Walter Lipmann : la fabrication du consentement

Des travaux qu'il est considérablement important de connaître et de bien garder à l'esprit...

La « fabrique du consentement » est une expression de l’essayiste américain Walter Lippmann, qui, à partir des années 1920, mettant en doute la capacité de l’homme ordinaire à se déterminer avec sagesse, a proposé que les élites savantes « assainissent » l’information avant qu’elle n’atteigne la masse.

 

WALTER LIPPMANN : LA FABRICATION DU CONSENTEMENT

 

ILLUSION CITOYENNE

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CONTROVERSE

 

Tour à tour journaliste, écrivain, commentateur et conseiller politique, l’américain Walter Lippmann aura marqué le XXe siècle en altérant irrémédiablement le visage de la démocratie. Avis aux personnes atteintes de scepticisme démocratique : vous ne trouverez aucun remède dans ces lignes. Notre homme s’est employé à esquisser des portraits cinglants de la démocratie et du citoyen dans Public Opinion (1922) et The Phantom Public (1925). Suite à cette sape des idées socialistes et démocrates, il s’attellera à « rénover » le libéralisme dans The Good Society (1937), ouvrage qui inspirera le colloque Lippmann, réunissant des partisans du libéralisme sous toutes ses formes.

L’ILLUSION DE LA DÉMOCRATIE

L’oeuvre de Lippmann porte un regard singulier sur le modèle démocratique. Son analyse s’ancre dans un contexte tant personnel qu’historique : les États du monde entier sont tiraillés entre des aspirations totalitaires et libertaires ; l’homme s’abreuve d’une littérature à la fois collectiviste et libérale. Après son passage à Harvard et son implication socialiste, le journaliste s’emparera des idées libérales de ses contemporains – son professeur et ancien socialiste Graham Wallas, les économistes Ludwig von Mises et Friedrich Hayek.

Alimenté par sa désillusion face aux principes socialistes et son rejet de la démagogie démocrate, Lippmann se livrera donc à une critique acerbe de ce qu’il appelle « la doctrine du citoyen omnicompétent01 ». Devant la complexité du monde moderne, la démocratie originelle ne peut s’appliquer qu’à un « village de campagne02 ». En d’autres mots, ceux de Bruno Latour03« ce qui était possible pour les petites cités grecques, à la limite pour les États nations, ne l’est plus par temps de mondialisation ».

Mais dans la pensée de Lippmann, c’est en réalité la figure du citoyen qui prend du plomb dans l’aile. Absorbés par l’alternance de travail et de divertissement, les supposés citoyens n’ont ni l’envie, ni la compétence, ni la vertu pour s’occuper des « affaires publiques ».

Le théâtre démocratique se jouerait donc sans son acteur principal, relégué au statut de « spectateur sourd assis dans la rangée de derrière04 ». Pour Lippmann, le rôle du public se résume en deux actions : s’aligner et se retenir d’interférer (to align without meddling).

Sa participation se limite en somme à appuyer ou rejeter la position d’un parti, à voter pour ou contre une proposition politique.

Ensuite, l’homme du peuple doit s’abstenir de jouer un rôle quelconque afin de ne pas parasiter le débat par son ignorance et ses remarques triviales. La liste s’arrête là.

Le suivisme et la retenue sont les deux grandes responsabilités politiques du citoyen.

Agir directement sur la scène politique le rendrait juge et parti, ce qui n’est pas souhaitable et entraînerait des conflits d’intérêts. En effet, dans la théorie de Lippmann, « les intérêts communs éludent entièrement l’opinion publique et ne peuvent être gérés que par une classe spécialisée dont l’intérêt personnel se situe bien au-delà du plan local.05 » L’exercice de la démocratie doit donc être confié à une classe spécialisée et avisée, une élite politique. Nous l’aurons compris : le petit s’éclipse devant les grands, l’amateur laisse travailler les professionnels.

LA CONSÉCRATION DE L’EXPERTISE

Recevoir l’appui du peuple, ça se mérite. Ou du moins ça se fabrique. Dans tous les cas, c’est un prérequis pour ceux qui gouvernent. Il s’agit d’être légitime concernant la conduite de la machine « démocratique ». Pour ce faire, il va être question pour l’élite en place (ou prétendant au pouvoir) de susciter le consentement, ou autrement dit, d’aiguiller l’opinion publique dans son sens. L’opinion publique ? C’est l’ensemble des représentations, « préjugés » et « stéréotypes » d’une population.

