TOUS, SAUF ELLE : Remington 700
- Par Thierry LEDRU
- Le 20/07/2018
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Comment imaginer et décrire les émotions d'un tireur d'élite quand on ne sait pas soi-même utiliser une arme à feu ?... Comment imaginer et décrire les émotions d'un terroriste quand on a déjà peur d'allumer la mèche d'un pétard ? Comment imaginer et décrire les émotions d'une femme dans l'acte sexuel quand on est un homme ? Comment imaginer et décrire les émotions d'une jeune fille devant la violence des hommes quand on vit soi-même dans une paix totale ? Comment imaginer et décrire les émotions d'un individu qui se trouve confronté à une situation jusque-là inconcevable ? Comment imaginer et décrire les émotions d'une humanité entière devant l'impensable ?
J'ai commencé l'écriture d'un passage important ce matin, à 5h30 et je viens de finir. Il est minuit. En sachant que demain, je recommencerai peut-être après m'être endormi en tournant et retournant les mots.
Il y a des soirs d'écriture où je me dis que j'aurais mieux fait de m'intéresser à la construction de maquettes en allumettes...
Et aussitôt, je m'imagine construire des villes entières pendant des milliers d'heures et en voir s'écrouler parfois des pans entiers. Et me dire que j'aurais mieux fait de m'intéresser à l'écriture de romans.
Il en va ainsi de la passion des raconteurs d'histoire.
Il y a dans ma tête une agitation frénétique, des interrogations sans fin, des personnages qui se parlent et vivent des situations compliquées, rien n'est déjà établi, tout se contruit, mot à mot, c'est comme gravir une montagne qui n'existe pas mais qui prend forme à chaque pas effectué, parfois, il faut s'arrêter, se reposer, reconstituter les forces, regarder sous ses pieds le chemin parcouru, s'assurer que la base est solide avant de reprendre l'ascension.
Impossible de présager de l'altitude finale ni même des prochains obstacles particuliers, l'horizon vertical n'a aucune forme solide, c'est comme un mirage fluctuant dans la brume des cieux.
Alors, j'écris une phrase de plus pour monter d'un palier.
TOUS, SAUF ELLE
« Les quatre fenêtres n’existaient pas, je les ai ajoutées et elles permettent d’observer et de couvrir la totalité du terrain. Personne ne peut s’approcher sans être vu. Personne ne pourrait arriver ici sans se faire descendre. »
Il la laissa et s’approcha d’une vaste armoire métallique. Il prit une clé dans une poche et libéra un cadenas. Quand il ouvrit les deux panneaux, elle se figea.
Des armes, une panoplie de fusil, des cartouches, des révolvers.
C’est là qu’elle eut peur, une peur viscérale, une brûlure, une sidération.
« Est-ce que tu sais tirer ? » demanda-t-il, sur un ton froid.
Elle ne comprit pas immédiatement la question.
« Est-ce que tu sais te servir d’une arme à feu, Laure ? »
Un bunker. Il avait parlé d’un bunker. Elle avait cru qu’il souhaitait simplement s’isoler, se protéger du monde extérieur. Elle comprenait avec une brutalité nauséeuse qu’il projetait bien davantage.
« Il n’y a que Raymond qui sait ce que je fais ici. Et toi maintenant. Est-ce que tu sais tirer, Laure ? »
–Que va-t-il se passer Théo ? demanda-t-elle.
Les yeux de Figueras brillaient au fond d’elle. Le rêve vibrait dans ses fibres.
« Est-ce que tu sais tirer ? répéta Théo en la regardant fixement.
Elle s’approcha du râtelier et libéra un fusil à lunettes.
Théo, intrigué, l’observa sans un mot.
Laure étudia les diverses boîtes de cartouches rangées sur une étagère et se servit.
Deux balles.
Elle les inséra dans l’arme, sans aucune hésitation.
Elle s’approcha d’une fenêtre et l’ouvrit.
Théo cherchait à comprendre mais décida de ne pas intervenir. Il prit la paire de jumelles suspendues à une poutre et ajusta la mise au point.
« Le premier poteau en bois, à droite de la barrière métallique, » annonça Laure.
Cinq cents mètres de distance. Théo observa la prise en main du fusil, l’ajustement de la crosse sur l’épaule, le positionnement du corps, l’ancrage au sol, l’orbite venant s’appuyer sur l’œilleton de la lunette de visée.
Elle savait tirer. Il observa son visage. Une concentration totale, un instant suspendu, hors de portée du monde extérieur, l’ataraxie émotionnelle du tireur, l'enceinte attentionnelle qui limite le monde à une cible
Il vit l’interruption du souffle, l’arrêt du mouvement thoracique. Deux secondes d’immobilité totale.
Le coup partit. La balle traversa le sommet du poteau et se ficha dans le sol.
Éjection de la douille. Théo scruta chaque geste. Elle connaissait parfaitement l’usage de cette arme.
Laure reposa l’œil sur la lunette de visée.
« Troisième poteau à droite. Il y a un nœud, une tâche sombre, » annonça Laure.
Théo eut à peine le temps d’ajuster les jumelles. La balle se ficha comme au cœur d’une cible. Une pièce de vingt centimes.
Il sentit jaillir alors en lui une joie ineffable, la certitude absolue du cadeau inestimable d’avoir rencontré son âme sœur et l’expression le surprit. Un message venu d’ailleurs.
Regards croisés.
Laure esquissa un sourire et son visage se détendit.
« Lorsque j’étais à l’université, je suis entré dans l’équipe de biathlon féminin. J’ai fait de la compétition au niveau régional puis finalement j’ai choisi le trail. J’adorais le tir tout autant que le ski mais j’étais trop indépendante et solitaire pour supporter l’encadrement au grand dépit de mes entraîneurs qui me prédisaient une belle carrière. »
Elle éjecta la douille.
« C’est une arme efficace.
–C’est un Remington 700, pas du tout le fusil de biathlon.
–Oui, je sais. Porté de neuf cents mètres. Cartouches 308 Winchester.
–Et tu tiens ça d’où ?
–Mon entraîneur était un passionné. Et nous étions assez…proches. »
Elle détourna la tête. Il n’insista pas. Un passé qu’il ne souhaitait pas connaître.
« Et comment tu es arrivé à posséder un tel arsenal ? demanda-t-elle en désignant l’armurerie.
–Les banlieues regorgent de fusils et armes en tous genres. La guerre dans l’ex Yougoslavie a éparpillé un stock monumental. On trouve tout ce qu’on veut dans les grandes agglomérations françaises. Entre Marseille, Grenoble et Lyon, je n’ai aucun mal à m’équiper.
–Tout au black, je suppose. »
Il acquiesça.
« Celui-là m’a coûté cinq cents euros avec mille cartouches, juste pour lui.
–Et tu penses que tu auras à t’en servir un jour, ici ?
–C’est possible.
–Quand ?
–Entre demain ou jamais. Si le chaos ne monte pas jusqu’ici. »
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