Culture de l'émotion
- Par Thierry LEDRU
- Le 27/01/2011
- 1 commentaire
Notre époque moderne semble marquée par une recherche de ce que M. Lacroix nomme « l’émotion choc ». Cette boulimie de sensations fortes et immédiates provoque une sur stimulation au détriment de « l’émotion contemplation », héritée de l’époque romantique, qui, elle, conduit à la métabolisation des sentiments.
«Une émotion s’appauvrit d’une part quand elle se réduit à de l’excitation et d’autre part quand elle abolit la communication avec autrui. Or le danger qui menace la sensibilité d’aujourd’hui est précisément la dérive vers une émotion à la fois survoltée et déconnectée d’autrui, artificielle et égocentrée. » (Lacroix, 1999, p. 107).
Cet auteur remarque que ces deux cultures de l’émotion génèrent un rapport au monde très différent.
Dans « l’émotion choc », la primauté est donnée à l’action, elle est utile par sa capacité de déclencher une réaction rapide, en particulier en cas de danger, elle a vocation d’adaptation et de survie. Elle s’inscrit dans l’instant, « elle éclate dans une sorte de fulguration » (ibid., p. 120), elle se nourrit de la variété et suit un rythme accéléré, elle laisse le souvenir d’un plaisir fulgurant mais qui le lendemain peut se révéler amer.
« L’émotion sentiment » s’inscrit, elle, dans la durée, elle a besoin du temps pour s’approfondir, elle implique une présence au monde qui demande de la disponibilité, elle renaît à chaque évocation et vient enrichir la vie intérieure.
«Alors que « l’émotion choc » aide à survivre dans le monde, « l’émotion contemplation » permet de jouir de la saveur du monde. La première est l’instrument du corps agissant, la seconde est liée au cœur réceptif.»
Pour ma part, je me heurte de plus en plus à cette société de « l’émotion choc », jusque dans ma classe. Et j’en suis immensément fatigué.
Les élèves ne supportent plus le temps nécessaire à la construction d’une émotion contemplation, à cette construction progressive d’un bonheur durable. Ils sautent d’une situation fugace à une autre, de la même façon qu’ils zappent ou changent de jeu vidéo…Juste une espèce d’addiction destructrice. Il leur faut leur dose dans l’immédiat…Un choc émotionnel comme un trip.
Je n’ai plus ma place dans ce milieu-là.
Il faut que je m’en aille. Je ne veux pas cautionner par mon engagement un système de valeurs qui me révolte. Et je n’ai plus envie de lutter pour des enfants qui n’entendent plus rien. Je ne suis pas un « people », je n’ai aucun pouvoir. Ce métier est mort. Je suis entré dans cette voie de l’enseignement parce que j’avais un respect immense, inconditionnel pour mon maître de CM2. Qu’est-ce qui reste de cette « aura » du maître ? Nous n’existons plus dans ce monde-là. Notre parole n’a aucune valeur parce que les valeurs aujourd’hui sont des valeurs marchandes. Un « people » qui gagne de l’argent mérite d’être écouté, envié, copié. Qu’est-ce qu’un instituteur face à ce pouvoir de l’argent ? Un porteur de paroles ? Et alors ? Personne n’écoute.
Ce monde est au service de l’émotion choc. Elle n’est pas inutile. Je cours aussi après dans une descente à skis. Mais je n’ai pas oublié pour autant de m’extasier devant le paysage. Et j’aurais même auparavant gravi la pente, lentement, le souffle court. Une émotion choc qui m’appartient pleinement. Je ne serais pas en manque lorsque celle-ci s’essoufflera. Il me restera le bonheur de savoir la produire.
Je n’ai pas de dealer.
Et je ne veux pas faire de ma classe un centre pour toxicomanes.
Je vais écrire. Cette émotion-là est longue à construire.
Commentaires
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- 1. Lajotte Françoise Le 30/01/2011
Il y a une extrême douleur dans ce que tu écris là, je voudrais que tu aies tord, que tu te trompes, hélas, ce constat sordide que tu fais est une horrible réalité. Je partage ta douleur et ton dégoût et, si je pouvais cesser dès demain ce travail, je le ferais. Oui, il faut que tu t'en ailles coûte que coûte, pour toi d'abord et puis, sans le coeur qu'à ton à donner...
Je t'embrasse Thierry,
Françoise.
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