Dans son livre Ces enfants empêchés de penser, Serge Boimare, ancien enseignant et psychopédagogue, insiste sur la notion de « monde interne » au service des apprentissages.
Quand un enfant apprend à lire, il a besoin de compétences dites instrumentales (comme la mémorisation du son des lettres ou le repérage dans l’espace de sa feuille) et de compétences dites comportementales (comme rester assis sur sa chaise ou savoir se concentrer sur un texte). J’en parle dans cet article : L’entrée en lecture et en écriture.
Or Serge Boimare affirme que si ces compétences sont nécessaires, elles sont loin d’être suffisantes. Un enfant a besoin d’un monde interne riche et fiable quand il apprend.
L’épreuve de l’apprentissage
En effet, apprendre passe par des périodes de :
- contrainte (comme des contraintes de temps, de matériel),
- incertitude (quand l’enfant hésite entre deux théorèmes pour résoudre son problème de géométrie),
- manque (quand l’enfant ne connait pas tel mot pour finir une phrase en anglais),
- déception (quand l’enfant ne trouve pas le résultat d’un problème),
- compétition (quand il termine sa course en dernier),
- échec,
- doute,
- choix (choisir quelle opération faire pour résoudre un problème),
- frustration,
- remise en cause,
- jugement (de la part de son enseignant, de ses parents, de ses camarades).
Les ressources internes de l’enfant sont alors mises à rude épreuve face à cette aventure que constitue l’apprentissage.
Les deux leviers du monde interne nécessaires à l’apprendre
Pour apprendre, l’enfant a besoin de deux leviers complémentaires aux compétences instrumentales et comportementales. Ces deux leviers prennent racine dans le monde interne de l’enfant. Le monde interne a deux fonctions :
- alimenter les capacités réflexives (produire des images, du sens, des connexions),
- relayer les capacités réflexives (raconter, expliquer, argumenter, structurer).
1. La capacité imageante
Serge Boimare définit la capacité imageante des enfants comme la possibilité de traduire avec leurs propres images les problèmes qui se posent à eux (une consigne à comprendre, une phrase à déchiffrer, une règle à appliquer…). Les représentations que les enfants se font peuvent être de plus ou moins bonne qualité. Or ces représentations donnent le sens aux savoirs nouveaux et permettent à l’enfant de raccrocher de nouvelles connaissances à ce qui est déjà connu. Un enfant qui ne dispose pas de représentations de qualité suffisante pour alimenter le travail de la pensée a du mal à passer du perceptif (ce qu’il voit, entend, sent) au représentatif (les images mentales qui soutiennent et alimentent le travail intellectuel).
La difficulté à produire des images mentales personnelles, riches, variées et détachées des émotions ne permet pas les relais, les liens et la fabrique de sens nécessaire pour aborder les apprentissages, et notamment la lecture et les opérations.
La réussite scolaire repose en grande partie sur la capacité à imaginer ce qui est lu, à mettre des mots sur les ressentis, à évoquer des événements imaginaires passés ou à venir. D’où l’importance de la stimulation orale des enfants dès le plus jeune âge, de l’initiation à la parole et à l’échange, de la lecture de contes, d’histoires ou de fables. Serge Boimare parle de « nourrissage culturel ».
2. La capacité psychique
La capacité psychique permet à l’enfant de disposer d’une sérénité, d’une sécurité intérieure suffisante pour affronter l’épreuve de l’apprentissage. Si l’enfant est parasité par des questions sur sa capacité à être aimé (est-ce que mes parents m’aiment ?), sur son potentiel de victoire (comment être le plus fort, le plus riche ?), sur ses origines (est-ce que j’ai été désiré ?comment ai-je été fabriqué ?), sur l’importance de la force (comment peut-on être fort dans un domaine et faible dans un autre ? comment ne pas connaître le manque ?), il ne peut pas s’engager dans la pensée ni accepter d’entrer dans son monde intérieur.
