L'argent
- Par Thierry LEDRU
- Le 29/11/2014
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Les derniers kilomètres. Elle avait reconnu les flancs de la vallée, le sommet Cristobal barrant l’horizon de sa citadelle enneigée. Une étrange euphorie, un mélange de souvenirs partagés, la peur de la mort, cette effroyable noyade intérieure, les poumons engorgés, l’impossibilité de respirer, les efforts épuisants qu’elle devait produire pour ne pas s’évanouir, ventiler au mieux, se calmer, s’extraire de la terreur…La douceur des Kogis, l’attention de Kalén, la délicatesse des femmes qui s’étaient occupées d’elle, les visages des enfants, ce temps suspendu qu’elle avait passé là-haut, la découverte de la situation dramatique des Peuples Racines, la colonisation jamais stoppée, la déforestation, l’acculturation, la détermination des Anciens à sauver les jeunes, la transmission des savoirs ancestraux, une solidarité constante, une osmose avec la Mère Terre.
Elle n’avait pas pris conscience de tout ce qui s’était inscrit en elle. La force des émotions balayait toute analyse. Il avait fallu plusieurs mois pour qu’elle en devine les effets.
Elle réalisait désormais qu’elle était encore très loin d’une apothéose. Elle s’était crue différente, plus lucide, plus clairvoyante. Il avait fallu qu’une fortune lui tombe entre les mains pour qu’elle prenne conscience de ses errances. Figueras avait lu en elle avec une facilité déconcertante, comme si ne s’y trouvaient que quelques lignes mal rédigées, un message dérisoire, un fatras de pensées anarchiques, aucune observation, juste un ramassis de données désordonnées.
Elle avait vécu comme une décérébrée en reprochant constamment aux individus rencontrés le chaos de leur monde. Et elle en avait honte.
Il lui restait une dernière opportunité. Le sentiment que cette fois, il lui faudrait plonger au plus profond.
Elle retrouva avec une émotion surprenante les escaliers façonnés par les Kogis dans les pentes, ces infinis tracés séculaires qui relient les hommes. Ce travail solidaire qui réunissait les tribus, soudait les amitiés, éveillait le respect de chacun, la reconnaissance des talents et des déterminations. Elle réalisa brutalement que ses courses en montagne, ces défis d’Occidentaux, n’apportaient rien aux humains, que cette énergie dépensée était perdue pour tous, qu’il s’agissait fondamentalement d’une activité dérisoire et totalement égoïste. Il y avait bien sûr le bonheur de l’effort, les applaudissements des spectateurs, son nom sur un classement, une photographie dans une revue, un nouveau sponsor, une prime… Qu’avait-elle apporté au monde, à la terre, à l’humanité, qu’avait-elle réalisé qui soit durable, dont la trace perdurerait bien au-delà de sa vie ? Avait-elle essayé de restituer l’apport incommensurable des autres humains dans sa vie ? Comment avait-elle marqué par des actes concrets l’estime qu’elle leur portait ? Ses parents, ses professeurs, ses entraîneurs, ses amis, ses amants. Qui avait-elle aimé ? Non pas dans une démarche intéressée mais juste par amour. Avait-elle déjà aimé ?
Elle buta dans une racine et sortit de ses pensées.
Un rappel à soi. Comme la rupture d’une bulle, un plongeon brutal dans le monde. Et cette idée fulgurante que l’approche des Kogis influait déjà sur son être profond. Elle multipliait depuis quelques jours ces états étranges, cet évanouissement sensoriel et cette plongée intérieure. Elle ne se souvenait même pas en avoir éprouvé au préalable. Pas de cette ampleur en tout cas, pas de cette durée et avec cette fréquence.
Moses.
C’est avec lui que ça avait commencé.
Figueras.
Ayuka.
Les hommes les plus insignifiants, ceux qui étaient supposés ne rien pouvoir lui apprendre. Juste la servir.
Honte.
Une gifle, l’impression d’ouvrir les yeux comme on repousserait deux volets, l’intrusion subite de la lumière, une bourrasque.
Les Kogis. En leur offrant leurs territoires volés, elle allait pouvoir montrer à tous sa capacité à aimer. Le don le plus improbable, une fortune amoureusement dispensée, un cadeau fabuleux qui la propulserait dans les sphères de la reconnaissance éternelle. Elle imagina avec délectation les Anciens dire aux plus jeunes les raisons de leur bonheur retrouvé, un hommage qui se transmettrait. Elle y puiserait l’estime de soi. Elle parviendrait à s’aimer. Et peut-être enfin apprendre à aimer les autres.
