LES ÉGARÉS . (roman) 4

 

 

 

"Assis au bord d’un petit lac d’altitude, il étudie la carte et l’idée survient qu’il ne possède pas en lui de tracé constitué. Il avance sur un chemin inconnu, une terre vierge, un espace englouti par un inconscient vorace. L’impression de devoir progresser à coups de machette dans la jungle sombre de ses émotions enchevêtrées l’indispose. Il devine une menace mais l’attraction le domine. Comme si l’abandon forcé de ses rôles identitaires créait inéluctablement en lui ce désir irrépressible d’explorer les reliefs chaotiques de ses recouvrements érigés. Les montagnes sont intérieures. La profondeur des vallées sombres n’est qu’une promesse de sommets lumineux. Sa vie sociale lui apparaît soudainement comme une vaste plaine morne et encombrée de gravats, un désert parsemé de mirages adorés, une terre ravagée par des conflits internes, des relations invalidantes, des contraintes inventées comme autant d’expédients hallucinogènes.

La peur qui l’étreint n’est qu’une résistance, un rappel effréné du mental vers des soumissions apprises, des abdications acquises. Il est effrayé à l’idée que le prisonnier finit par adorer l’épaisseur de sa geôle quand la projection vers une liberté possible implique l’abandon des repères, la disparition des balisages, l’avancée aléatoire dans les marais spongieux de l’inconscient envasé.

Ces dix-neuf ans de vie commune, cet amour proclamé et cette fusion irraisonnée sont devenues peu à peu des enceintes vénérées, des murailles décorées par des images fabriquées, des paroles trompeuses, des étreintes cannibales. Cette incapacité à révéler l’être réel a institué insidieusement des comportements névrotiques.

Ne trouvant pas en lui les nourritures intimes, il s’imagine dévorant Leslie. Le dégoût de sa violence l’oblige à se lever.

Il repart et force son pas.

Il a honte de ses intentions inavouées. Lui-même n’avait jamais voulu en prendre conscience. Son amour n’était qu’un besoin et l’attention offerte pansait ses propres blessures. De cet amour donné il cherchait à établir l’amour de lui-même, une admiration renvoyée, un narcissisme égoïste, une identification mentalisée. « Je suis celui qui l’aime et par cet amour je prends forme. » Il ne s’agissait pas d’amour. Il a tout sali.

 

 

Il connaît la source de cette attitude … Mais la remontée des douleurs anciennes doit être progressive. Une confrontation trop brutale le pousserait à rétablir les murailles. Il sent des résistances acharnées. Il reconnaît le besoin d’indulgence, la nécessité d’un regard compatissant, une empathie indispensable. Il a déjà tellement souffert. Il ne veut plus succomber aux douleurs et constituer de ce ciment infâme des citadelles hautaines. Se livrer à la démesure des accusations outrancières reviendrait à endosser encore une fois le rôle de la victime. Il survit dans ce costume immonde depuis trop longtemps. Il ne veut pas le raccommoder mais s’en défaire, le jeter, le brûler. Se dénuder. La patience est de rigueur. De la même façon qu’il avance sur ce chemin de randonnée au rythme de son cœur, il doit respecter le tempo de son âme, ne pas l’asphyxier par des efforts abusifs. Cette lente exploration de la fosse commune encombrée de ses émotions putréfiées ne doit pas être un saccage mais une célébration lucide, des retrouvailles respectueuses, une décantation progressive.

 

La deuxième hernie discale. Comme un sursis annulé, une condamnation confirmée, le retour à la réalité intime.

Il avait trente-neuf ans. Une sciatique foudroyante, l’impression d’une plaie ardente courant sur sa jambe, il aurait voulu écarter les chairs et arracher le cordon brûlant, un couteau édenté planté dans le dos, des crampes comme des décharges électriques, les orteils tordus, recroquevillés, il ne contrôlait plus rien, il ne pouvait plus se lever, il rampait jusqu’aux toilettes, des jours et des nuits de pleurs, les regards impuissants de Leslie et des enfants ruisselaient en lui comme du plomb fondu, leur détresse, cette panique contenue, il se retenait de hurler, en surdose de morphine, hallucinations, des armées de scorpions couraient sur son ventre, déchiraient la plaie fermée de son nombril et s’enfonçaient dans les chairs, il cuisait dans des bouillons de magma où flottaient des résidus de corps, des entrailles blanchies, des femmes éventrées, des crânes de bébés déchiquetés flottaient autour de lui, les yeux exorbités le fixaient horriblement, les veinules éclatées comme des lacis de barbelés, des glaires sanguinolentes coulaient dans ses poumons, il voulait cracher mais n’en avait pas la force, il suffoquait, des scarabées voraces dévoraient son anus, dévastaient ses intestins, rejoignaient les armées de blattes qui grouillaient dans son dos et rongeaient les fibres, des tentacules de méduses enserraient son visage, il sentait parfaitement les ventouses urticantes, il étouffait, il étouffait, sans pouvoir s’enfuir, tout était dans son crâne,dans son corps violenté, la folie, la folie le gagnait, il le savait.

 

Il n’a rien oublié.

