bruit mais une absence de tout, plus de peur, plus de douleur, plus de mort, plus de temps, plus d’espace, aucune pensée et pourtant cette conscience qui navigue, cet esprit qui surnage, comme le dernier élément, l’ultime molécule vivante, la vibration ultime, la vie, il ne sait plus ce qu’il est, une voix en lui ou lui-même cette voix, la réalité n’est pas de ce monde, il est ailleurs, il ne sait plus rien, un océan blanc dans lequel il flotte mais il n’est rien ou peut-être cet océan et la voix est la rumeur de la houle, l’impression d’un placenta, il n’est qu’une cellule, oui c’est ça, la première cellule, le premier instant, cette unité de temps pendant laquelle la vie s’est unifiée, condensée, un courant, une énergie, un fluide, un rayonnement, une vision macroscopique au cœur de l’unité la plus infime, des molécules qui dansent.
Où est-il ?
Fin du Temps, même le présent, comme une illusion envolée, un mental dissous dans l’apesanteur, ce noir lumineux, pétillant, cette brillance éteinte comme un univers en attente, concentration d’énergie si intense qu’elle embrase le fond d’Univers qui l’aspire, la vitesse blanche, la fixité noire, la vitesse blanche, la fixité noire, le Temps englouti dans un néant chargé de vie, une vie qui ruisselle dans ses fibres, des pléiades d’étoiles qui cascadent, des myriades d’étincelles comme des galaxies nourricières dans son sang qui pétille.
Il est sorti en marchant.
Que s’est-il passé ?
Aucune réponse.
Il ne sait rien.
Il se souvient d’Hélène qui l’embrasse sur le front alors qu’il est encore allongé. Il n’arrive pas à ouvrir les yeux. Comme l’abandon refusé d’un espace scintillant et la plongée douloureuse dans la lumière sombre de sa vie réintégrée.
Il aurait préféré ne jamais revenir.
Un filet d’eau qui sourd entre deux roches. Il remplit la gourde.
Il n’a jamais compris. Aucune explication rationnelle. Hélène n’en donnait pas.
« Moi, je n’ai rien fait, disait-elle avec son habituel sourire. Juste un transfert d’énergie mais cette énergie, c’est toi qui t’en sers ou qui la rejettes. Je n’ai fait qu’initier la guérison que tu portais. Tu étais au bout du rouleau, tu n’avais pas le choix, il fallait bien que tu comprennes.
- Mais comprendre quoi Hélène ? Je ne comprends rien.
-Ton mental ne comprend rien mais celui-là on s’en moque. C’est l’être réel qui importe. Et celui-là a tout compris ou ton âme si tu préfères. Laisse ton mental régler les problèmes quotidiens, c’est son travail. Mais pour le reste, c’est une question d’âme. »
Rien de plus.
Son médecin parlait de « chance. » La même incompréhension. Dans le cabinet médical. Il observait une nouvelle fois les radios, les hernies aussi visibles qu’une tumeur, « des œufs de moineau, » avait-il dit, le nerf sciatique englobé dans une fibrose solidifiée, l’inévitable opération et pourtant la disparition des symptômes.
Il était venu à pied, un besoin irrépressible de marcher.
« Ça vaudrait le coup que tu repasses un scanner Yoann, pour voir où sont passées ces trois hernies.
- Ca ne m’intéresse pas, elles ne sont plus là, c’est tout, je le sens bien, je n’ai pas envie de concentrer mes pensées sur elles. Je m’en suis libéré, inutile de les rappeler.
- Mais tu sais aussi bien que moi que c’est impossible. Quand elles sont aussi installées, rien ne peut les faire rentrer dans leur logement, c’est écrasé et c’est tout, il faut les enlever.
- Ça, c’est le point de vue de la médecine, pas celle de mon corps, ni de mon esprit. Je ne sais pas ce qu’Hélène a réussi à faire mais en tout cas, ces hernies ne sont plus là. C’est tout ce qui compte.
- Je n’y comprends rien. Jamais vu ça.
