KUNDALINI (8)
- Par Thierry LEDRU
- Le 11/03/2015
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L’impatience de se déshabiller et de nager dans l’eau claire, de sentir la fraîcheur sur la totalité de son corps, de s’étendre au soleil sur des dalles chaudes, s’asseoir sur des blocs lisses et ronds, sentir la patience infinie de l’eau, fermer les yeux, entrer dans l’absence, s’abandonner.
Le ressaut rocheux.
Une succession de blocs empilés et le courant qui se faufilait en arabesques. Elle examina le passage et choisit un cheminement. Les appuis, la recherche des prises, des positionnements équilibrés, le bonheur de sentir la roche sous ses doigts. Elle se dit qu’une journée en falaise avec un moniteur serait une bonne idée.
Elle franchit rapidement l’obstacle et reprit son avancée. Les falaises s’ouvrirent peu à peu, un long replat se dessina, le courant s’atténua.
Des sangles et des plateformes assez larges pour que des résineux y poussent, des failles, des brèches, des terrasses, des piliers et des dalles grises, jaunes, sombres, des surplombs où scintillaient des zébrures de quartz, des murs qui remontaient vers un plateau sommital cent mètres plus haut. Un encadrement fascinant, toute la magie du monde minéral et végétal assemblée dans un écrin immobile. Seule la mélodie de l’eau agitait le silence.
Il lui sembla que la nature l’observait elle aussi. Cette étrange impression d’une présence. Elle tourna sur elle-même, lentement, observant les lieux, guettant un bruit de pas ou de voix.
Aucune menace, aucun signe d’un quelconque danger. Juste ce sentiment inexplicable de ne pas être seule.
Elle reprit son avancée et se dirigea vers l’extrémité du bassin, en amont. Elle traversa le cours d’eau à son endroit le plus étroit et rejoignit un parterre de dalles qu’elle longea sur une centaine de mètres. L’eau était d’une clarté absolue et entre les roches, là où le courant s’était éteint, il était difficile de situer la surface sans y poser la main.
Une cascade de quelques mètres de haut fermait les lieux. Un débit limité, nul vacarme liquide mais un chant de carillons qui ruisselait dans un couloir verdi par des mousses. Une barrière rocheuse interdisait la poursuite de l’exploration. Il aurait fallu un matériel d’escalade complet.
C’est en atteignant l’extrémité du bassin qu’elle le vit. Il était sur l’autre rive. Debout, dans une posture étrange. Un large bloc descendant jusqu’à l’eau l’avait caché jusque-là.
Un homme. Nu.
Une jambe repliée à angle droit, comme s’il était assis sur une chaise, l’autre posée sur la cuisse et les bras levés au-dessus de la tête. Elle n’aurait jamais imaginé que cette position était réalisable. Comme s’il était assis, avec une jambe croisée. Mais sans aucun support.
Il lui semblait qu’il avait les yeux fermés. Parfaitement immobile. Les deux mains tournées vers le ciel, paumes ouvertes.
Le crâne chauve, lisse. Et pourtant un corps qui paraissait jeune.
Elle redescendit vers l’aval pour ne pas rester face à lui. Le bassin les séparait d’une vingtaine de mètres mais elle ne voulait pas paraître intrusive.
Séance de méditation. Une certitude.
Elle posa son sac, sans bruit, libéra ses cheveux et se déshabilla. Elle entra doucement dans l’eau, mouilla sa nuque et ses épaules, puis avança. Elle s’allongea et fit quelques brasses. La fraîcheur de l’eau la ravit, ce bonheur sensuel du contact sur sa peau.
Elle lança un regard rapide vers l’homme. Il n’avait toujours pas bougé…Elle ne parviendrait même pas à prendre la position et il la maintenait depuis plusieurs minutes. Elle en était fascinée. Elle connaissait pleinement la difficulté de l’épreuve. Cette immobilité totale, dans une telle posture, réclamait un effort physique gigantesque.
Elle rejoignit la berge et sortit. La sensation délicieuse que sa peau s’était contractée sous l’effet du froid, comme un bain de jouvence. Elle se sécha rapidement et huila son corps avec attention. Personne pour s’occuper de son dos. Laurent… Elle ne comptait plus les situations qui lui rappelaient son absence. Même la plus insignifiante surgissait immanquablement.
Elle sortit ses lunettes de soleil et s’allongea.
Il avait changé de posture. En équilibre sur les mains, les jambes à la verticale. Parfaitement aligné, droit, immobilité absolue.
Les jambes descendirent doucement et les deux pieds se posèrent sur l’arrière du crâne. Il bascula légèrement sur le côté et leva un bras.
En équilibre sur une main. Aucun tremblement visible, aucun vacillement. Une perfection totale dans l’exécution, une maîtrise qu’elle n’avait jamais vue. Une sculpture improbable et superbe.