Elle entendit les enfants, des cris de jeux, des appels et des courses. Elle aperçut deux garçons qui s’enfuyaient en riant sous le couvert des arbres. Les tuniques blanches des Kogis. Leurs longs cheveux noirs. Ayuka salua les premiers hommes. Des travailleurs dans un potager, des rigoles d’irrigation en cours de creusement. Elle salua de la tête et laissa son guide expliquer.
Un vieil homme sortit du groupe et s’approcha. Les bras nus, décharnés, des jambes taillées à la serpe, un visage de parchemin. Elle n’aurait pas pu lui donner d’âge. La souplesse et la précision de son pas l’étonnèrent.
Elle lui sourit. Il la salua de la tête.
« Je m’appelle Laure. Je connais Kalén. Il m’a sauvé la vie il y a six ans.
-Je sais, je me souviens de toi. Je m’appelle Ernesto. Figueras est avec toi. Je suis heureux de le revoir. »
Consternation.
Que voulait-il dire ? Elle aurait aimé se retourner, scruter dans tous les angles, elle jeta un regard éperdu vers Ayuka.
Elle vit l’esquisse d’un sourire sur son visage et il cligna des paupières, lentement, avec un signe apaisant de la tête.
« Ne le cherche pas autour de toi. Il est là. »
Le vieil homme posa un doigt sur son sein gauche. Elle eut un léger recul.
« Dans ton cœur. »
Toutes les interrogations qui l’avaient accompagnée pendant l’ascension vers le village.
Figueras.
Non, ça n’était pas possible. C’était du délire.
Le vieil homme la scrutait. Puis, il observa son sac.
« Il n’y a pas que Figueras avec toi. Tu portes beaucoup de monde. Viens. »
Les jambes molles, une envie soudaine de s’enfuir, une présence dangereuse, une intuition néfaste, quelque chose qui s’approchait, irrémédiablement, une menace inconnue, comme noyée encore dans un brouillard opaque. Elle ne comprenait plus rien.
La peur.
Elle n’aurait jamais imaginé la retrouver en ces lieux.
Des enfants vinrent la saluer, une petite fille lui donna la main, elle répondit aux questions sans être vraiment impliquée, un trouble immense qui perdurait.
La certitude inexplicable d’avoir rêvé quelque chose d’impossible, d’inacceptable, d’offensant, elle ne comprenait pas, l’impression d’être habitée par des pensées insoumises, des révélations qu’elle n’aurait jamais pu concevoir, ni même imaginer.
Sommet du Kilimandjaro. Le souvenir de cette détresse étrange, inattendue et implacable. Elle n’avait rien gardé de beau. Un instant brisé. Était-ce donc déjà en elle ce trouble naissant ? Et pour quelles raisons, quel pouvait en être l’élément déclencheur ? Elle n’avait pas encore récupéré l’argent à ce moment-là. Sa vie n’avait pas encore été bouleversée. Pourquoi cette brèche dans l’enceinte de ses habitudes ? Pourquoi cette rupture ?
Moses.
Figueras.
Ayuka.
Une idée folle qui s’imposait. Tout cela avait été prévu, planifié, il n’y avait aucun hasard, ça n’était pas possible, il ne pouvait y avoir autant de coïncidences en si peu de temps.
Kalén, le Mamu.
Elle le reconnut au seuil de la hutte centrale. Il n’avait pas changé. Elle se demanda si le Temps l’atteignait.
Retrouvailles.
Des paroles de bienvenue, des rires partagés, des questions croisées.
D’autres villageois s’étaient approchés, femmes, enfants, adultes, un attroupement se forma et les voix se mêlèrent.
Elle parlait avec les deux femmes qui avaient participé à ses soins quand Laure aperçut Ayuka et Kalén, à l’écart du groupe. Les deux hommes s’entretenaient de façon concentrée. Elle aperçut un regard furtif de Kalén et en eut le souffle serré.
Qu’avait-elle déclenché ? Quel était donc ce projet qu’elle avait imaginé ? Que tentaient de lui enseigner ces rencontres ? Il y avait quelque chose à comprendre mais l’ombre de la révélation couvrait la mécanique de ses jours d’un voile inquiétant. Un dernier pas à faire, un saut dans le vide.
Le pressentiment que l’enchaînement des événements devait la mener là, que la mallette n’avait été qu’un prétexte, que la finalité était bien au-delà.