La réalité étant infiniment complexe, il est nécessaire de s’en forger des images mentales simplifiées, des approximations. Toute la subtilité de la « fabrication du consentement » (manufacture of consent06) réside dans la manipulation de ces « images dans la tête07 » des citoyens.

« La création du consentement n’est pas une discipline nouvelle. Elle est très ancienne et avait prétendument disparu avec l’apparition de la démocratie. Mais elle ne s’est pas éteinte. Elle a en réalité énormément gagné en technique » Walter Lippmann

S’entourer de techniciens semble indispensable pour tenir la barre de la démocratie lippmannienne09.

La classe politique convoque ainsi des spécialistes en tout genre : « statisticiens, comptables, contrôleurs de gestion, conseillers industriels, ingénieurs de toutes espèces, organisateurs scientifiques, chercheurs, scientifiques.10 » 

Pour les dirigeants, ils sont autant de moyens d’action sur le monde. Soit pour prendre la température de l’opinion publique et rester informés des événements d’importance sociétale – cette captation des faits étant réservée aux scientifiques pour garantir à tous une « communication sans malentendu11 ». Soit pour répandre des idées et valeurs via des dispositifs médiatiques considérés par le public comme des « fontaines de vérité12 ». La presse, la radio et la télévision, gérées par des professionnels, ne peuvent qu’être objectives et légitimes dans la diffusion d’informations claires et sélectionnées pour leur pertinence. Investis du statut de « sources de connaissances », les médias sont au premier plan pour toucher l’opinion publique.

Dans la logique de Walter Lippmann, cette légion d’experts est la grande garante de méthodes rigoureuses, rationnelles et surtout objectives dans le déroulement décisionnel de la démocratie. L’important reste d’éviter le choc des opinions diverses et désordonnées de la masse ignorante13 : Lippmann nous l’a appris, le citoyen et sa subjectivité ne sont plus nécessaires dans le mécanisme démocratique. Il les considère comme nuisibles. En définitive, la démocratie représentative est sévèrement ébranlée. Même le résultat d’une élection n’est plus un choix de la majorité mais le succès d’une mise en scène efficace des candidats élus14. Le citoyen obsolète est évacué du casting et n’a plus qu’à contempler les spécialistes de la politique jouer le spectacle démocratique, sur fond de raison et de vérité.

 

 

ICI, un article long très détaillé, une analyse émanant du "Monde diplomatique". Un entretien entre Daniel Mermet et Noam Chomsky. 

Edifiant. 

 

https://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/CHOMSKY/14992

 

Plus efficace encore que les dictatures

Le lavage de cerveaux en liberté

 

Rachats de grands journaux – le « Wall Street Journal » aux Etats-Unis, « Les Echos » en France – par des hommes fortunés habitués à plier la vérité au gré de leurs intérêts (lire aussi « Prédateurs de presse et marchands d’influence », par Marie Bénilde), médiatisation outrancière de M. Nicolas Sarkozy, cannibalisation de l’information par les sports, la météo et les faits divers, le tout dans une débauche de publicités : la « communication » constitue l’instrument de gouvernement permanent des régimes démocratiques. Elle est, pour eux, ce que la propagande est aux dictatures. Dans un entretien accordé au journaliste de France Inter Daniel Mermet, l’intellectuel américain Noam Chomsky analyse ces mécanismes de domination et les replace dans leur contexte historique. Il rappelle, par exemple, que les régimes totalitaires se sont appuyés sur les ressorts de la communication publicitaire perfectionnés aux Etats-Unis au lendemain de la première guerre mondiale. Au-delà, il évoque les perspectives de transformation sociale dans le monde actuel, et ce à quoi pourrait ressembler l’utopie pour ceux qui, malgré la pédagogie de l’impuissance martelée par les médias, n’ont pas renoncé à changer le monde.

par Noam Chomsky 

 

Commençons par la question des médias. En France, en mai 2005, lors du référendum sur le traité de Constitution européenne, la plupart des organes de presse étaient partisans du « oui », et cependant 55 % des Français ont voté « non ». La puissance de manipulation des médias ne semble donc pas absolue. Ce vote des citoyens représentait-il aussi un « non » aux médias ?

