Une expérience (suite)
- Par Thierry LEDRU
- Le 01/12/2009
- 1 commentaire
Nathalie crie « bout de corde. »
Je n’ai pas de relais. Aucun ancrage possible, aucun point d’assurance. Impossible de rester suspendu, je dois avancer.
« Nat, détache toi et monte en même temps que moi, corde tendue. »
Pas le choix. Si un de nous deux tombe, on part.
Les yeux rivés sur les « prises »…
Léo, Léo, Léo.
Ne pas tomber. Vas-y Nat, tu peux le faire.
Garder l’équilibre, avancer en souplesse, anticiper, ne pas hésiter, ne pas rester trop longtemps sur un appui, rien ne tient longtemps, se mettre en apesanteur…La volonté comme support. Se poser sur l’énergie comme sur un socle solide. Ancrer les doigts sur la terre et des yeux tout retenir.
Un bosquet enfin. Je m’attache. J’avale la corde. Nathalie m’a toujours suivi. Bon Dieu, quelle énergie. Je me surprends à sourire. Je l’aime. J’ai une confiance totale en elle. On va s’en sortir. On va s’en sortir.
Nathalie me rejoint. Des coulées de sueur sur son visage. On ne s’est même pas arrêté pour enlever nos vestes. En pleine paroi, le soleil nous cuit, pas un souffle d’air.
« Si tu n’avais pas nettoyé les prises, je ne serais jamais passé là-dedans. C’est dingue, comment tu fais pour savoir où tu peux tenir ?
-Je ne sais pas Nat, je ne sais pas. »
Troisième longueur. A l’horizontale, pas moyen de monter, je traverse vers les arbres. On doit être cent cinquante mètres au-dessus de la rivière. J’atteins la forêt. Aucun soulagement. J’ai juste envie de courir jusqu’en haut. Ca n’est pas fini. Nathalie arrive, on enlève la corde, je fais des anneaux autour de la poitrine et on monte droit dans la pente. On crève de soif.
Un mur de ronces, d’arbustes entremêlés, rien, aucun passage, on est au pied d’une barrière végétale d’une densité invraisemblable. Aucune échappatoire.
Le calice jusqu’à la lie.
Je rentre tête baissée dans le mur, envie de tout briser, de tout détruire, de raser cette jungle d’épineux. L’impression que tout ce qui griffe et déchire s’est regroupé ici. La corde et le sac sur mon dos s’accrochent sans cesse, je dois déployer des efforts gigantesques pour gagner un mètre. Nathalie me suit dans le sillage de la tranchée que j’essaie de creuser. On est à quatre pattes, impossible de se redresser, je ne sais pas vers quoi on se dirige, comme si ça n’allait jamais s’arrêter. J’aperçois des bouts de verre, des bouteilles brisées à moitié recouvertes de terre, puis des éclats de tuiles, un grillage, un seau…Il doit y avoir une route au-dessus de nous. C’est le dépotoir du coin. Il faut monter. J’ai des étoiles devant les yeux, le cœur dans la bouche, la gorge en feu, des tremblements dans les bras. Je redescends de deux mètres avec la terre qui s’effondre sous mes pieds. La pente est toujours aussi raide, il faut prendre les ronces à pleines mains pour se hisser. J’essaie de tirer sur mes manches pour protéger ma peau mais ça ne tient pas, j’ai la rage, une haine qui me pousse vers le haut, je veux sortir de ce merdier, je rampe, je casse, j’entends Nathalie qui me suit, elle veut utiliser un bout de bois pour taper sur les ronces mais elle n’a même pas la place pour armer son bras, on est empêtré dans un amas compact, serré, d’une densité invraisemblable, toutes les plantes se sont entremêlées pour résister à la pente et à l’érosion, ce sont les racines qui retiennent le sol, il n’y a même pas de traces animales, rien, aucune sente, rien de vivant ne doit s’aventurer dans ce fouillis, sinon des souris.
« Il faut qu’on sorte de là Nathalie, j’en peux plus. »
Une église qui sonne au-dessus de nous, je devine un mur blanc.
Cinq coups.
« Putain, c’est cinq heures. Léo doit croire qu’on est mort ! »
Je recommence à tout briser, à ramper, je suis à plat ventre, je ne peux pas me redresser, je râle, je m’encourage, la corde doit être déchirée par les ronces, ma veste, le sac, les sangles, tout s’accroche et me retient. J’ai les mains en feu, déchirées, lacérées.
Là, une trouée. Une ouverture, un coin de ciel, un mur, à cinq mètres.
« Nat, y’a une sortie, je vois un mur ! »
Je saisis un tronc, je me laisse tomber sur un buisson de ronces et d’orties, j’écrase tout ce que je peux, j’ai une jambe prise dans un amas de branches, je me mets sur le dos, je me retourne, je rampe, la corde s’accroche, je me débats, je me relève, la sortie, là, juste devant moi.
J’avance à quatre pattes dans un champ. On est juste sous le mur de l’église. Je m’écroule dans l’herbe.
Je suis vidé. Je ferme les yeux. Le cœur qui bat comme un tambour.
J’entends Nathalie qui lutte encore.
Mon bras droit tressaute sans cesse.
Je n’ai plus de salive.
Et ce sourire intérieur qui me saisit.
« Viens Thierry, lève-toi, il faut qu’on trouve une voiture. »
Je me redresse en tremblant et je la suis. Je suis vidé.
Nathalie ne lâche rien.
« Il faut qu’on descende en voiture. Pas question de chercher un chemin.
-Mais t’as vu dans quel état on est ? Personne ne va nous prendre si on fait du stop.
