L'habitus de Pierre Bourdieu

J'a lu souvent des gens qui contestent cette vision déterministe en arguant que l'individu a le pouvoir de s'extraire du conditionnement sociétal. Oui, il peut effectivement le faire, parfois...Mais s'il le fait, c'est toujours parce qu'il réagit à ce contexte, pas parce qu'il est libre...Fondamentalement. Il peut acquérir plus ou moins une liberté d'actes mais pas une liberté historique. Nous sommes irrémédiablement infuencés, au plus profond. La liberté consistera à en prendre conscience. Et ensuite à agir, ce qui ne sera tout de même qu'une réaction. Ce qui est toujours préférable à un conditionnement maintenu. Il n'y a pas de vie nouvelle. Il y a une vie insérée dans un ensemble dont il est impossible de s'extraire. A moins d'opter pour l'amnésie.


'Habitus : essai de définition | 13 octobre 2007

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Aujourd'hui, je vous propose de revenir sur la notion d'habitus théorisée par Pierre Bourdieu. Concept central de son oeuvre, l'habitus est au coeur même de l'analyse de la reproduction sociale et de la socialisation chez l'auteur. le billet suivant tente de revenir sur ce concept et de le définir afin de mieux en saisir les enjeux, les aspects pertinents mais également les limites.

 Le concept d'habitus apparaît pour la première fois chez Durkheim. Mais c'est surtout Bourdieu qui va utiliser ce concept dans son analyse sur la reproduction sociale. Pour lui, l'habitus peut se définir comme  un « système de dispositions durables et transposables, structures structurées disposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principe générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre. [1]»
 Pour le dire simplement, l'individu est structuré par sa classe sociale d'appartenance, par un ensemble de règles, de conduites, de croyances, de valeurs propres à son groupe et relayés par la socialisation. A ce titre, il parle de « structures structurées ». De plus, ces dispositions acquises vont influencer sur sa manière de voir, de se représenter et d'agir sur le monde. L'individu va intérioriser des conduites, des comportements, tout un ensemble de choses sans en avoir conscience. Il va donc agir en fonction de tout cela sans le savoir. Ces structures vont en retour le structurer davantage encore (en me conférant une certaine vision du monde, certaines préférences) et le limiter dans mes choix. Ce qui correspond aux « structures structurantes ».
 ► Autre définition que nous donne Bourdieu : « L'habitus, système de disposition acquises par l'apprentissage implicite ou explicite qui fonctionne comme un système de schèmes générateurs, est générateur de stratégies qui peuvent être objectivement conformes aux intérêts objectifs de leurs auteurs sans en avoir été expressément conçues à cette fin. »[2] Pour simplifier, l'habitus est un ensemble de manière d'être, d'agir et de penser propre à un individu, fruit d'un apprentissage particulier lié à son groupe d'appartenance, qui diffère selon sa classe sociale, sa disposition en capital, et sa place occupée dans l'espace social. L'habitus structure les comportements et les actions de l'individu, et à la fois, il structure les positions dans l'espace social.
 Bourdieu distingue deux types d'habitus correspondant à deux étapes successives de la socialisation de l'individu. L'habitus primaire tout d'abord qui débute avec la vie et qui s'achève grosso modo durant le secondaire. C'est durant toute cette période que l'enfant va intérioriser et apprendre les normes, codes, règles de son groupe social d'appartenance. Cet habitus est le fruit de son éducation familiale et scolaire.
Puis dans un second temps, ce qu'il nomme l'habitus secondaire qui correspond à l'ensemble des apprentissages que l'individu rencontrera par la suite tout au long de sa vie, et notamment dans le cadre de son environnement professionnel. La plupart du temps, habitus primaire et secondaire se succèdent sans heurts, dans la continuité : c'est la reproduction sociale. L'individu à l'âge adulte voit son habitus correspondre à celui de son groupe social d'origine. L'habitus acquis poursuit l'habitus hérité.

Parfois, il arrive que l'habitus secondaire soit en contradiction avec l'habitus primaire. Les codes, normes, goûts, valeurs de l'individu tendent à ne pas correspondre à celles inculquées et intériorisées dans son enfance. L'individu change de groupe social, sa classe sociale acquise diffère de sa classe sociale d'origine. Il y a mobilité sociale. Mais nous dit Bourdieu, l'habitus primaire se rappelle souvent à l'individu qui commet des « erreurs » dans ses comportements et ses conduites sociales révélatrices de son statut nouveau acquis et non hérité. Exemple : ne pas aimer l'art contemporain alors que le groupe social dans lequel il évolue « adore » cela (bien accentuer le [o] pour faire très chic).