Le travail sur la manipulation médiatique ou la fabrique du consentement fait par Edward Herman et moi n’aborde pas la question des effets des médias sur le public (1). C’est un sujet compliqué, mais les quelques recherches en profondeur menées sur ce thème suggèrent que, en réalité, l’influence des médias est plus importante sur la fraction de la population la plus éduquée. La masse de l’opinion publique paraît, elle, moins tributaire du discours des médias.

Prenons, par exemple, l’éventualité d’une guerre contre l’Iran : 75 % des Américains estiment que les Etats-Unis devraient mettre un terme à leurs menaces militaires et privilégier la recherche d’un accord par voie diplomatique. Des enquêtes conduites par des instituts occidentaux suggèrent que l’opinion publique iranienne et celle des Etats-Unis convergent aussi sur certains aspects de la question nucléaire : l’écrasante majorité de la population des deux pays estime que la zone s’étendant d’Israël à l’Iran devrait être entièrement débarrassée des engins de guerre nucléaires, y compris ceux que détiennent les troupes américaines de la région. Or, pour trouver ce genre d’information dans les médias, il faut chercher longtemps.

Quant aux principaux partis politiques des deux pays, aucun ne défend ce point de vue. Si l’Iran et les Etats-Unis étaient d’authentiques démocraties à l’intérieur desquelles la majorité détermine réellement les politiques publiques, le différend actuel sur le nucléaire serait sans doute déjà résolu. Il y a d’autres cas de ce genre.

Concernant, par exemple, le budget fédéral des Etats-Unis, la plupart des Américains souhaitent une réduction des dépenses militaires et une augmentation, en revanche, des dépenses sociales, des crédits versés aux Nations unies, de l’aide économique et humanitaire internationale, et enfin l’annulation des baisses d’impôts décidées par le président George W. Bush en faveur des contribuables les plus riches.

Sur tous ces sujets-là, la politique de la Maison Blanche est totalement contraire aux réclamations de l’opinion publique. Mais les enquêtes qui relèvent cette opposition publique persistante sont rarement publiées dans les médias. Si bien que les citoyens sont non seulement écartés des centres de décision politique, mais également tenus dans l’ignorance de l’état réel de cette même opinion publique.

Il existe une inquiétude internationale relative à l’abyssal « double déficit » des Etats-Unis : le déficit commercial et le déficit budgétaire. Or ceux-ci n’existent qu’en relation étroite avec un troisième déficit : le déficit démocratique, qui ne cesse de se creuser, non seulement aux Etats-Unis, mais plus généralement dans l’ensemble du monde occidental.

Chaque fois qu’on demande à un journaliste vedette ou à un présentateur d’un grand journal télévisé s’il subit des pressions, s’il lui arrive d’être censuré, il réplique qu’il est entièrement libre, qu’il exprime ses propres convictions. Comment fonctionne le contrôle de la pensée dans une société démocratique ? En ce qui concerne les dictatures, nous le savons.

Quand des journalistes sont mis en cause, ils répondent aussitôt : « Nul n’a fait pression sur moi, j’écris ce que je veux. » C’est vrai. Seulement, s’ils prenaient des positions contraires à la norme dominante, ils n’écriraient plus leurs éditoriaux. La règle n’est pas absolue, bien sûr ; il m’arrive moi-même d’être publié dans la presse américaine, les Etats-Unis ne sont pas un pays totalitaire non plus. Mais quiconque ne satisfait pas certaines exigences minimales n’a aucune chance d’être pressenti pour accéder au rang de commentateur ayant pignon sur rue.

C’est d’ailleurs l’une des grandes différences entre le système de propagande d’un Etat totalitaire et la manière de procéder dans des sociétés démocratiques. En exagérant un peu, dans les pays totalitaires, l’Etat décide de la ligne à suivre et chacun doit ensuite s’y conformer. Les sociétés démocratiques opèrent autrement. La « ligne » n’est jamais énoncée comme telle, elle est sous-entendue. On procède, en quelque sorte, au « lavage de cerveaux en liberté ». Et même les débats « passionnés » dans les grands médias se situent dans le cadre des paramètres implicites consentis, lesquels tiennent en lisière nombre de points de vue contraires.

Le système de contrôle des sociétés démocratiques est fort efficace ; il instille la ligne directrice comme l’air qu’on respire. On ne s’en aperçoit pas, et on s’imagine parfois être en présence d’un débat particulièrement vigoureux. Au fond, c’est infiniment plus performant que les systèmes totalitaires.

