L'enfance
- Par Thierry LEDRU
- Le 09/05/2014
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"JUSQUAU BOUT "
« Ça vous dirait de marcher un peu avec nous, c’est toujours très bon avant d’aller dormir.
- Oui, volontiers, » répondit-il en se levant vivement.
Daniel prit la main de Laure. Connexion cellulaire. Il détourna les yeux. C’était trop pénible. Il regarda devant lui et sentit combien sa main était vide.
« Qu’est-ce qui vous montre que je peux avancer dans la connaissance dont vous parlez ?
- Il y a une chose dont nous sommes certains en vous regardant, c’est que vous n’êtes plus un observateur de la nature mais un participant, expliqua Daniel. Et ça, c’est essentiel. Pensez que quand vous observez quelque chose, vous vous mettez en retrait, vous cherchez à dominer votre sujet, vous gardez une distance qui vous permet, croyez-vous, d’analyser clairement chaque instant de votre observation. Par cette attitude, en fait, vous restez en dehors de votre sujet d’expérience. Pour comprendre la nature, il est impossible de se placer comme un observateur car il ne s’agit pas de la comprendre mais de s’y fondre. Il faut être un participant, comme une fourmi ou une fleur. Sinon, on ne sait rien. On croit savoir. Mais c’est une connaissance humaine, extérieure à la nature. C’est parce que l’homme s’est enfermé dans cette attitude qu’il se permet de détruire cette terre. Il ne se sent pas comme participant mais juste comme observateur et donc comme dominant. Vous n’êtes plus dans ce cas-là. Vous avez découvert la complicité. C’est la preuve aussi que vous commencez à distinguer votre essence de votre personnalité. Votre essence représente la part naturelle de votre individu, la part originelle, ce que vous ressentez par exemple quand vous contemplez la nature et qui vous bouleverse. Votre personnalité, c’est le résultat des pressions qui ont été exercées sur vous à travers les confrontations avec la morale, les autres individus et tout ce qu’ils transportent avec eux, qui ne leur appartient pas mais qu’ils considèrent pourtant comme personnel et qu’ils vont chercher à vous imposer, parfois inconsciemment comme dans la relation amoureuse, et souvent tout à fait consciemment, comme par exemple à l’école. C’est ce qui fait qu’un enfant est un être en voie d’extinction, non qu’il va mourir physiquement mais son essence va s’effacer devant la personnalité jusqu’à ce qu’il soit pleinement un adulte. C’est à dire un non-être.
- C’est terrifiant ce que vous dites. Je suis instituteur et je participe chaque jour à cette atteinte de l’intégrité des enfants. Même si j’essaie de faire en sorte qu’ils rentrent en classe avec le sourire et qu’ils en sortent heureux d’être venus, je ne peux m’empêcher de penser que mes repères d’adultes, mon éducation et mon intégration dans le monde vont leur servir d’exemple et les éloigner de l’essence dont vous parlez. Qu’est-ce que je peux faire dans une classe pour ne pas être un tueur d’enfants ?
- Un tueur d’enfants, c’est exagéré mais un étouffeur certainement. Le système est remarquablement bien construit dans sa perversité. Si vous voulez respecter le bonheur des enfants, leur joie de vivre et d’apprendre, leur essence même, qui en font des êtres aussi absorbants que des éponges, si vous voulez respecter cela vous n’êtes plus enseignant mais avant tout éducateur. Et c’est justement ce que les enseignants refusent dans leur grande majorité. Ils se considèrent avant tout comme des techniciens de l’enseignement.
- Moi je les appelle des techniciens de surface.
- Ah oui, c’est très bien trouvé ! L’individu et le moi réel ne les intéressent pas. Il leur fait même peur car eux-mêmes souvent ne sont rien, n’existent pas. Ils ne possèdent que leur savoir théorique et n’ont rien d’autre à donner et surtout pas de l’amour ou de la vie. Le seul bon enseignant, c’est celui qui parvient à faire travailler les enfants dans la joie. C’est le seul critère de réussite qui a une valeur réelle. Le reste n’a aucune importance.
-C’est ce que j’essaie de faire, coupa Pierre, mais la pression des programmes est redoutable.
-Nous le savons bien mais si nous nous y soumettons, nous perdons les enfants. Juste parce que nous avons peur de ne pas être reconnus. Un enseignant doit avant tout respecter l’essence de l’enfant. Lui révéler ce qu‘il est et ce qu’il aimerait devenir. L’extrême difficulté vient du fait que les adultes fonctionnent sur un critère que l’on nomme considération. Si vous prenez le cas d’un enseignant, il va s’identifier, bien souvent inconsciemment, à ce que les parents d’élèves, les autres enseignants, ses supérieurs hiérarchiques et la société en général, attendent de lui.
-Il continue en fait à reproduire indéfiniment ce que l’école lui a imposé quand il était enfant, intervint Laure. Il va donc gaspiller une énorme énergie pour s’identifier à ce groupe d’adultes qui l’entoure.
-Ce ne sont donc pas ses idées qu’il va développer, reprit Daniel mais des préceptes généraux, déjà reconnus par la masse. Même s’il y ajoute une touche personnelle, tout son travail restera axé sur cette quête de considération. Étant donné que ce concept est établi par un système généralisé et hiérarchisé, il n’existe aucune possibilité pour qu’un paradigme nouveau s’éveille. L’enseignement entre dans une standardisation rassurante pour l’ensemble des individus concernés. Sauf pour les enfants. Mais ce problème-là pour les adultes est secondaire puisqu’il s’agit pour eux de réussir à adapter les enfants à leur fonctionnement et jamais le contraire. Aujourd’hui dans les classes, on travaille à l’envers. On essaie d’affiner des techniques et on ignore l’amour.
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