La réalité signifiante et le réel.
- Par Thierry LEDRU
- Le 28/02/2010
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Réalité matérielle.
Réalité signifiante.
Réel.
L'ordinateur sur lequel je travaille existe. Je ne peux pas le nier, il est là, dans sa matérialité. Il disparaîtra d'ailleurs quand il ne fonctionnera plus, c'est à dire lorsque ce que pour quoi il a été créé ne lui concèdera plus ce statut de "réalité matérielle".
Cette réalité matérielle est générée par nos besoins. Certains sont vraiment essentiels, d'autres très superficiels. Cette réalité matérielle a une telle incidence sur notre vie quotidienne qu'elle finit même par influer sur les phénomènes liés à la "réalité signifiante".
Notre conscience dispose de deux manières pour se représenter le monde. L'une correspond à la représentation exacte d'une réalité connue, la réalité matérielle, l'autre symbolise la perception intérieure de quelque chose d'impossible à voir.
Cet ordinateur n'aurait aucune réalité signifiante pour un Inuit ou un Aborigène. Il faudrait qu'ils changent leur représentation intérieure pour que cette réalité matérielle devienne tangible et prenne du sens. De la même façon, dans la jungle de Bornéo, nous serions confrontés à une réalité matérielle (environnementale) tellement déstabilisante que nous n'y trouverions qu'une durée de vie très limitée.
La réalité du monde n'est pas la même pour tous.
La réalité signifiante a tendance à unifier les individus les uns aux autres. Il s'agit du monde des significations construites par la pensée, par l'intermédiaire du langage, de l'imaginaire social institué, de l'imaginaire religieux ou de l'inconscient collectif, cette fabuleuse "matrice" qui agit sur nous comme un virus indécelable.
Ce monde est un espace signifiant et limité par des cadres très précis.
Dans la réalité signifiante, nous fonctionnons par accumulation de savoirs et par l'analyse rationnelle des phénomènes. C'est un monde conceptuel indispensable pour créer du sens. Les hommes y trouvent bien entendu toutes les marques d'appartenance qui leur sont si chères...Chacun se reconnaît et s'identifie à diverses catégories de sens. Les castes, les groupes, les peuples y prennent forme, nourris par les religions, les philososophies, les comportements sociaux, les idéaux, les fanatismes...
La réalité matérielle a une influence considérable sur cette réalité signifiante. Il est reconnu par les Occidentaux par exemple que la BMW apporte une image sociale ou mieux encore la Rollex...Le matériel permet d'entrer dans une catégorie et d'être reconnu. Le signifiant que l'homme a donné à cette réalité matérielle qui n'en avait pas à priori a fini par apporter à cette réalité matérielle un pouvoir d'influence sur la réalité signifiante...Etrange échange de "bons" procédés qui s'entretiennent et sont renforcés à tous prix (très cher le prix bien entendu...). Les "maîtres" de la réalité signifiante savent user de la dialectique, des médias, de la "people attitude" pour abreuver la réalité matérielle et manipuler les masses.
"J'existe parce que je possède une belle maison, que je roule en BMW et que je donne l'heure avec une Rollex. J'aime cette réalité signifiante et j'y adhère corps et âme. Et tant pis pour ceux qui doivent se contenter d'un HLM, d'une 4L et de la pendule de la cuisine. Nous ne sommes pas du même monde, nous n'avons pas les mêmes valeurs."
La mondialisation est une oeuvre de déliquescence intellectuelle. Elle consiste à construire une réalité signifiante planétaire. L'imagination doit être restreinte afin de répondre aux lois du marché. L'inconscient collectif se doit d'être régulé à des fins bien précises.
La création artistique elle-même entre dans des cadres de reconnaissance très précis. La rentabilité est son tuteur. À moins de créer pour soi et de ne pas chercher à diffuser aux autres étant donné que ça nécessite des structures financières, économiques, concurrentielles.
Soit on l'accepte, soit on créé pour son propre bonheur. Ultime liberté ?