 Pour Bourdieu, si ces deux habitus sont complémentaires, il n'en reste pas moins que c'est l'habitus primaire qui domine et qui est le plus important. Il parle à ce titre d'un effet d'inertie de l'habitus.
 ► Il ne faut pas confondre habitus et habitude : l'habitude renvoie à une donnée conscientisée, liée à une pratique quotidienne, objective. L'habitude se porte sur des actes concrets, sur des objets, des gestes routiniers. L'habitus est un concept beaucoup plus large. Il correspond au style de vie, aux préférences affichées par l'individu de manière consciente mais qui sont liées à une certaine forme de socialisation inconsciente qui lui font justement préférer ces éléments.
 L'habitus est le concept central de la théorie de Bourdieu, car il lie les dimensions objectives (pratiques, loisirs, styles de vie, ce que fait l'individu) et subjectives (gôuts, préférences, etc, ce que pense l'individu). Il produit les individus et leurs logiques d'action. La socialisation selon Bourdieu, en assurant l'incorporation de l'habitus de classe, produit l'appartenance de classe des individus tout en reproduisant la classe en tant que groupe partageant le même habitus.  Ce concept est au fondement de sa théorie de la reproduction sociale qui passe pour être en grande partie inconsciente du fait même de l'habitus.
 

Si l'ensemble des sociologues s'accorde pour dire que l'individu est traversé de part en part par des mécanismes sociaux, certains ont néanmoins critiqué l'approche trop objectivante du concept d'habitus. En effet, pour les tenants de l'individualisme, l'individu est acteur de ses propres choix, de ses décisions, même si celles-ci sont à resituer dans un contexte social, économique et historique particulier. Mais si le contexte est influent, il n'est pas déterminant. Or, l'approche de Bourdieu consiste à faire du contexte social une variable déterminante des conduites des agents sociaux. En effet, l'habitus est une notion qui conditionne l'individu à agir tel qu'il le désire. Comment peut-on être déterminé à agir si l'on agit comme on le souhaite ? C'est justement toute la pertinence du concept bourdieusien qui fait des choix et des désirs individuels, des contraintes inconscientes qui pèsent sur l'individu.


 

■ Prenons en exemple concret : les études de sociologie urbaine montre qu'un enfant vivant dans un environnement social (voisinage) où le taux de scolarisation est faible aura moins de chance de réussir que celui qui vit dans un environnement où le niveau de diplôme est plus élevé. Pour le dire en terme bourdieusien, si le contexte social dans lequel vit l'enfant est pauvre en capital culturel et économique, sa destinée sociale a toutes les chances de converger vers la situation contextuelle dans laquelle il vit.  On est là face à une inégalité sociale criante : l'environnement a une influence directe sur la réussite scolaire et donc la destinée sociale d'un enfant.


 

Mais, si cette inégalité ne sonne pas le tocsin de la révolte sociale, c'est parce que les individus développent des comportements, des désirs, des choix, conformes à cet environnement. Ainsi, des enfants vivant dans un environnement social et culturel pauvre, où il y a peu de diplômes dans le voisinage auront beaucoup moins envie à leur tour de faire des études. Ce faisant, cette situation factuelle d'inégalité sociale se transforme en choix individuel. Si l'enfant ne veut pas faire d'études, c'est parce qu'il a acquis des désirs conformes à son groupe, à son environnement social. Une fois acquis, il va agir conformément aux spécificités de son groupe social. Il aura l'impression d'agir librement, alors que le contexte social l'aura inconsciemment contraint à agir de la sorte. Pour Bourdieu, c'est bien l'habitus qui permet d'expliquer le phénomène de la reproduction sociale. Mais étant en grande partie inconscient, il n'est pas remis en question ni interrogé. En outre, il est aussi fortement contraignant et révélateur de déterminismes sociaux. C'est sur cet aspect trop déterministe qu'il est fréquemment critiqué (à juste titre par ailleurs, même si son interprétation reste en grande partie pertinente).


 Des sociologues comme Boudon par exemple (ou plus contemporain, M. Duru-Bellat, F. Dubet, J.-C. Kaufmann, etc.) reconnaissent ses apports et la pertinence de son concept d'habitus mais le minimise dans le sens où ils laissent une place plus grande à l'individu dans sa capacité à dépasser sa condition, à sortir du cadre de sa conformité reproductive. A ce titre, on parle de « sujets » plus que d'acteurs ou d'agents sociaux.


[1] P. Bourdieu, Le sens pratique, p.88-89.

[2] Ibid, pp. 120-121.

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