Les peurs infantiles, les craintes archaïques, les préoccupations identitaires de certains enfants perturbent le travail de leur pensée. Comme le fait de ne pas savoir et de devoir chercher la réponse réactive des inquiétudes excessives chez eux, ils préfèrent refuser de penser et de se questionner pour ne pas avoir à faire un retour sur eux-mêmes.
La curiosité, pilier fondamental de l’apprentissage, ne décolle plus des sujets personnels et cette restriction freine le mouvement de décentration. Dans ce cas, la curiosité est incapable de faire autre chose que prolonger l’égocentrisme. Les préoccupations personnelles bloquent l’accès au savoir car il n’y a plus la moindre place pour la pensée objective. Serge Boimare cite l’exemple d’un jeune garçon qui charge les liens grammaticaux (le verbe s’accorde avec le sujet) de projections personnelles de persécution : « Il est bien con le verbe d’obéir au sujet ! ». Cet enfant ne pourra jamais maîtriser les règles grammaticales tant que ses préoccupations personnelles accapareront tout son intérêt.
Si les peurs d’abandon, de dispersion, de vide intérieur ou d’insuffisance l’emportent pendant les temps de réflexion et d’élaboration de la pensée, alors le fonctionnement intellectuel est synonyme de malaise et de déstabilisation.
Empêchement de penser et monde interne
Serge Boimare propose d’expliquer l’échec scolaire par une mauvaise qualité du monde interne qui entraîne des stratégies d’évitement de penser. Selon lui, l’empêchement de penser touche environ 15% des élèves de l’école française. Il voit deux grandes raisons à cette mauvaise qualité du monde interne de ces enfants :
- sa fragilité (dû notamment à une incapacité à se remettre en cause, à reporter systématiquement sur l’autre ce qui leur arrive de mauvais ou de décevant et à différer ses désirs),
- sa pauvreté (dû notamment à un manque d’interactions langagières).
Comme ces enfants manquent de points d’appui internes, ils sont incapables de différer leur satisfaction et de supporter le doute. C’est seulement en les aidant à construire un monde interne sécurisé et enrichi que Serge Boimare estime que ces enfants empêchés de penser pourront résister à la frustration et à l’inquiétude imposées par le fonctionnement intellectuel.
Trois voies pour remettre en marche les rouages de la pensée
Redonner les moyens de mettre des mots et des images sur les inquiétudes
Serge Boimare voit dans la culture et la lecture de textes mythologiques ou de contes traditionnels le moyen d’apporter les réponses aux questions primaires que les enfants démunis sur le plan culturel n’ont pas pu dépasser. Serge Boimare vise là les enfants qui ont reçu des réponses partisanes, ambigües, parcellaires ou violentes face à des questions sur les origines, la sexualité, la mort ou encore le désir.
Il cite l’exemple des « Trois petits cochons » : cette histoire parle des angoisses de séparation et de dévoration mais les personnages vont au delà de leurs peurs. Ils construisent, ils préparent demain face à une contrainte forte, face à la peur.
L’idéal est que ces textes dits fondamentaux (contes, mythes, épopées, fables…) soient lus par l’adulte qui va ainsi mettre des mots et des scénarios sur les préoccupations identitaires des enfants.
Proposer un temps pour échanger
Les enfants sont invités à exprimer leurs points de vue sur l’histoire lue : chacun peut exprimer ce qu’il a compris, les émotions qu’il a ressenti, s’appuyer sur un exemple apporté par la lecture pour enrichir sa pensée. Ce débat permet de faire un aller retour permanent entre les préoccupations personnelles égocentriques et le collectif.
C’est au cours de ce temps d’échange que surgissent des questions structurantes autour des valeurs nécessaires à la vie en société. Serge Boimare cite celles-ci pour l’exemple :
- Pourquoi la chèvre de M. Seguin préfère-t-elle la liberté au risque de sa vie ?
