KUNDALINI (5)
- Par Thierry LEDRU
- Le 24/02/2015
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Les yeux fermés. Laisser passer les pensées comme des grosses mouches noires, ne pas chercher à les faire sortir au risque qu’elles bourdonnent encore plus fort. Aucune importance. Elles s’épuiseront devant l’indifférence neutre, l’acceptation…
Les yeux fermés et la lumière du soleil derrière les paupières, un soleil de plus en plus lointain, diffus, longues respirations, profondes, lentement, sans forcer, sans contrôle, juste un regard aimant sur le flux qui se diffuse dans son corps.
Les yeux fermés.
Le corps évanescent…
Elle aurait pu s’enfuir, elle le sait. Elle est allongée sur une sorte d’autel mais il n’y a pas de liens. Elle pourrait se lever et partir mais elle n’en a pas envie. Un mélange d’inquiétude et de désir, de curiosité et de confiance, comme un rituel nécessaire.
Elle est nue. Le corps entièrement huilé. La lumière n’est pas constante, une alternance de sursauts flamboyants et de pénombre.
Elle a vu son visage. Un homme aux muscles saillants, la peau tannée, les longs cheveux noirs tombant sur ses épaules. Le corps sec et vigoureux, des fibres tendues comme des cordes d’arc, des stries sur son torse, des cuisses massives, des bras noueux. Un regard d’aigle, jaune, deux fentes étroites.
Un Indien. Elle en est certaine.
Il est nu. Elle devine dans les flashs de clarté son sexe érigé.
Elle sent ses larges mains parcourir son corps, étaler lentement, minutieusement une huile tiède et parfumée.
Un Indien. Elle ne comprend pas.
Elle devine les parois d’une habitation troglodyte, son regard parcourt les lieux et s’échappe quelques instants. Elle plane comme un rapace au-dessus d’un massif montagneux. L’entrée d’une grotte au milieu d’une falaise. Des murs de pierres sèches, aucune végétation. Comment a-t-elle pu arriver jusque-là ? Comment est-ce possible de se déplacer ainsi dans les airs ? Elle se voit dans la pénombre et elle surplombe les horizons. Une double vue.
Les mains de l’Indien glissent entre ses cuisses, massent son bas-ventre, remontent vers ses seins, enveloppent son visage, ses doigts comme des pattes d’insectes parcourent son crâne et elle sent des flux d’énergie la remplir, son corps vibre comme une étoile, rayonne, se dissipe dans un champ lumineux qui l’enveloppe, elle rayonne, elle rayonne.
Abandonnée. Aimante. Lascive.
Elle ne comprend pas mais le désir est immense. Elle attend.
Elle voit bouger les lèvres de l’Indien mais aucun mot ne lui parvient. Elle sait pourtant qu’il lui explique quelque chose d’important, quelque chose qu’elle doit comprendre, qu’elle doit saisir.
Corps et Esprit…
Comme un mantra infiniment répété en elle, comme si les mots du vieil homme glissaient en elle sans qu’elle ne les entende.
Corps et Esprit…
Elle ne comprend pas.
Les mains sur son corps l’électrisent, l’impression d’être enveloppée dans un cocon d’huile tiède, les pointes de ses seins sont comme des bourgeons gorgés de sève. La chaleur ruisselle entre ses cuisses.
Il a posé son sexe contre les lèvres de sa vulve. Elle devine des pressions infimes, des va-et-vient très lents, sa verge glisse de haut en bas, le long de la vallée humide. Un canyon qui s’ouvre. Elle veut l’accueillir.
Il glisse en elle. Très lentement.
Elle voit son corps s’illuminer, son ventre est zébré d’éclairs orangés, elle sent les parois de son sexe qui s’ouvrent et enveloppent la verge.
L’impression qu’elle va l’absorber, intégralement, qu’elle n’a jamais été aussi ouverte, l’impression que ce voyage n’est pas pour elle, que les territoires vont l’engloutir, la lumière est trop forte…C’est comme une explosion concentrée, une énergie qui va la pulvériser.
Elle ouvre les yeux en sursaut. Éblouissement. Elle se redresse vivement. La tête qui tourne. Elle a les mains posées entre les cuisses. Elle regarde autour d’elle.
Personne.
Un vertige qui l'oblige à fermer les yeux. Longues respirations.
Elle se lève lentement et entre dans le salon par la baie vitrée. Elle se sert un verre d’eau et s’assoit.
Toujours ce rêve… Depuis combien de temps déjà ?
Elle avait mis ça sur le compte de son manque. Aucune relation sexuelle depuis un an. Une libido qui s’amuse.
Mais jamais ce rêve n’avait été aussi précis, jamais en pleine journée, dans le temps suspendu d’une simple sieste.
Comme si enfin, le scénario complet se dévoilait.
Où était-elle ? Qui était cet Indien ? Elle n’avait jamais eu de fantasmes de cet ordre. Laurent n’aimait pas les massages. Il n’avait pas assez de patience pour ça. Pas avec elle en tout cas…Peut-être pas assez d’amour pour elle finalement. Juste assez pour des relations sexuelles habituelles.
Elle se leva rageusement. Elle ne voulait plus de ces pensées rebelles qui venaient salir leur vie commune. C’était trop facile finalement. Elle n’avait qu’à le lui dire si elle avait eu d’autres désirs.
Mais elle n’en avait pas justement.