Cette création solitaire favorise l'émergence d'une autre conscience. En s'extirpant des modèles et des phénomènes générés par la réalité signifiante, l'individu peut accéder à une dimension spirituelle qui n'est pas gangrénée par la pensée commune.
C'est là qu'apparaît le réel. Il a toujours été là d'ailleurs. Mais on ne le voyait plus.
Le réel serait donc ce qui reste lorsque la réalité matérielle aurait retrouvé sa place originale, qu'elle ne servirait plus à constituer une réalité signifiante dissimulant des objectifs innommés... Je devrais par conséquent jeter cet ordinateur portable qui n'a aucune nécessité autre que celle que je lui ai donnée, cette réalité qui me permet d'entrer en contact avec quelques uns de mes semblables et de leur proposer cette réflexion qui me valorise...Hum, hum... La réalité signifiante de cet appareil est donc de me permettre d'exister dans une réalité que j'ai créée à des fins peu louables... Je me suis fait piéger... J'aurais mieux fait d'aller voir mes voisins immédiats, d'allumer un feu de camp, de les inviter à discuter sous les étoiles. Pas d'ordinateur, pas d'électricité, pas d'abonnement téléphonique et la fibre...Ah, la fibre , mais comment j'ai pu vivre sans ça pendant aussi longtemps ?... Autrefois ils faisaient une veillée auprès de la cheminée. Les Anciens racontaient des histoires, les enfants grandissaient dans la réalité signifiante de leurs aînés. Une réalité signifiante aussi simple que la réalité matérielle... D'ailleurs, nous aussi on aime ces vieux refuges de montagne avec leur vieux poêle à bois.
Mais on ne resterait pas y vivre.
Qu'est-ce qui s'est passé ?
Pourquoi a-t-on laissé le réel disparaître ? Pourquoi la réalité matérielle a-t-elle pris une place si importante que la réalité signifiante s'en nourrit et simultanément l'entretient ?
C'est la perte du silence.
"Nous ne nous connaissons pas encore parce que nous n'avons pas encore commencé à nous taire ensemble." Albert Camus.
Aujourd'hui, des gens partent dans des retraites bouddhistes ou autres pour entrer dans le silence, dans la méditation, dans la quête spirituelle... Je commence à craindre dans tout ce mouvement l'apparition d'une réalité signifiante peu glorieuse, une recherche identitaire pour combler un vide bien compréhensible. "Tu sais quoi, maintenant je suis Bouddhiste, tu sais, tu devrais t'y mettre, c'est vraiment chouette..."
Les lois du marché ne sont jamais loin de ce genre de "quête"... Robe rouge, tonsure, sandales et moulins à prières, stages et séminaires, conférences, livres et DVD...Bon, j'exagère...Un peu...Il y a bien entendu des gens honnêtes...Un peu...
Alors, où il est ce réel ? Comment je dois m'y prendre pour rétablir l'équilibre entre une réalité matérielle qui doit être à mon service et non l'inverse, comment je dois m'y prendre pour me nettoyer des réalités signifiantes (et souvent insignifiantes...) qui me servent de balises ou de projecteurs ?
Le silence.
Le silence du monde, de la nature, des espaces vides d'hommes ou tout du moins de tout ce qui aujourd'hui représente l'homme.
Pas de séminaires bouddhistes, taoistes, zen, zazen, pas d'églises catholiques, protestantes, musulmanes, scientologistes, survivalistes, et autres dérives en tous genres.
Le silence du désert, le silence des montagnes, de l'Océan, des forêts profondes.
Un feu de camp sous la lune et les étoiles. Peut-être un autre voyageur qui viendra attiré par les flammes, la chaleur, la communion d'âmes. Ils parleront d'autres territoires, des baies qu'il a trouvées sur la piste, du poisson qu'il a pris, de la cabane qu'il va construire, des villes qu'il a aperçues au loin, sous le brouillard...
Nous vivons dans la cacophonie de nos cerveaux rentabilisés par des réalités signifiantes. Et dedans, ça cause en permanence.
L'humanité s'est perdue en perdant le silence. Et chaque individu devrait apprendre à se taire. Pour enfin découvrir qui est à l'intérieur.
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