 

Il allait mourir. Aucun répit. Plus de sommeil, juste quelques plongées cauchemardesques et des réveils paniqués, le souffle haletant, les yeux exorbités devant l’horreur qui le rongeait de l’intérieur, le membre torturé se rigidifiait inexorablement, une courbure répugnante s’installait, une arabesque figée comme une malformation dégénérative. Il ne contrôlait plus rien. Il fallait le piquer à la morphine pour que sa vessie se libère. Les reins étaient menacés.

Aucun chirurgien n’osait l’opérer. Les dégâts de la première opération. Une vraie boucherie. Le nerf sciatique était englobé dans la fibrose. On lui parlait de paralysie. Quand Leslie partait au travail et les enfants à l’école, qu’il se retrouvait seul dans la maison silencieuse, il songeait au suicide. Avaler toute les boîtes de morphine. Sombrer dans le coma et partir. Libérer les êtres aimés. La douleur du cimetière s’atténuerait. Finir dans un fauteuil roulant condamnait Leslie et les enfants à un calvaire.

Il ne sait pas ce qui a retenu son geste.

Il devinait parfois des regards attendris, des mots susurrés dans le caveau morbide de sa détresse, une voix apaisante qui lui parlait de patience, de confiance, d’un cheminement obligatoire. Ses ressentis étranges validaient en lui l’avancée insatiable de la folie, il n’en parlait à personne. Parfois pourtant, lorsque le fil ténu de sa résistance cédait, il s’y abandonnait, acceptait l’offrande et puisait quelques forces, juste assez pour tenir, quitter quelques instants le champ de ruines où il agonisait.

Il imaginait des bénédictions d’anges gardiens. Comment aurait-il pu en parler ?

 

Il s’arrête. Les larmes coulent. Comme un trop plein qui jaillit, un barrage qui s’écroule.

Tant de douleurs. La détresse de Leslie. Elle avait dû tenir, tout gérer, ne pas sombrer, elle s’était montrée indestructible, sans faille, d’une solidité granitique. Elle n’avait jamais pleuré devant lui. Elle avait pourtant dû le faire. Ca n’était pas possible de résister aussi longtemps sans s’accorder une pause.

 

Tout ce qu’il lui doit. Et tout ce qu’elle porte.

 

Ce fardeau abject, cette dégradation avilissante, cet envasement dans la boue brûlante des souffrances, ce temps perdu, anéanti, sali, il imagine la tumeur vivace qui entretient les souvenirs comme des ferments éternels, une excroissance glaireuse dans les tréfonds de la mémoire, une bête répugnante, ses mandibules plantées dans les tissus infectés par les salives corrosives, une plaie suintante, un pus entretenu.

 

Son médecin généraliste l’avait envoyé en urgence dans une clinique. Un chirurgien l’avait reçu. Le spécialiste de la région. Des colonnes vertébrales à la chaîne.

Il était allongé sur une civière, les ambulanciers étaient passés le prendre, Leslie l’accompagnait, elle avait parlé à sa place, il pleurait, incapable de prononcer autre chose qu’un gémissement épuisé, les sanglots étranglés de ses suppliques. Qu’on en finisse. Il voulait qu’on l’opère. S’il se réveillait paralysé, il sauterait par la fenêtre, il y arriverait, les gestes étaient en lui, il en aurait la force, ça serait fini, rien d’autre à faire, il ne voulait pas cloisonner Leslie dans la geôle sordide d’un avenir limité. Elle apprendrait à vivre sans lui et son amour de la vie la sauverait. Il en était persuadé. Il voulait qu’on l’opère. Il avait fini par le crier, par implorer l’homme en blanc, ça n’était plus possible, il allait imploser, il n’était que douleur.

 

Dernière nuit avant le bloc. Il est seul dans la chambre. Une perfusion diffuse dans ses veines un antalgique visqueux. Il flotte dans le bain gluant de l’absence, son corps est un néant gigantesque, un cosmos sans étoiles, il glisse une main sur son sexe flasque, il le caresse, il voudrait sentir le membre érigé, le flux sanguin gonfler les corps caverneux, il pense à Leslie, à la douceur de sa peau, au parfum délicat entre ses cuisses, à la chaleur moite de ses lèvres ouvertes, au moelleux accueillant de ses petits seins, le tissu exalté de ses tétons rosés, sa langue gourmande, ses mains affamées, les gémissements langoureux de l’orgasme qui monte, cette énergie qui l’inonde … Rien … Le membre est mou, désespérément mou. Il pleure. Les douleurs accumulées ont ravagé le champ du plaisir, il imagine une terre brûlée, les cendres épaisses, un silence de mort. La peur ajoute à ce désastre le poids des menaces, la force du mental affolé. Il regarde la fenêtre. Deux mètres à faire, ramper, se tirer sur les bras, saisir le rebord, glisser le battant, hisser le corps et basculer.

Demain peut-être.

 

Il laisse tomber son sac. Il ne voit plus le chemin. Les marées de larmes s’entretiennent, il n’a plus de forces. Il n’a jamais rien raconté à Leslie. Il a cloisonné  les émotions dans l’antre infini de ses refoulements. Toujours cette maîtrise … Il faudra bien qu’il l’observe un jour, qu’il la comprenne, il sait qu’il ne peut plus échapper à cette dissection. Il doit dépecer cette nécrose, plonger au cœur du mal, lacérer les tissus, enfoncer sa conscience dans la bourbe durcie de ses renoncements, la fange pestilentielle de ses enfermements.

 

Il ne peut plus avancer."  

 

 

 

 

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