-J’arrête la première voiture qui passe, je ne vais pas faire du stop. »
On trouve un robinet à l’entrée du cimetière. Je suis entrain de boire quand une voiture arrive sur le parking. Nathalie descend immédiatement vers la conductrice. Une moto s’arrête à son tour.
Je bois, je bois, des litres d’eau. Je regarde Nathalie qui explique la situation. Je ne sais pas ce qu’elle dit. Il lui faut deux minutes pour convaincre les deux personnes. Une femme et un homme. Un rendez-vous amoureux peut-être. Je m’approche. Nathalie explique où on a laissé la voiture. L’homme connaît l’endroit. Un quart d’heure de voiture. Ils sont d’accord pour nous descendre. Je suis estomaqué que Nathalie ait réussi à les convaincre aussi vite.
J’ai une crampe dans le bras droit. Des tremblements dans les jambes.
Nathalie doit m’aider pour enlever mon baudrier. J’ai envie de vomir.
On met des couvertures et des vieux tissus pour protéger la banquette de nos habits terreux et on part.
On explique pendant la route ce qu’on a vécu, Léo qui nous attend, qui ne sait pas si on est vivant.
Un car nous ralentit sur la route sinueuse.
« Et en plus, vous ne savez pas si votre garçon a réussi à redescendre tout seul », dit la femme.
On n’y avait même pas pensé…
Un doute effroyable. Et s’il lui était arrivé quelque chose avant qu’il ne rejoigne le chemin. J’essaie de me souvenir des obstacles qu’on avait rencontrés avant d’arriver à la cascade…Non, Léo ne peut pas tomber là-dedans, c’est impossible, pas lui.
On arrive sur le parking, tout au bout d’une piste caillouteuse. On ne voit pas Léo. Un coup au cœur, la peur, terrible, une vague qui me submerge, je descends de la voiture avant qu’elle ne soit arrêtée, je crie.
« Léo !!!
-Regarde Thierry, sa veste est là ! »
Sur le capot. Il est redescendu, il est vivant, il doit nous chercher en bas du torrent ou alors il est descendu au village pour prévenir les secours.
J’appelle encore. On réfléchit.
Je vais descendre en voiture au village. Nat va rester là. Non, je vais d’abord appeler la gendarmerie pour savoir si Léo a déclenché les secours.
« Tiens, le voilà votre garçon ! »
L’homme nous le montre du bras.
On se retourne vers le chemin.
Léo.
On court vers lui, on le prend dans nos bras, on le serre. On reste tous les trois enlacés.
« Mais où vous étiez ?
-On s’est foutu dans une galère, tu ne peux pas imaginer. On ne voulait plus descendre par le torrent.
-Ca fait combien de temps que tu es là ?
-Trois heures. J’avais décidé de casser une vitre et d’appeler les secours. J’étais remonté une dernière fois sur le chemin. Je pensais que vous alliez arriver par là. »
Toutes les explications qui déboulent en désordre.
Nos deux convoyeurs nous laissent. On les remercie chaleureusement.
On prend les gourdes dans le coffre. J’ai des crampes et les mains en feu. Elles sont lacérées. Des chapelets d’épines. J’arrive à peine à enlever mes habits.
Léo s’est assis à l’arrière. Il ne dit rien. On continue à lui expliquer tout ce qui s’est passé.
« On savait que tu devais être mort d’inquiétude. On ne pouvait pas te joindre. On a fait une autre connerie, on aurait dû te laisser la clé de la voiture, on aurait pu s’appeler. On voulait te rejoindre le plus vite possible.
-Mais si vous aviez suivi le torrent, vous seriez descendus beaucoup plus vite.
-Oui, on le sait maintenant mais on ne voulait plus retourner dans l’eau. On ne pensait pas qu’on allait tomber sur une falaise. On s’est laissé piéger. On n’a pas assez réfléchi. On est désolé Léo, su tu savais comme on a pensé à toi, tout le temps, c’était ça le pire. Se dire que tu nous croyais morts. C’est ça qui nous a donné la force d’avancer, tout le temps.
-J’aurais préféré être avec vous.
-Oui, on sait Léo. Mais on ne pouvait pas te faire descendre dans cette cascade alors qu’on avait failli y mourir tous les deux. Ca aurait été complètement dingue. Mais on sait très bien que ce que tu as vécu est encore pire. Toi, tu ne savais rien.»
S’expliquer, raconter, vider les émotions, les questionnements…Pendant la route, à la maison, pendant le repas…Le lendemain encore…
Et puis ce besoin de tout écrire.
Garder une trace. En tirer les enseignements.
Il faut des combinaisons néoprène, elles permettent de flotter et de ne pas avoir à lutter contre le poids de l’eau. Il faut faire des rappels avec une poignée de spéléo à ouverture automatique. Le descendeur d’escalade est un piège une fois qu’on est dans l’eau. La corde double de quarante-cinq mètres était trop longue et devenait trop lourde une fois gorgée d’eau. Les techniques d’alpinisme ne suffisent pas pour la pratique du canyoning. Mais elles nous ont servi pour franchir la falaise. Sans cette pratique de la montagne, on serait tombé…
Des ressources insoupçonnées. Un autre enseignement. On le savait déjà, on connaissait ce potentiel généré par la situation d’urgence.
Ce mental qui porte ce que je sais faire en montagne, ces connaissances techniques et la maîtrise de mon corps. Sans lui, je serais tombé. Mais il a également montré ses dissonances, les tourments qu’il ne sait pas contrôler.
Et cette énergie, encore là cette fois, cette force en moi qui n’est pas à moi…
La conscience d’une vie bien plus réelle que mon existence.
Commentaires
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- 1. charlotte Le 05/12/2010
Waou ... C'est horrible. Effrayant. Ca m'a fait peur... vraiment peur
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