- Pourquoi le corbeau est-il si sensible aux flatteries ?
- Pourquoi Robinson veut-il mesurer le temps ?
- Pourquoi Ulysse ne veut-il pas devenir immortel ?
Encourager la rédaction individuelle de textes
L’expression d’idées personnelles écrites permet aux enfants de se confronter à la solitude de la réflexion. Dans cet exercice se retrouve la confrontation avec les limites, les manques du travail intellectuel qui mettent en difficulté les enfants empêchés de penser. Ceux-ci pourront s’appuyer d’une part sur les images nouvelles qui leur ont été fournies par le « nourrisage culturel » de la lecture et d’autre part sur les capacités réflexives développées au cours des débats.
Ces trois temps sont complémentaires car ils vont permettre :
- d’enrichir la capacité imageante,
- de stimuler les compétences psychiques (par l’universalité des sentiments et l’exemplarité des personnages mis en scène),
- de mettre en oeuvre les compétences instrumentales et comportementales.
Et nous parents, quel rôle jouons-nous ?
Le livre Ces enfants empêchés de penser a été écrit à destination des enseignants pour un usage en classe mais, en tant que parents, nous pouvons nous inspirer de ces pistes pour veiller :
- à laisser un espace d’expression suffisant aux enfants,
- à leur assurer une sécurité intérieure tout en faisant preuve d’une autorité structurante, ferme et bienveillante,
Isabelle Filliozat écrit dans « Au coeur des émotions de l’enfant » que « respecter les émotions de l’enfant, c’est lui permettre de sentir qui il est, de prendre conscience de lui-même ici et maintenant. »
- à leur apprendre à gérer leur frustration,
Là encore, Isabelle Filliozat affirme dans « Au coeur des émotions de l’enfant » que « l’aptitude à gérer la frustration, à différer une satisfaction est un élément fondamental de la capacité au bonheur, tant elle est utile dans la vie pour réaliser ses projets et nourrir des relations aux autres harmonieuses. » Une étude scientifique menée à l’université de Stanford a montré que les jeunes enfants qui savent résister à la tentation et surmonter leur frustration se montreront adolescents plus persévérants et solides, capables de surmonter des obstacles et de mieux résister au stress et à l’échec.
Pour autant, frustrer exprès est aussi inefficace que tout permettre. Filliozat explique que la frustration est inévitable dans la vie et qu’il est inutile d’en rajouter excessivement. Par la force des choses, vous serez amenés à frustrer votre enfant en vue de faire respecter vos besoins, de le protéger ou de garantir sa santé,. Il convient alors d’accepter sa colère issue de cette frustration : c’est ce qu’elle appelle la colère réparatrice.
- à éveiller la curiosité et l’imagination des enfants,
- à leur lire des histoires de manière régulière,
- à leur poser des questions, à leur apprendre à se poser des questions,
- à se sentir autonomes et responsables de leurs actes.
Il est difficile pour un enfant (et même pour un adulte) d’assumer la responsabilité d’une bêtise ou d’une erreur. Cela lui donne le sentiment d’être mauvais intrinsèquement, d’être nul, de ne rien valoir. Si l’enfant accuse autrui de sa faute, il reste bon à ses propres yeux car c’est l’autre qui est fautif et mauvais. Il est inutile de culpabiliser un enfant qui fait une bêtise (mais plutôt avoir une attitude positive du genre « quand on fait une petite bêtise, on la répare ») ou de l’accuser de mentir s’il rejette la faute sur un autre. Isabelle Filliozat insiste sur le fait de rassurer l’enfant : « confirmez-lui que vous l’aimez inconditionnellement, c’est-à-dire même quand il se trompe, casse un jouet, renverse sa tasse, frappe sa soeur… Vous pouvez réprouver son comportement, mais vous continuez de l’aimer. »
Source : http://apprendreaeduquer.fr/role-du-monde-interne-lenfant-les-apprentissages/