Prenons, par exemple, le cas de l’Allemagne au début des années 1930. On a eu tendance à l’oublier, mais c’était alors le pays le plus avancé d’Europe, à la pointe en matière d’art, de sciences, de techniques, de littérature, de philosophie. Puis, en très peu de temps, un retournement complet est intervenu, et l’Allemagne est devenue l’Etat le plus meurtrier, le plus barbare de l’histoire humaine.

Tout cela s’est accompli en distillant de la peur : celle des bolcheviks, des Juifs, des Américains, des Tziganes, bref, de tous ceux qui, selon les nazis, menaçaient le cœur de la civilisation européenne, c’est-à-dire les « héritiers directs de la civilisation grecque ». En tout cas, c’est ce qu’écrivait le philosophe Martin Heidegger en 1935. Or la plupart des médias allemands qui ont bombardé la population avec des messages de ce genre ont repris les techniques de marketing mises au point... par des publicitaires américains.

N’oublions pas comment s’impose toujours une idéologie. Pour dominer, la violence ne suffit pas, il faut une justification d’une autre nature. Ainsi, lorsqu’une personne exerce son pouvoir sur une autre – que ce soit un dictateur, un colon, un bureaucrate, un mari ou un patron –, elle a besoin d’une idéologie justificatrice, toujours la même : cette domination est faite « pour le bien » du dominé. En d’autres termes, le pouvoir se présente toujours comme altruiste, désintéressé, généreux.

Quand la violence d’Etat ne suffit plus

Dans les années 1930, les règles de la propagande nazie consistaient, par exemple, à choisir des mots simples, à les répéter sans relâche, et à les associer à des émotions, des sentiments, des craintes. Quand Hitler a envahi les Sudètes [en 1938], ce fut en invoquant les objectifs les plus nobles et charitables, la nécessité d’une « intervention humanitaire » pour empêcher le « nettoyage ethnique » subi par les germanophones, et pour permettre que chacun puisse vivre sous l’« aile protectrice » de l’Allemagne, avec le soutien de la puissance la plus en avance du monde dans le domaine des arts et de la culture.

En matière de propagande, si d’une certaine manière rien n’a changé depuis Athènes, il y a quand même eu aussi nombre de perfectionnements. Les instruments se sont beaucoup affinés, en particulier et paradoxalement dans les pays les plus libres du monde : le Royaume-Uni et les Etats-Unis. C’est là, et pas ailleurs, que l’industrie moderne des relations publiques, autant dire la fabrique de l’opinion, ou la propagande, est née dans les années 1920.

Ces deux pays avaient en effet progressé en matière de droits démocratiques (vote des femmes, liberté d’expression, etc.) à tel point que l’aspiration à la liberté ne pouvait plus être contenue par la seule violence d’Etat. On s’est donc tourné vers les technologies de la « fabrique du consentement ». L’industrie des relations publiques produit, au sens propre du terme, du consentement, de l’acceptation, de la soumission. Elle contrôle les idées, les pensées, les esprits. Par rapport au totalitarisme, c’est un grand progrès : il est beaucoup plus agréable de subir une publicité que de se retrouver dans une salle de torture.

Aux Etats-Unis, la liberté d’expression est protégée à un degré que je crois inconnu dans tout autre pays du monde. C’est assez récent. Dans les années 1960, la Cour suprême a placé la barre très haut en matière de respect de la liberté de parole, ce qui exprimait, à mon avis, un principe fondamental établi dès le XVIIIe siècle par les valeurs des Lumières. La position de la Cour fut que la parole était libre, avec pour seule limite la participation à un acte criminel. Si, par exemple, quand je rentre dans un magasin pour le dévaliser, un de mes complices tient une arme et que je lui dis : « Tire ! », ce propos n’est pas protégé par la Constitution. Pour le reste, le motif doit être particulièrement grave avant que la liberté d’expression soit mise en cause. La Cour suprême a même réaffirmé ce principe en faveur de membres du Ku Klux Klan.

En France, au Royaume-Uni et, me semble-t-il, dans le reste de l’Europe, la liberté d’expression est définie de manière très restrictive. A mes yeux, la question essentielle est : l’Etat a-t-il le droit de déterminer ce qu’est la vérité historique, et celui de punir qui s’en écarte ? Le penser revient à s’accommoder d’une pratique proprement stalinienne.