Elle pensa soudainement à ce documentaire sur les moines Shaolin. Une soirée télévision pendant sa période sombre. Elle avait été subjuguée par la maîtrise physique et mentale de ses hommes. Uniquement des hommes d’ailleurs. Comme si cette perfection n’était pas accessible aux femmes.
Il lui plaisait de participer à sa mesure à une autre image de la femme. Elle devait bien admettre malgré tout que la maîtrise de son mental était dérisoire au regard de ces moines. Elle avait certainement atteint un haut niveau dans sa pratique physique mais, désormais, elle ressentait douloureusement ce manque. Comme un vide en elle qu’il fallait absolument combler.
Il s’était allongé. Sur le dos. Pas de serviette au sol. Il monta les jambes puis le bassin et suspendit une chandelle rectiligne. Il garda la position trois ou quatre minutes puis laissa ses jambes descendre et se replier en tailleur. Comme s’il était assis en lotus mais à l’envers. Chaque geste était exécuté avec une lenteur infinie et une précision remarquable.
Il descendit le bassin sans décroiser les jambes et prit appui sur les bras. Il s’assit et amena ses deux pieds derrière la nuque. Les mains jointes sur la poitrine.
Elle ne parvenait pas à le quitter des yeux sans se libérer pourtant d’une certaine gêne. Elle était incapable de dire s’il l’avait vue, s’il lui reprochait intérieurement de perturber sa séance, s’il la trouvait incorrecte.
Et malgré se ressenti limitant, elle ne pouvait se détacher de la beauté de ce corps et de ces arabesques. Elle aimait dans le yoga cette opportunité de maîtrise et cette connaissance du corps mais elle éprouvait en regardant cet homme une étrange plénitude, comme si le bien-être visuel coulait en elle, comme si une énergie invisible flottait dans les airs et la parfumait. Il lui prit l’envie soudaine de s’asseoir en lotus et de poser les paumes sur les genoux, tournées vers le ciel, pouce et index joints.
Elle prit une longue inspiration en gonflant la poitrine, seins tendus, ventre creusé, cuisses ouvertes et elle sentit vibrer dans son corps un flux inconnu, comme si une source de chaleur venait de s’activer.
Elle ne put s’empêcher d’ouvrir les yeux, persuadée de façon incompréhensible que quelqu’un effleurait sa peau et l’électrisait.
Elle croisa son regard et devina un sourire. Il était assis comme elle, mains jointes devant son plexus. Il déplia les bras et dans un geste lent et appliqué dirigea ses paumes vers elle. Comme s’il envoyait un salut, une prise de contact.
Elle frissonna. De la tête aux pieds.
Il ramena les paumes contre sa poitrine, leva les bras au-dessus de la tête et ouvrit les mains. Un geste empli de respect, comme une offrande au ciel.
Son cœur sursauta lorsqu’il se leva.
Il descendit vers le gué qu’elle avait franchi.
Il traversa en sautant de roche en roche. Une fluidité dans ses gestes aussi belle que ses postures, comme si chaque instant en lui était nourri par une maîtrise naturelle.
Elle le trouva infiniment beau. Non pas dans les détails de sa stature mais dans cette fascinante plénitude qui émanait de lui.
La respiration courte.
Il venait vers elle. Elle décroisa les jambes et les allongea, le corps appuyé sur les mains. Sans pouvoir se l’expliquer, elle souhaitait donner d’elle une image avenante. Elle remarqua subitement qu’elle avait tendu sa poitrine, tiré les épaules vers l’arrière, rejeté sa chevelure sur sa nuque, comme un large éventail. Elle aurait pu en rire, tant son attitude relevait davantage d’une adolescente que d’une femme de cinquante-deux ans.
Le désir de plaire. Sans aucune explication rationnelle, comme une fleur qui diffuserait son parfum sans pouvoir s’y opposer, juste une acceptation totale de l’offrande en elle de la vie. Et de l’amour.
Il avait le crâne lisse. Aucune trace du moindre cheveu. Ni aucun poil apparent sur le corps.
Dix mètres.
Elle ne voulait pas le regarder avec insistance. Il venait pour elle. C’était évident et elle avait envie de sourire tout autant que de calmer les battements de son cœur. Cette peur que son trouble soit visible.
Le sexe nu. Aucune toison pubienne.
Un adepte du naturisme absolu certainement. Elle savait que certains et certaines pratiquaient une épilation totale. Chez les femmes, elle n’avait jamais trouvé cela dérangeant mais elle n’avait jamais vu un homme en user intégralement.
Elle gardait pour sa part une ligne blonde sur sa vulve, un trait étroit qui couvrait les lèvres. Comme un voile protecteur.
Pourquoi venait-il vers elle ?
Engager une discussion ? Lui tenir compagnie ? Allait-il s’imposer comme ces voyeurs malsains qui hantaient les plages nudistes ?
