Jarwal et les Kogis : les Conquistadors
- Par Thierry LEDRU
- Le 17/03/2011
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L'or des Conquistadors.
Rien n'a changé depuis ce temps-là...
"Jackmor et ses soldats avaient contourné un massif érodé, une marche harassante pendant laquelle ils avaient abandonné deux hommes blessés qui ne parvenaient plus à suivre le rythme imposé. Le groupe avait quitté le sentier pour ne pas marquer leur passage et s’était imposé un raccourci épuisant dans des pierriers interminables. Les soldats étaient stupéfaits par la capacité incompréhensible de leur chef à se repérer dans ce dédale de sommets, de faces ruiniformes, de champ de pierres, de gorges et de ravins.
Ils ne pouvaient deviner que Jackmor n’était pas limité par son champ de vision, qu’il avait la capacité à prolonger ses regards à travers les pensées. L’objectif visé lui apparaissait clairement même s’il n’était pas visible. Son présent se projetait visuellement dans le futur à atteindre.
Ils parvinrent au village des Kogis sans avoir marqué la moindre pause. Les soldats s’effondrèrent et leurs compagnons écoutèrent leur récit du combat. Jackmor, sous le regard ébahi de ses hommes éreintés, ne s’accorda qu’une gorgée d’eau fraîche.
Un lieutenant vint le prévenir qu’un nouveau filon d’or avait été découvert au fond de la galerie, une veine d’une pureté absolue, dix fois plus importante que tout ce qu’ils avaient déjà amassé.
Jackmor tenta de se maîtriser, de ne pas montrer l’extraordinaire excitation qui enflamma tout son être, un bouleversement monumental, une émotion exacerbée, comme la première bouffée d’air du nouveau-né.
Cette nouvelle changea complètement ses plans. Plus question de s’enfuir. Il fallait organiser la défense, dresser des murailles, piéger la montagne, affaiblir les assaillants par tous les moyens jusqu’à ce qu’ils abandonnent. Il devait préserver ses hommes. Tant qu’ils lui étaient utiles.
Il traversa le village, il voulait voir cet or.
Les Kogis étaient réfugiés dans les huttes. Sauf un. Un jeune homme. Il se tenait fièrement sur le seuil d’une cabane rudimentaire. Il ne bougea pas. Jackmor fut surpris par ce regard perçant, vindicatif, accusateur. Les Kogis ne laissaient jamais transparaître leurs émotions, il s’était même demandé même s’ils en avaient. Il ne s’y était jamais vraiment intéressé en fait. Dans ces yeux aiguisés qui le jugeaient, il réalisait son indifférence, son absence totale d’observation, comme s’il n’avait jamais pris conscience de leur existence. Etait-ce donc des hommes ?
Une confrontation silencieuse, une rencontre impromptue, dérangeante, cette impression inexplicable que ce jeune garçon, malgré sa fragilité, possédait une force intérieure bien supérieure à la puissance dont il se voulait le maître.
Il ne put s’empêcher de se retourner alors qu’il avait déjà dépassé le garçon. Il était toujours là et son regard brillait toujours de la même flamboyance. Comme une pointe dans son dos.
Il s’obligea à penser à l’or, il fallait le voir, le toucher. Il força son pas. Il arriva à l’entrée de la galerie gardée par deux soldats. Il se munit d’une torche et entra. Cette euphorie en lui, la puissance de ce plaisir, rien ne pouvait l’égaler. Avec l’or, il pouvait tout posséder. Tout devenait si simple. Les Maîtres de tous les savoirs se compromettraient pour obtenir leur part. Pas de lutte, aucun combat, aucune guerre, aucune machination, aucun délai d’obtention, l’or humiliait n’importe quel esprit, l’or faisait ramper les empereurs, anéantissait toute résistance, pourrissait les cœurs les plus nobles, cet abandon de tout dans les regards avides, rien pour lui ne pouvait égaler ce plaisir.