Des intellectuels français ont du mal à admettre que c’est bien là leur inclination. Pourtant, le refus d’une telle approche ne doit pas souffrir d’exception. L’Etat ne devrait avoir aucun moyen de punir quiconque prétendrait que le Soleil tourne autour de la Terre. Le principe de la liberté d’expression a quelque chose de très élémentaire : ou on le défend dans le cas d’opinions qu’on déteste, ou on ne le défend pas du tout. Même Hitler et Staline admettaient la liberté d’expression de ceux qui partageaient leur point de vue...

J’ajoute qu’il y a quelque chose d’affligeant et même de scandaleux à devoir débattre de ces questions deux siècles après Voltaire, qui, comme on le sait, déclarait : « Je défendrai mes opinions jusqu’à ma mort, mais je donnerai ma vie pour que vous puissiez défendre les vôtres. » Et c’est rendre un bien triste service à la mémoire des victimes de l’Holocauste que d’adopter une des doctrines fondamentales de leurs bourreaux.

Dans un de vos livres, vous commentez la phrase de Milton Friedman : « Faire des profits est l’essence même de la démocratie »...

A vrai dire, les deux choses sont tellement contraires qu’il n’y a même pas de commentaire possible... La finalité de la démocratie, c’est que les gens puissent décider de leur propre vie et des choix politiques qui les concernent. La réalisation de profits est une pathologie de nos sociétés, adossée à des structures particulières. Dans une société décente, éthique, ce souci du profit serait marginal. Prenez mon département universitaire [au Massachusetts Institute of Technology] : quelques scientifiques travaillent dur pour gagner beaucoup d’argent, mais on les considère un peu comme des marginaux, des gens perturbés, presque des cas pathologiques. L’esprit qui anime la communauté académique, c’est plutôt d’essayer de faire des découvertes, à la fois par intérêt intellectuel et pour le bien de tous.

Dans l’ouvrage qui vous est consacré aux éditions de L’Herne, Jean Ziegler écrit : « Il y a eu trois totalitarismes : le totalitarisme stalinien, nazi et maintenant c’est Tina (2). » Compareriez-vous ces trois totalitarismes ?

Je ne les mettrais pas sur le même plan. Se battre contre « Tina », c’est affronter une emprise intellectuelle qu’on ne peut pas assimiler aux camps de concentration ni au goulag. Et, de fait, la politique des Etats-Unis suscite une opposition massive à l’échelle de la planète. L’Argentine et le Venezuela ont jeté le Fonds monétaire international (FMI) dehors. Les Etats-Unis ont dû renoncer à ce qui était encore la norme il y a vingt ou trente ans : le coup d’Etat militaire en Amérique latine. Le programme économique néolibéral, qui a été imposé de force à toute l’Amérique latine dans les années 1980 et 1990, est aujourd’hui rejeté dans l’ensemble du continent. Et on retrouve cette même opposition contre la globalisation économique à l’échelle mondiale.

Le mouvement pour la justice, qui est sous les feux des projecteurs médiatiques lors de chaque Forum social mondial, travaille en réalité toute l’année. C’est un phénomène très nouveau dans l’histoire, qui marque peut-être le début d’une vraie Internationale. Or son principal cheval de bataille porte sur l’existence d’une solution de rechange. D’ailleurs, quel meilleur exemple de globalisation différente que le Forum social mondial ? Les médias hostiles appellent ceux qui s’opposent à la globalisation néolibérale les « antimondialistes », alors qu’ils se battent pour une autre mondialisation, la mondialisation des peuples.

On peut observer le contraste entre les uns et les autres, parce que, au même moment, a lieu, à Davos, le Forum économique mondial, qui travaille à l’intégration économique planétaire, mais dans le seul intérêt des financiers, des banques et des fonds de pension. Puissances qui contrôlent aussi les médias. C’est leur conception de l’intégration globale, mais au service des investisseurs. Les médias dominants considèrent que cette intégration est la seule qui mérite, en quelque sorte, l’appellation officielle de mondialisation.

Voilà un bel exemple du fonctionnement de la propagande idéologique dans les sociétés démocratiques. A ce point efficace que même des participants au Forum social mondial acceptent parfois le qualificatif malintentionné d’« antimondialistes ». A Porto Alegre, je suis intervenu dans le cadre du Forum, et j’ai participé à la Conférence mondiale des paysans. Ils représentent à eux seuls la majorité de la population de la planète...