Ce qui rendait ce rêve encore plus incompréhensible.
La puissance de cette présence, la précision des sensations, son sexe en elle, ce rayonnement intérieur.
Elle se dirigea dans la chambre et se posta devant le miroir oblong.
Un regard scrutateur sur son corps. Que vivait-il dans le secret des songes ? Qui retrouvait-il ? Elle passa ses mains sur son ventre, sur ses seins. Les yeux fermés. Une présence. Il était toujours là. Elle le sentait encore...
Elle se regardait comme à travers les yeux de son initiateur. Il la trouvait très belle. Il aimait le galbe tendu de ses seins, la douceur et la fermeté de sa peau, les muscles présents, il aimait jouer avec ses cheveux bouclés, il les caressait et les étalait délicatement sur ses épaules. Elle sentait son odeur, comme le parfum de la terre après la pluie. Il tenait son visage entre ses mains. Et c’était comme s’il lisait en elle.
Et ce qu’il lisait était bien plus beau que son corps. Mais elle ne savait pas ce qu’il voyait, comme si cette lumière trop puissante qui l’avait sortie de son rêve, établissait un voile entre elle et cette compréhension à saisir…
Elle sortit de ses pensées en agitant la tête.
« Tu devrais faire tes exercices et couper tout ça. »
Elle retourna dans le salon.
Elle déplia un rectangle de mousse et l’étala au sol. Elle vérifia que l’amplitude de ses gestes ne l’amènerait pas à heurter un meuble puis elle s’allongea.
Elle aimait avant même la salutation au soleil s’accorder un moment d’immobilité.
Les yeux fermés, respiration visuelle, suivre le flux d’air dans son corps, imaginer les particules d’oxygène se mêler au sang. Observer la vie en soi.
Deux heures d’exercices.
…
Fin de journée. Elle était retournée au soleil avec un livre. Un an qu’elle n’avait pas ouvert un roman. Elle aimait les histoires policières, les thrillers tendus et rapides, un panel de personnages qu’elle s’amusait à visualiser avec des acteurs connus, comme un réalisateur de cinéma.
Le soleil bascula de l’autre côté de la crête des montagnes.
Elle prit une longue douche et se prépara une salade composée.
Elle sortit le carnet que Sophie lui avait confié. Les randonnées du secteur.
Elle lut quelques descriptifs, regarda les photographies, étudia la carte puis elle décida de commencer par une sortie aquatique.
« Remonter une gorge sur deux kilomètres, passages obligés dans l’eau à quelques endroits, quelques blocs à escalader (cotation III), atteindre une première grande vasque. Pour les plus courageux, franchir un verrou rocheux par la droite (cotation III+) puis en ½ h, atteindre un très large bassin surplombé de magnifiques rochers (profondeur suffisante pour les plongeons.) »
Elle se dit qu’il ne devrait pas y avoir foule au vu du descriptif assez sportif.
Elle enfila une longue tunique, mit des sandales à lanières de cuir et sortit du camp au coucher du soleil. Elle salua quelques résidents, entendit quelques baigneurs dans la piscine, des joueurs de pétanque, une partie de cartes sous le patio commun…Des rires, des discussions, des jeux. Tout le monde était nu. Elle vit passer deux enfants qui se poursuivaient en criant.
Elle croisa un jeune couple. Mains enlacées. Le bonheur les illuminait.
Elle leur sourit avec un pincement au cœur.
Elle s’engagea sur un chemin de terre en direction de l’extrémité du plateau. Elle s’arrêta sur un monticule et observa les horizons. Elle réalisa que dans le chaos de ses pensées, pendant la route, elle n’avait pas réellement pris conscience de la beauté des lieux.
Un immense plateau herbeux, parsemé de roches et de bois de résineux. Un ruisseau qui serpentait et disparaissait dans la pente qui s’inclinait à l’Ouest. Elle devinait une faille, une rupture de l’étendue, comme un effondrement gigantesque. Elle se remémora les détails de la carte de randonnée pour tenter de s’orienter dans le fouillis minéral. Des sommets, des pentes, des alpages, des vallons, des gorges, des torrents, des forêts immenses, des chaos de roches, des prés couverts de fleurs d’altitude, quelques nuages isolés sur le tissu rougi du ciel.
Et le silence.
Elle remercia intérieurement Sophie.
Elle marcha encore quelques temps, passant d’une pensée à une autre, et elle voulut se réjouir de n’avoir pas eu de pensées tristes. Ce qui l’attrista immédiatement.
Elle s’assit sur un rocher solitaire. Elle posa ses mains sur la pierre et sentit la chaleur emmagasinée.
« Ne pas vouloir penser à quelque chose et y penser aussitôt. Comme si la volonté n’avait aucune emprise sur la pensée elle-même. C’est effrayant. »
Elle se surprenait elle-même de ces réflexions étranges qui survenaient depuis quelques temps.
Tout autant que ce rêve.
Cette impression indéfinissable d'être quelqu'un d'autre et le déni immédiat d'une pensée aussi absurde.
"Tu as juste besoin de te changer les idées, cocotte. Un an à tourner en rond dans ta tête, évidemment, ça donne des vertiges. De longues balades en montagne et au bord des torrents et tout rentrera dans l'ordre."
...
Elle contempla une dernière fois les couleurs pastel du jour qui s'éteint et elle rentra.
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