Le Sens du Sacré (3)

 

Le psychiatre R.D. Laing pense que ce sont nos conditionnements sociaux et les mémoires psychiques et psycho-génétiques qui sont la cause de notre division intérieure et de notre souffrance.

« Les êtres humains semblent avoir une capacité presque illimitée de se duper eux-mêmes et de prendre leurs propres mensonges pour la vérité. Par cette mystification, nous accomplissons et consolidons notre adaptation, notre socialisation mais le résultat de cette adaptation à notre société est que, ayant été abusés et nous étant abusés nous-mêmes, nous avons en même temps été enfermés dans l’illusion que nous sommes des « moi » séparés. Ayant à la fois perdu notre vraie personnalité et acquis l’illusion que nous sommes des egos autonomes, on attend de nous que nous nous pliions aux contraintes extérieures et ce dans une mesure presque incroyable. Le corps, l’esprit et l’âme déchirés par des contradictions intérieures, écartelé en tous sens, l’homme est coupé à la fois de son esprit et de son corps. Ce n’est plus qu’une créature à demi démente dans un monde qui l’est tout à fait. »

C’est pour cela que je cherche à retrouver le sens du Sacré. Quelle est la part en moi qui ne soit pas issue de cette ingérence environnementale ? Quelle est l’entité qui a grandi hors de toutes influences ? Est-ce que c’est possible ? Quelle est sinon la part qui n’a pas été souillée, où est le cœur, la source, l’entité originelle ?

C’est dans l’enfance que se trouve le Sacré. C’est là que le germe a goûté à la lumière ou aux noirceurs, c’est là que la sève s’est chargée de toxines ou a su rester limpide.

Je sais que ce rapport que j’entretenais avec la Nature a constitué le ciment entre mon corps, mon âme et l’esprit.

L'âme fait partie intégrante du corps mais elle est aussi le lieu de l'esprit... Le mot âme vient du latin "anima" qui signifie le principe pensant mais surtout "animer". L'âme est ce qui anime le corps et ce qui pense en nous-mêmes.

L'âme, c'est aussi la "psukhê" grecque signifiant l'idée d'un miroir pivotant permettant de se regarder dans toutes les directions et de s'observer complètement.

Elle est à la fois le lieu de la pensée, de l'animation du corps, mais aussi le lieu d'où l'on peut apercevoir, si on "oriente" le miroir, la lumière de l'esprit...

L'âme est donc l'entité servant de point de jonction entre le corps et l'esprit, pouvant éclairer à la fois l'un et l'autre.

L'esprit peut être compris dans son sens latin "spiritus" qui signifie souffle. Il est ce qui donne la vie à l'âme et donc au corps, le souffle de vie qui, lorsqu'il quitte le corps, fait que l'homme meurt. L'esprit est ce qui rattache l'homme à quelque chose de plus "haut" en l'homme et non au-dessus de lui. 

J’ai vécu mon enfance dans une proximité constante avec la Nature. J’y entendais l’esprit, sans le savoir, sans en avoir conscience, je l’entendais au plus profond, je le percevais, j’ai toujours été fasciné par cette énergie en moi, cette force immense qui n’apparaissait que dans certaines situations. Des défis physiques que je ne comprenais pas à l’époque. Tout ça relevait d’un désir d’exister au regard des autres, de mes parents, des autres individus de mon âge, des adultes avec lesquels je faisais du vélo, avec lesquels je grimpais…J’étais la « mascotte » et je m’en glorifiais.

J’étais très loin de comprendre l’essentiel.

Mais je sais que toutes ces expériences ont contribué à découvrir peu à peu cette dimension existentielle. Je n’ai rien appris auprès de la plupart de mes semblables. D’autres ont eu un rôle considérable et je les bénis. Monsieur Leroux, Monsieur Navellou et Monsieur Quéré, trois instituteurs, du CE2 au CM2. Une chance extraordinaire pour l’époque. Le métier était majoritairement occupé par des femmes. Moi, j’avais besoin de « pères ».

Je me souviens d’un été où mon père m’a demandé si j’étais capable d’utiliser mon matériel d’escalade pour aller tailler le haut des arbres du jardin. J’avais quatorze ans.

J’ai tout mis en bas dans le week-end. Je me souviens de son regard. Il était fier de moi.