- Y’a rien à comprendre. Ca obligerait à y penser et c’est du passé. Là, maintenant, je marche. C’est ça qui m’importe. »
Quatre rechutes. Violentes. Des crises qui le laissaient hagard mais une étrange compassion envers son corps. Il n’était plus un ennemi mais juste le porteur d’une douleur. Il n’y était pour rien, la source était ailleurs. Il n’était pas sa douleur, il ne s’identifiait plus à elle, il savait qu’elle n’était qu’une intruse à laquelle il avait ouvert la porte et que si elle était parvenue à entrer, il existait nécessairement la possibilité qu’elle s’en aille.
Qu’il lui donne l’autorisation de le quitter.
Il n’avait plus besoin d’elle pour exister.
L’impression d’entendre tomber autour de lui les murs ébranlés de sa geôle. Bloc après bloc, des coups de bélier répétés, les horizons qui s’ouvrent.
Hélène. Trois autres visites. Des heures entre ses mains, des plongées intérieures, des flux d’énergie, des mots comme des scalpels, tranchant les vieilles écorces, les armures invalidantes, des paroles chirurgicales, affûtées, une précision infaillible, il ne résistait plus, une évidence. La vérité.
« Comment veux-tu que ton dos vous porte tous les deux ? Il ne peut pas supporter un tel fardeau. Il faut que tu le poses. Christian aussi en sera libéré. Il ne peut pas partir puisque tu le retiens. Il n’a pas décidé d’être là, c’est toi qui l’emprisonnes avec tes regrets, ta culpabilité, ton identification. Tu n’existes qu’à travers cette histoire et profondément, là où ton mental se perd, tu crois que tu ne peux pas vivre sans ce passé. Tu t’y accroches comme une huître à son rocher. C’est inconscient bien entendu mais les dégâts sont gigantesques. Tu n’es pas là, dans l’instant, tu vis ailleurs, dans une dimension psychologique et ton corps n’en peut plus. »
Il écoutait sans aucun refus, sans aucune résistance, c’était impossible de ne pas admettre la vérité.
« La première fois que tu es entré, Christian était là, je le voyais, tu le portais, une âme violette, alourdie elle aussi, vieillie par ta propre souffrance, vous êtes tous les deux des victimes et il n’y a que toi qui puisses vous libérer. Christian attend que tu l’autorises à partir en abandonnant la culpabilité que tu traînes et qui le rattache à toi. Il a besoin que tu t’éveilles, il sait que tu souffres et il s’en veut. Son âme est emprisonnée dans ton histoire. »
Il n’en avait rien dit à Leslie, ça n’était pas racontable.
Un regret. Ca n’est pas elle qui ne pouvait pas comprendre mais lui qui ne savait pas en parler. Comme une honte aussi. Tout ce gâchis.
« Inutile de regretter. »
Hélène.
« Tu ne pouvais rien prévoir. Ca ne t’appartenait pas. C’est le chemin que tu as choisi. Il y a longtemps. Cette vie est nécessaire pour ton évolution. Elle n’appartient pas à ton mental mais à ton âme. »
Impossible à comprendre. Et il ne fallait pas chercher à comprendre. Pas avec le mental.
« Les choix de l’âme peuvent paraître redoutables mais elle sait où elle va, elle sait ce dont elle a besoin. Laisse faire. »
Laisser faire. Il s’y était attaché. Lâcher les résistances. Cette impression d’être conditionné, influencé, manipulé, il avait essayé d’admettre l’idée que c’était nécessaire, qu’il était inutile de lutter, que tout avait un sens. Même s’il ne le comprenait pas, que ça finirait par le mener quelque part, qu’un nouvel espace s’ouvrirait un jour. C’était peut-être déjà le cas avec cette guérison miraculeuse. L’âme en avait besoin même si le mental en souffrait. Et qu’il trouvait dans cette souffrance une identification qui le servait.
Des jours et des nuits de pensées ressassées, un chaos étrange, comme si dans ce fatras existait une volonté cachée, un cheminement désiré. Christian, l’hôpital, la douleur, les hernies, le goût de la mort. Aucun hasard là-dedans, un chemin de croix pour grandir. Le choix de l’âme à laquelle il appartenait.
Accepter, laisser faire.