Courait-elle un danger ?
Seule. Loin de tout.
Cinq mètres.
Le visage impassible. Elle reconnut des chaussons d’escalade dans une main. Les sangles de son sac à dos encadraient ses pectoraux. Un corps d’athlète, des muscles saillants. Des barres abdominales qui descendaient en triangle vers son sexe. Chaque masse musculaire semblait avoir été ciselée par un sculpteur antique. Et malgré la largeur de ses épaules et le volume de ses cuisses, les barres noueuses qui striaient son ventre ou la puissance de ses bras, il émanait de lui une souplesse de chat.
Un bonheur visuel qui l’émoustilla, une vibration dans son ventre, une chaleur intense soudainement réveillée.
Deux mètres. Un large sourire.
Il n’avait pas de sourcils. Elle ne voulut pas le scruter, elle ne voulut pas le gêner par des regards inquisiteurs.
Elle baissa les yeux puis releva le visage.
« Bonjour. »
Il avait une voix posée, assez grave, une intonation enjouée qui la rassura.
« Bonjour, répondit-elle.
-Hypotricose.
-Pardon ?
-J’ai une forme très rare d’hypotricose, une maladie orpheline qui me prive de cheveux et de poils. Je préfère l’annoncer immédiatement quand je rencontre quelqu’un. Les choses sont plus claires.
-Merci alors de ces précisions mais personnellement, je n’y attache aucune importance.
-Oui, je le sais.
-Pardon ?
-Je le sais. »
Un instant de silence.
« Je tenais à vous remercier de vous être montrée aussi discrète depuis que vous êtes là. C’est très respectueux de votre part.
-Je ne savais pas si vous m’aviez vue mais je ne voulais pas vous déranger.
-Vous ne pouviez pas me déranger. Impossible.
-Vous étiez très concentré, j’imagine.
-Pas seulement.
-Ah ? Et quoi d’autre alors ?
-J’aime bien la façon dont vous ressentez la nature. Vous permettez ? »
Il fit signe de la main.
« Oui, asseyez-vous, bien sûr, » répondit-elle immédiatement en souriant.
Elle s’en voulut un instant de s’être montrée aussi réjouie.
Il la remercia et s’installa à ses côtés.
« Vous vous rendez compte que vous avez prononcé déjà deux phrases très étranges ? demanda-t-elle.
-Elles ne sont pas étranges, c’est juste qu’elles ne correspondent pas à ce que vous attendiez, à vos habitudes, à ce que vous aviez pu imaginer. C’est juste la différence entre la conformité qui nous convient et l’inattendu qui nous inquiète. »
Des pupilles noires comme l’ébène. Un visage d’homme et un corps imberbe, une musculature impressionnante. Une peau mate, tendue. Aucun pli graisseux mais une structure sèche, épurée et qui paraissait avoir été exploitée dans le moindre recoin. Une origine étrangère. Un mélange d’Asie et d’Europe. Il s’était assis en lotus légèrement en avant, tourné vers elle.
« Je m’appelle Sat. »
Il lui tendit la main. Elle répondit à l’invitation. Une main large et douce, un contact prolongé et respectueux. Il avait incliné légèrement la tête pour accentuer l’hommage.
Cette absence de sourcils et même de cils… Elle donnait à ses yeux une importance considérable, comme s’il s’agissait de deux portes ouvertes sur son âme, comme si rien ne pouvait cacher ce qui vibrait en lui. Elle sentit son ventre se serrer quand elle s’aperçut qu’il la dévisageait et l’intensité de ses prunelles ruissela dans son dos comme une cascade de feu. Un frisson qui se prolongea dans toutes ses fibres…
« Je suis né en Inde. Mon père est Hindou et ma mère est de la vallée. Ça explique le mélange des genres, expliqua-t-il en souriant.
-Madeleine. Mais tout le monde m’appelle Maud. Je suis très impressionnée par votre maîtrise du yoga. Vraiment. D’autant plus que c’est mon métier.
-Vous enseignez le yoga ?
-Oui, à Lyon. J’ai pris quelques jours de vacances.
-Je ne fais pas vraiment du yoga en fait. Je fais ce qui est en moi.
-Et vous le faites merveilleusement bien, ajouta-t-elle.
-Je n’en suis qu’aux prémices pourtant. Mon objectif est encore très lointain.
-Quel objectif ?
-Le corps de cristal.
-Pardon ? Excusez-moi de vous demander sans cesse de vous répéter mais vous êtes énigmatique dans vos réponses.
-Le corps de cristal, c’est l’ouverture des sept chakras, la fusion avec le flux vital, la connexion entre les forces telluriques et la dimension céleste, l’accession à l’esprit éternel.
-Et ça s’acquiert comment ?
-L’Amour. »
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