Trancher des têtes ne procurait pas ce bonheur de la possession des âmes. Les rabaisser, les avilir, détrôner les plus résistants, voilà ce qui le grandissait, c’était le pouvoir ultime, l’absolue domination. L’histoire du monde se construirait dans les noirceurs de l’or. Il voulait en devenir le représentant le plus célèbre, marquer l’humanité entière par son pouvoir.
Il parvint au fond de la mine, une dernière saignée dans la montagne, il balaya le faisceau tremblant de la torche, fébrile, brûlant d’impatience. Là, dans l’angle d’une faille fraîchement taillée, le liseré scintillant qui filait vers le haut, une veine épaisse, une artère ambrée, l’or coulant dans la roche, toute la maîtrise du monde à saisir. Il imagina longuement les visages fascinés, assoiffés, voraces, soumis et obéissants, veules et serviles, il les posséderait jusqu’au tréfonds de leur humiliation. Il en serait le Maître. Les hommes seraient à ses pieds, des serfs jusqu’aux rois, et il s’amuserait éternellement de leur bassesse, il les regarderait, avec un plaisir ineffable, se vautrer dans la fange de leur âme souillée.
Il rejoignit la hutte principale du village. Ses hommes l’avaient confisquée afin qu’il y soit au mieux.
Il n’aimait pas ces masures. Du bois, de la terre séchée, des troncs grossièrement taillés pour soutenir la structure, des meubles tellement misérables. Un vulgaire hamac pour dormir. Non, ces Kogis ne pouvaient pas être des hommes. Ce visage inquisiteur tout à l’heure, ce garçon insolent qui avait osé le défier, qui n’avait même pas baissé les yeux sur son passage, ça ne pouvait pas être un homme. Ni lui, ni ses semblables n’avaient montré la moindre marque de résistance, juste ces regards détachés, inertes, cette acceptation lâche de tout ce qu’ils subissaient. Des hommes ne pouvaient se comporter de cette façon. Ils les connaissaient trop bien pour se tromper. Ces Kogis n’avaient rien à voir avec les hommes. Ils étaient autre chose.
Un dérangement étrange qui ne voulait pas s’effacer. Comme s’il était en train de manquer l’essentiel. Une leçon à tirer. Et qu’il ne voulait pas la voir. Qui étaient-ils, ces Kogis ? Et comment était-il possible qu’il ne parvienne pas à lire leurs pensées ? Il s’était dit dans un premier temps qu’ils n’étaient que des animaux. Ils ne pouvaient pas saisir les pensées de créatures aussi inférieures. Mais peut-être se trompait-il ?
Le regard de ce jeune garçon le tourmentait.
Kalén regardait en lui cette émotion inconnue de la vengeance, cette colère mouvante qui venait battre en lui comme des vagues montantes, un ressac indomptable qui rognait ses résistances, érodait inlassablement la plénitude de son enfance, ce ressentiment incontrôlable qui montait dans ses fibres comme un magma dévastateur. Il n’avait aucune expérience, aucune connaissance, aucun repère. Les Sages ne lui avaient pas enseigné les noirceurs de l’homme et il en recevait les outrages avec une violence incommensurable, comme un nouveau monde se présentant à lui. Jackmor et ses hommes ne pillaient pas seulement la terre de son peuple, ils détruisaient l’équilibre des âmes, violentaient les êtres humains, propageaient comme une maladie redoutable des émotions néfastes. Ce peuple barbare portait en lui la fin des Kogis. Que deviendrait la Terre si les peuples indigènes succombaient sous les marées incessantes des pilleurs ? De quelles émotions la Terre allait-elle être submergée si le déséquilibre s’amplifiait, si la rupture entre les êtres humains et leur Mère était définitive, comment la vie serait-elle possible si l’avidité des hommes dévastait l’amour ? Ces envahisseurs ne savaient aimer que leur image. Ils étaient vides à l’intérieur."
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