« Quand tu les comprends, les choses sont ce qu’elles sont. Quand tu ne les comprends pas, les choses sont ce qu’elles sont. »
Hélène. Elle devait apparaître, c’était nécessaire et déjà établi.
Un plan minutieusement élaboré.
Ces marches la nuit, ce magma de forces en lui, impossible de dormir, une lampe frontale lorsque la nuit était trop sombre et parfois cette impression que le sol s’éclairait sous ses pas, une luminescence de la terre, des marées de questions sur le rythme de ses pas, il devinait des jaillissements d’énergie au bout de ses doigts. Dieu. Il n’aimait pas le nom, les hommes l’avaient tellement souillé.
L’Un.
Etait-ce lui qui avait programmé un chemin aussi douloureux ? Connaissait-il déjà l’issue ? Hélène avait-elle été le fil conducteur de ses intentions ? Un canal d’énergie. C’était au-delà de la raison. Personne ne comprenait cette rémission. Cette magie des pas qui se succèdent, ce sourire intérieur qui ne le quittait plus, cette joie incompressible, inaltérable, cette chaleur dans son corps, comme un noyau en fusion. Un flux vital libéré, comme si la raison éteinte ne pouvait plus maintenir enfermée la conscience du lien. Une connexion indescriptible.
La vie pouvait-elle souffrir des errances du mental au point de se détruire ? N’était-ce pas son amour retrouvé de cette vie qui avait permis la guérison ? Cette épuration de son mental, l’éveil de sa conscience, l’abandon, l’acceptation, tout ce qu’il avait découvert. La vie pouvait-elle se guérir ? Aucune intervention divine. Juste le flux vital qui se nourrit de l’amour qu’on lui porte.
Et ce rêve. Sans que le mot ne convienne, il aurait fallu un autre terme, une rencontre, un message, un contact, une bénédiction, un médecin aurait parlé de rêve, un psychiatre aurait dit hallucination ou délire, il n’en parlait pas, c’était inutile.
Des bulles bleues, phosphorescentes, il flottait dans un océan de plénitude, aucun mouvement, juste les arabesques lentes de ces entités lumineuses. Des voix qui résonnaient en lui, des murmures susurrés doucement dans son âme, il ne se voyait pas mais il était là, c’était lui, une présence, et des myriades d’esprits qui l’enlaçaient, il savait bien que ça n’était pas que des bulles, c’était vivant, animé, un rayonnement d’amour, des auras câlines.
« Tu n’es pas au fil des âges un amalgame de verbes d’actions conjugués à tous les temps humains mais juste le verbe être nourri par la vie divine de l’instant présent. »
La phrase inlassablement répétée, comme glissée en lui, coulant dans son âme comme une délivrance, une certitude, une naissance, oui, c’était ça, une naissance.
Commentaires
-
- 1. Thierry Le 25/04/2016
Un jour, peut-être Laura :)
Le plus important était que je parvienne à l'écrire et ce livre-là, c'était réellement une "épreuve"...
Pour le reste, advienne que pourra. -
- 2. laura millaud Le 25/04/2016
MAGNIFIQUE !!!!!!!!!!!!!!!!
Encore un livre qui pourrait aider tellement de personnes .... s'il était EDITE !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! -
- 3. Thierry Le 17/03/2012
Hello Gaëlle. Et bien, tu vois, un éditeur m'a répondu que "Les Eveillés" ressemblait à un trip hallucinogène, que ça n'était absolument pas crédible bien que ça soit bien écrit. J'aurais dû préciser que c'était totalement autobiographique, à quelques virgules près...Il faut croire que ça dérange toutes leurs certitudes. -
- 4. becuwe Le 17/03/2012
très beau texte qui nous apprend à regarder la vie autrement, je l'ai toujours pensé, su, mais certainement comme beaucoup je ne l'avais jamais admis, compris, senti. -
- 5. Thierry Le 25/02/2012
Oui Charlotte et je sais à quel point tout ça doit résonner en toi. De tout cœur avec toi. Je t'embrasse fort. -
- 6. charlotte vinson Le 25/02/2012
"Les choses sont ce qu'elles sont'' parfois il faut juste un peu de courage pour les comprendre.
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