J’avais besoin de cet amour. Lui-même ne l’avait pas connu. Un père violent, alcoolique et qui a abandonné sa famille.

Je ne lui ai jamais rien reproché. Il faisait comme il pouvait.

Mes trois instituteurs ont donc tenu une place immense. Cette bienveillance, cette patience, l’humour, le rire, la tendresse pour leurs élèves et cette rigueur qui nous tiraient vers le haut. Vers Là-Haut…

Je savais à la fin de mon CM2 que je serai instituteur.

Monsieur Pichon, Madame Daéron, Monsieur Roux, Madame Sotirakis, Monsieur Ollier. Des professeurs de collège ou de lycée.

L’importance considérable de cette partie de notre vie. Un peu de chance ou un désastre interminable. Nous en sortons tous marqués, soit par le dégout, soit par le bonheur.

J’ai eu des bonheurs.

Monsieur Kernaïs, prof de math qui me détestait autant que je détestais ses cours. Monsieur Le Goff, prof de math que j’adorais autant que ses cours. La matière n’a rien à voir avec ce qui se passe dans une classe. Il suffit que le professeur voit dans sa mission l’accès au Sacré. L’enseignement est sacré. Certains le savent, d’autres le découvriront, certains partiront à la retraite sans avoir jamais rien compris et en ayant passé leur carrière à vouloir enseigner…

On ne peut pas apprendre une matière, à qui que ce soit, tant qu’on ne se connaît pas soi-même. Tant qu’on n’essaie pas au moins de s’approcher de la source, de ressentir le Sacré... Aucun diplôme ne donnera le mode d’emploi.

J’ai connu quelques personnes en dehors du milieu scolaire. François, ancien Poilu, qui vivait au fond des bois, dans une petite maison que la mairie lui avait octroyée. Ils étaient partis à cinq camarades. Lui seul était revenu. Il vivait seul avec les morts à ses côtés. Il m’a appris à reconnaître les oiseaux, à sentir la pluie qui arrive, à marcher en silence sur des feuilles sèches, à construire des cabanes, à sculpter un morceau de bois, il m’a appris à aimer les arbres.

Luc, le moniteur de ski de fond à Mouthe.

Jean-Paul, le guide du Mont-Blanc.

Charlotte, l’infirmière de nuit qui m’aidait à tenir auprès de mon frère, à l’hôpital. La première fois que je ressentais du désir pour une femme. Elle ne l’a jamais su. J’aurais aimé poser ma tête contre sa poitrine, rien d’autre. Un refuge.

Denis, le compagnon de cordée. On grimpait à Pen-Hir ensemble. On a grimpé ensemble dans les Alpes. Il a disparu de ma vie le jour où j’ai rencontré Nathalie. Peut-être qu’il m’aimait. Je ne sais pas. Peut-être aussi, tout simplement, qu’il a compris que je ne serais plus disponible, que ma vie prenait une autre voie. Je n’étais plus « intéressant. »

Il a été mon dernier ami.

L’amitié est Sacrée.      

L’Amour est le Sacre suprême.

L’Amour de la Vie est l’Amour suprême.

C’est à l’hôpital que je l’ai découvert. Mais je l’ai compris bien plus tard. La Mort est la dernière chance, la dernière possibilité de briser le carcan de l’ego, l’opportunité de basculer dans cette dimension intérieure qui contient l’essentiel. « Quant tu te lèves le matin, remercie pour le bonheur de vivre. »  Tecumseh.

C’est effrayant de devoir attendre d’être confronté à la Mort pour entamer cette bénédiction.

Sans doute faut-il avoir ressenti cette Vie autrement que par les cinq sens ou à travers la raison. Ces perceptions-là sont insuffisantes et cette compréhension-là n’est que le mental qui se glorifie de son pouvoir…

La Vie n’est pas là ou alors ça reviendrait à se contenter de regarder le rideau qui cache la scène.

Il faut tout arracher. Et c’est un effort incommensurable parce que les conditionnements sont là. La boucle est bouclée. Personne ne nous a appris à saisir la Vie. Nous errons seulement dans nos existences. C’est de ça dont il faut s’extraire. S’arracher à la boue de « l’habitus » et entrer dans le Sacré.

 

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