JUSQU'AU BOUT: sur l'amour

Il est certain que l'amour représente un élément incontournable dans tous mes romans. Ceux d'alpinisme tout autant que les autres. 

"JUSQU'AU BOUT" est une quête et l'amour est son Graal. 

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"Nouvelle tentative.

Il chiffonna la feuille et la jeta à la poubelle.

La petite lumière dessinait sur le bureau un soleil pâle, bien circulaire. Il avait beau se concentrer, il ne parvenait pas à rentrer dans le rond de clarté. Son esprit, obstinément sombre, refusait de plonger dans l’éblouissement et les mots restaient prisonniers de murs sordides, humides et indestructibles. Il entendait grincer des clés dans des serrures rouillées. Toujours les mauvaises clés.

Trois fois déjà qu’il jetait son brouillon. Impossible de traduire clairement tout ce qui s’était accumulé pendant des mois, tous les problèmes qui leur étaient tombés dessus sans prévenir et sans mode d’emploi, tous les non-dits qui s’étaient installés, les uns entraînant les autres avec toujours plus de gravité, toutes les caresses ratées, inabouties, les simulations de toutes sortes, sexuelles et affectives, juste pour étouffer la certitude de s’enfermer dans des carcans de concessions...

Oh! oui, c’était ça l’impression générale, un enfermement progressif, comme si jour après jour, ils avaient monté les murs, brique par brique, les murs de leur prison commune, des murs de silence, de communications suspendues dans l’attente d’un rétablissement de la liaison satellite. Mais leur satellite s’était perdu dès le début dans le vide interstellaire de leur vie quotidienne. Un trou noir où tous les espoirs avaient été engloutis.

Comment raconter cela ? Chaque mot criait son insuffisance, chaque phrase contenait dix versions différentes, un fouillis inextricable de compréhensions nuancées. Comme si les sentiments s’exprimaient d’une personne à une autre dans des langues différentes. Ce qu’il voudrait raconter, elle le comprendrait à sa façon. Chaque conclusion qu’il aurait retirée de tel événement ou de tel détail de la vie, elle en garderait une impression opposée ou même une absence totale de souvenirs.

Comment raconter cela ?

Il se souvenait bien, avec douleur, qu’à vouloir essayer de percer les idées d’Anne, il avait fini par ne plus être certain de la paternité réelle de ce qu’il pensait, qu’à vouloir adapter sa personnalité à celle de cette compagne de hasard, juste pour éviter les conflits, les paroles irrécupérables, celles qu’on n’oublie jamais, qui sont comme une tâche sur un mur blanc, qu’à vouloir ainsi protéger un château de cartes dans un blizzard glacial, il avait failli disparaître. Il s’était vu alors comme une image minutieusement découpée, jour après jour, il avait senti les lames des ciseaux et leurs arabesques compliquées, leurs détours pernicieux qui traçaient sur lui un puzzle fragile. Il avait frissonné à chaque fois qu’il avait senti vaciller les pièces sous les coups répétés de la honte de soi. Il avait senti la lâcheté nécessaire à la vie à deux. Il avait souffert, terriblement, pour maintenir scellé par quelques fibres fatiguées les dernières brides de lui-même. Il n’était pas devenu Anne ! Et maintenant on lui demandait de lui écrire pour s’en excuser et se justifier ! C’était impossible. Impossible.

Il n’oublierait jamais le poison mielleux de l’amour.

Il était certain aujourd’hui qu’un couple ne pouvait connaître l’harmonie dans l'accumulation nauséeuse des concessions. Le drapeau blanc flottait sur le champ de batailles tant que l’équilibre des négociations était maintenu entre les deux protagonistes. Le mensonge et la négation de soi restaient les alliés indispensables pour le maintien de cette paix.

Il aurait fallu être l’autre pour survivre à deux !

« Je suis toi et je me comprends en te regardant vivre. »

Là, tout aurait été possible. Mais dans leur cas, c’était presque risible. Comme une tentative de mariage entre une Parisienne et un Aborigène.

Il jeta le quatrième brouillon à la poubelle. Il ne savait plus quelles idées relevaient vraiment de lui-même et quelles idées n’étaient que les pustules nécrosées de leur relation morte. Aujourd’hui, il devait s’en laver, s’en purifier et se retrouver.

Mais retrouver qui ?

Une fatigue lourde, un goût acide de vomi lui monta à la tête. Une bile cérébrale qu’il ne parvenait pas à évacuer. Il respirait comme une odeur douceâtre de vase. Toujours cette vase tenace… Pour la première fois, il percevait combien les dégâts étaient irrémédiables. Existait-il réellement ? N’était-il plus qu’un emboîtement de poupées gigognes ? Oh, oui, c’était cela ! La plus petite, mignonne, pure, rayonnante, originelle avait été très vite enfermée dans une autre, déjà terne puis une autre, toujours plus déprimée, perdue, angoissée mais toujours décorée d’enluminures éclatantes. Et on vivait ainsi prisonnier de cellules multicolores, oubliant peu à peu ce qu’enfant on avait été, attachant nos regards aux couleurs merveilleuses de nos carapaces fabriquées. L’amour représentait sans doute la poupée la plus dangereuse, la plus vicieuse. Il suffisait de constater le nombre faramineux de personnes succombant avec délectation à ses charmes.

Il avait décidé de se retrouver. Mais retrouver qui ? C’était effrayant. Il ne savait même pas qui rechercher. Que restait-il de lui ? Qui pouvait prétendre être encore lui-même ? Où était l’enfant dans l’adulte ? Mort ? Caché ? Était-il possible de le retrouver ?

La vie en couple n’était en fait que la dernière étape d’un processus de destruction, instauré depuis la petite enfance et ne prenant fin qu’avec la mort. Ah ! la voilà cette fameuse mort, l’ultime possibilité de retrouver sa liberté. Personne n’y pouvait rien, on y aurait droit. C’était rassurant finalement de constater que quelque chose nous appartenait pleinement. D’ailleurs, ce film qui défilait à des vitesses inhumaines, lorsque le dernier souffle emplissait les poumons, lorsque le dernier battement de cœur venait de retentir, ce film de notre vie devait remonter à l’origine, comme le nettoyage d’une bande surchargée qui s’effacerait, s’effacerait, à la recherche effrénée de la seule image importante, celle avec laquelle il faut partir… Soi … Parfois il avait presque hâte d’y arriver… Cette impression de virginité intérieure devait être splendide et apaisante. L’idéal serait de pouvoir le crier, juste dans les derniers instants : 

« Regardez, ça y est, je suis moi, j’ai trouvé ! Oh comme c’est bon, comme c’est bon ! » et partir.

Quel beau souvenir ce serait.

Il eut envie de pleurer. Il ne possédait même pas le début de l’esquisse de ce moi. Il lui semblait être tout et n’importe quoi. Mais de moi, pas la moindre trace.

Il jeta le cinquième brouillon.

Trop compliqué. Et puis les mots étaient trop faibles pour expliquer tout cela. Il aurait fallu en inventer d’autres."

 

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