Encore une fois, cette idée folle que les pensées qui défilaient n’étaient pas à elle, qu’une entité murmurait à son âme et qu’elle devait écouter.
Kalén revint vers elle et demanda à la communauté de laisser leur hôte s’installer. Le Mamu la conduisit à une hutte très soignée, accolée aux premiers arbres. Elle y posa ses affaires.
« Je vais me changer, expliqua-t-elle. C’était une bonne suée pour monter jusqu’ici. »
Elle ne put rien contre les tremblements de sa voix, sans savoir s’ils étaient perceptibles ou juste imaginés.
Kalén l’invita, quand elle le souhaiterait, à venir le rejoindre vers la source, en amont du village, des travaux en cours, une rénovation de murets puis il sortit.
Elle retira son gilet en toile puis la chemise qui cachait son secret. Elle libéra les velcros et poussa un long soupir de délivrance.
Elle essuya la sueur sur sa peau et enfila une chemise propre. Elle cacha la pochette dans le sac à dos et le couvrit avec une couverture.
Elle traversa l’esplanade, observant avec curiosité les activités de chacun, elle répondit aux signes de tête, caressa les cheveux des enfants qui vinrent l’accompagner, elle raconta son voyage, les paysages qu’elle avait vus. L’insouciance enfin retrouvée, les souvenirs de son séjour passé, une plénitude contagieuse, comme si cette osmose avec la terre coulait dans les âmes et créait des passerelles.
Elle vit Kalén. Il maniait une pioche par petits coups appliqués, rien de violent, une régularité qui préservait les forces. D’autres hommes apportaient de nouvelles pierres, des enfants dégageaient des seaux de terre, des femmes écorçaient des pieux de soutènement. Un vieil homme, assis sur une roche ronde, frottait son poporo en mâchant la coca.
Laure décida de joindre ses efforts à ceux de deux jeunes garçons qui ramenaient des pierres taillées.
L’instant n’était pas à la discussion. Elle connaissait le fonctionnement de ce peuple. Son arrivée n’était pas la priorité. Elle le deviendrait le moment venu. Il lui était agréable de se lancer dans une activité physique. Le besoin de s’extraire de pensées perturbantes.
La fin du jour tomba comme une masse, particularité des tropiques. L’activité cessa immédiatement. Le groupe s’éparpilla.
Kalén s’approcha de Laure.
« J’ai convoqué le conseil cette nuit. Nous allons manger et tu nous diras ce qui te pèse tant. »
Elle essaya d’honorer les plats qui lui furent proposés. Une boule dans la gorge. Cette incertitude désormais, la folie de son projet, tellement d’éléments inattendus, de rencontres stupéfiantes, des révélations qu’elles ne soupçonnaient même pas. Elle n’avait même pas élaboré la moindre réflexion, tout s’était énoncé en elle sans qu’elle n’en cherche la moindre étincelle, un brasier gigantesque. Qui parlait ainsi en elle ?
Elle écouta les discussions, la remise en état du potager, la tribu n’était là que depuis cinq jours, une transhumance habituelle à cette saison, le chemin menant vers le bassin devait être rénové, les plantes l’envahissaient, il faudrait couper de jeunes arbres pour remplacer des piliers de deux huttes et refaire des claies pour les plantes grimpantes. Il faudrait aussi purifier le sanctuaire des roches et la cascade aux cristaux, des prières à la Terre, un hommage aux esprits et au flux vital.
Une partie de l’assemblée quitta la hutte principale et Kalén annonça la tenue du conseil.
Laure avait déjà apporté son sac. Elle ne savait pas comment entamer son explication, le récit de son histoire, son désir de marquer sa reconnaissance envers la tribu.
Elle observa le cercle constitué par les Anciens, tous assis en tailleur sur des paillasses et des couvertures. Plusieurs femmes siégeaient également. Une vingtaine de personnes.
Des bougies allumées dans des coupelles, des parfums de fleurs, les ombres stoïques des silhouettes sur les parois, les reflets brillants des yeux, les coulées de lumières tremblotantes sur les longs cheveux. Un conseil. Elle aurait aimé se réjouir de ce privilège.
Les mains moites. Elle frotta nerveusement ses paumes sur son pantalon. Elle s’en voulait de ne pas parvenir à rester calme.
« Ne te fais pas souffrir davantage Laure. Nous t’écoutons. »
La main ouverte de Kalén, une invitation à prendre la parole.
« Je ne sais pas par quoi commencer, c’est une histoire incroyable et dramatique aussi.
-Il y a des morts autour de toi, nous le savons. »
Elle n’avait vraiment pas besoin de cette révélation supplémentaire. Stoppée net. Thomas Blanchard. Toutes les victimes de l’attaque terroriste. Elles étaient là.
« Tu n’es pas seule ici, Laure. Tu portes des âmes qui souffrent. Mais ça n’est pas toi réellement, c’est quelque chose avec toi. »
Elle n’en pouvait plus, il fallait qu’elle vide son sac, l’expression n’avait jamais été aussi adaptée.
Elle sortit la pochette ventrale. Elle y avait enfourné la totalité des billets. Elle les prit par poignées et les déposa minutieusement devant elle.
Elle observa les visages.
Rien.
Aucune réaction. Aucune question.
Les regards tournés vers elle, une indifférence totale au regard de la fortune posée devant eux.
« J’étais en Afrique, au Kenya, j’avais fait l’ascension d’un sommet et j’allais prendre un avion pour rentrer en France. J’avais décidé d’aller me promener un peu en ville et de faire quelques achats. J’étais dans un très grand magasin, avec énormément de monde. Et il y a eu une attaque terroriste, des hommes qui tiraient partout, j’étais terrifiée, j’ai vu plusieurs personnes se faire tuer. Ils avaient des fusils mitrailleurs et ils ont même lancé des grenades. J’ai couru pour trouver un abri et je me suis cachée dans un restaurant, derrière un meuble. Il y avait un homme qui était assis par terre, il était mort, il avait ouvert une mallette sur ses genoux. Il y avait tout cet argent dedans. Il s’appelait Thomas Blanchard, je ne sais pas pourquoi il avait tout cet argent avec lui. Je n’ai pas voulu laisser une telle fortune aux terroristes et puis j’ai pensé à vous. Je sais que vous avez besoin d’argent pour racheter au gouvernement les terres qui vous ont été volées et que c’est très difficile de récolter cet argent. Je voulais vous remercier de m’avoir sauvé la vie. »
Silence.
Elle vit le regard de Kalén se poser sur les billets puis faire le tour de l’assemblée.
Silence.
L’impression de ressentir l’imbrication des pensées dans l’espace, un champ unifié de mots partagés dans une conscience commune.
Elle ne comprit même pas l’image qui venait de s’imposer en elle. Encore cette idée absurde d’être habitée, qu’une voix murmurait à son âme.
Baisse de l’activité. Elle sentit la paix s’étendre, les pensées réintégrer leurs enveloppes corporelles. Elle aurait aimé que quelqu’un lui dise qu’elle n’était pas folle.
« Je te remercie au nom de l’assemblée d’avoir eu ce projet pour notre peuple, Laure. Il faut que je demande à chacun de dire ce qu’il pense de ta proposition. »
Elle entendit dans la voix du Mamu des réticences contenues et elle percevait dans l’air une étrange crispation, comme un poids qui enserrait les consciences, un étau douloureux.
Elle ne s’endormit qu’au petit matin. Des heures à tourner sur sa paillasse, les yeux rivés à l’obscurité.
L’enchaînement des réponses de chacun, la gentillesse dans les voix mais cette certitude partagée. Le clan ne pouvait pas prendre cet argent.
Kalén avait mené le tour de parole puis il s’était appliqué à traduire clairement les raisons de chacun.
« Cet argent porte la Mort. Tout l’argent du monde porte la Mort mais parfois, les hommes le purifient par la bonté de leurs actes. Nous ne pouvons pas polluer notre Mère avec une histoire emplie de morts. Nous ne pouvons pas retrouver nos racines en souillant la Terre. Nous ne pouvons pas tenter de soigner le territoire de nos ancêtres en répandant dans l’espace les souffrances des âmes perdues. Toute la violence du monde où tu vis se nourrit des âmes perdues. Personne ne cherche à purifier cette histoire et tous les remèdes proposés sont des poisons supplémentaires. Cet argent est un poison pour les âmes et ceux qui ont cherché à construire leur bonheur en se nourrissant de ce poison en sont morts. Nous ne pouvons pas prendre cet argent. Toi-même, depuis que tu as pris cet argent, tu vis dans la peur. Figueras l’a sentie, Ayuka aussi, nous aussi. Ton âme est en souffrance mais tu possèdes aussi en toi l’éveil à la vie. Tu entends des paroles que tu ne saisis pas. Comprends que la vie est en toi, qu’elle te parle, qu’elle te propose un autre chemin, une voie de conscience, une voie d’observation, une exploration de ton espace intérieur. Toutes les tentatives de réparation du Mal sont vouées à l’échec dès lors que les moyens utilisés sont eux-mêmes les piliers de ce Mal. Vous les Petits Frères, vous pensez qu’il suffit d’avoir les moyens pour que tout s’arrange. Mais si les moyens sont employés par des individus en souffrance, la souffrance se répand. Il n’y a que les esprits en paix qui peuvent purifier la Terre. Vous, les Petits Frères, vous portez trop de souffrances. Vous nous voyez comme des êtres pauvres, misérables, sous-évolués. Mais parce que vous cherchez en nous uniquement les moyens que vous utilisez. Votre regard est faussé. Cet argent transforme ton regard. Mais l’argent n’est pas responsable. Il n’est qu’un moyen de combler un vide immense en vous. Il nous est difficile de ne pas succomber aux promesses offertes par cet argent. Nous avons discuté pendant des mois avant de détruire les plants de café donnés par le gouvernement. L’argent qui circulait dans la communauté créait des problèmes immenses, c’est toute la cohésion du clan qui était menacé. Dans vos pays, cette cohésion n’existe plus. Et cet argent porte tous les effets de cette destruction spirituelle. Vous n’avez plus d’esprit. Vous êtes des âmes perdues. »
La Vie qui parlait en elle. L’image l’avait considérablement troublée, elle s’était sentie habitée. Et son âme, maintenant, percevait quelques paroles.
« Nous sommes très vigilants à purifier les lieux où nous vivons car de nombreuses souillures sont répandues. Il faut expliquer nos actes à la Terre, nos travaux, nos installations, nos pensées, nos rêves, nos émotions. C’est un travail immense et continu. Nous ne pourrions pas appliquer cette purification si nous nous chargeons de choses depuis trop longtemps corrompues. Les dons que nous avons déjà reçus sont offerts par des individus qui ont de belles âmes. Il nous est possible de travailler sur la purification de cet argent parce qu’il contient une émotion positive. »
Elle avait deviné la phrase suivante, elle avait compris. Rien ne serait possible.
« L’argent que tu transportes est couvert de sang. »
Kalén avait expliqué qu’elle ne pouvait pas rester dans le village avec cet argent. Que les narco trafiquants ou des soldats finiraient par percevoir la présence de cette fortune. Que des habitants du clan pourraient même en être affaiblis.
Elle ne comprenait pas. Kalén avait dit que les pensées les plus puissantes se propagent et que celles qui sont attachées à l’argent, à la possession, au pouvoir, au paraître ont une dimension incommensurable, que le monde des Petits Frères est totalement englobé par ces pensées et qu’elles entretiennent le conditionnement de tous, depuis la plus petite enfance jusqu’à la mort. Le clan ne pouvait se permettre de laisser ces effluves se répandre.
Elle devait quitter le village.
Une rupture. Tout ce qu’elle avait espéré, tout ce qu’elle avait imaginé. Un désastre, un chaos.
Elle avait demandé pourquoi le vieil homme qu’elle avait rencontré en arrivant lui avait dit que Figueras était dans son cœur.
« Figueras a senti ta peur, il a vu les images de tes pensées. Et comme Figueras est un homme bon, il a décidé de t’accompagner pour t’aider à comprendre. »
Là, pendant qu’elle tentait de retenir toutes les paroles entendues, elle imaginait l’âme de Figueras, quelque part en elle. Comment était-ce possible ?
Figueras avait parlé d’un champ de conscience. Tout était lié dès lors que l’Amour nourrissait l’âme des hommes. Les Petits Frères qui aiment vivent tous dans le même monde. Les autres vivent dans un espace individuel, étroit, sombre et néfaste. Il ne s’agissait pas de l’amour primaire entre des individus incomplets mais de l’Amour inconditionnel de la Vie.
Elle ne comprenait pas. Et elle sentait l’épuisement se mêler à la colère.
Partir. Ils ne voulaient pas d’elle, pas de son argent, ils ne voulaient pas de son aide, ils préféraient laisser les terres de leurs ancêtres dans les mains des exploitants forestiers, des exploitants de mines, des dynamiteurs de montagnes. Et bien, tant pis pour eux. Elle saurait bien utiliser cet argent pour elle.
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