On vous range dans la catégorie des anarchistes ou des socialistes libertaires. Dans la démocratie telle que vous la concevez, quelle serait la place de l’Etat ?

On vit dans ce monde, pas dans un univers imaginaire. Dans ce monde, il existe des institutions tyranniques, ce sont les grandes entreprises. C’est ce qu’il y a de plus proche des institutions totalitaires. Elles n’ont, pour ainsi dire, aucun compte à rendre au public, à la société ; elles agissent à la manière de prédateurs dont d’autres entreprises seraient les proies. Pour s’en défendre, les populations ne disposent que d’un seul instrument : l’Etat. Or ce n’est pas un bouclier très efficace, car il est, en général, étroitement lié aux prédateurs. A une différence, non négligeable, près : alors que, par exemple, General Electric n’a aucun compte à rendre, l’Etat doit parfois s’expliquer auprès de la population.

Quand la démocratie se sera élargie au point que les citoyens contrôleront les moyens de production et d’échange, qu’ils participeront au fonctionnement et à la direction du cadre général dans lequel ils vivent, alors l’Etat pourra disparaître petit à petit. Il sera remplacé par des associations volontaires situées sur les lieux de travail et là où les gens vivent.

Est-ce les soviets ?

C’étaient les soviets. Mais la première chose que Lénine et Trotski ont détruit, sitôt après la révolution d’Octobre, ce sont les soviets, les conseils ouvriers et toutes les institutions démocratiques. Lénine et Trotski ont été à cet égard les pires ennemis du socialisme au XXe siècle. En tant que marxistes orthodoxes, ils ont estimé qu’une société retardataire comme la Russie de leur époque ne pouvait pas passer directement au socialisme avant d’être précipitée de force dans l’industrialisation.

En 1989, au moment de l’effondrement du système communiste, j’ai pensé que cet effondrement représentait, paradoxalement, une victoire pour le socialisme. Car le socialisme tel que je le conçois implique, au minimum, je le répète, le contrôle démocratique de la production, des échanges et des autres dimensions de l’existence humaine.

Toutefois, les deux principaux systèmes de propagande se sont accordés pour dire que le système tyrannique institué par Lénine et Trotski, puis transformé en monstruosité politique par Staline, était le « socialisme ». Les dirigeants occidentaux ne pouvaient qu’être enchantés par cet usage absurde et scandaleux du terme, qui leur a permis pendant des décennies de diffamer le socialisme authentique.

Avec un enthousiasme identique, mais de sens contraire, le système de propagande soviétique a tenté d’exploiter à son profit la sympathie et l’engagement que suscitaient pour beaucoup de travailleurs les idéaux socialistes authentiques.

N’est-il pas vrai que toutes les formes d’auto-organisation selon les principes anarchistes se sont finalement effondrées ?

Il n’y a pas de « principes anarchistes » fixes, une sorte de catéchisme libertaire auquel il faudrait prêter allégeance. L’anarchisme, du moins tel que je le comprends, est un mouvement de la pensée et de l’action humaines qui cherche à identifier les structures d’autorité et de domination, à leur demander de se justifier et, dès qu’elles en sont incapables, ce qui arrive fréquemment, à tenter de les dépasser.

Loin de s’être « effondré », l’anarchisme, la pensée libertaire, se porte très bien. Il est à la source de nombreux progrès réels. Des formes d’oppression et d’injustice qui étaient à peine reconnues, et encore moins combattues, ne sont plus admises. C’est une réussite, une avancée pour l’ensemble du genre humain, pas un échec.

(Propos recueillis par Daniel Mermet, revus et corrigés par l’auteur.)

Noam Chomsky

Professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Boston, Etats-Unis. Auteur notamment de Les Etats manqués. Abus de puissance et déficit démocratique, Fayard, Paris, 2007. La plupart des textes de Noam Chomsky sont disponibles sur son site Internet.

 

Je mets un petit "corrigé" ici par rapport à la fameuse phrase de Voltaire...Elle n'est pas de lui...

En ce début d’année,bra07058 où nos valeurs républicaines viennent d’être violemment attaquées, la référence à Voltaire qui, au XVIIIe siècle, s’est battu pour la liberté d’expression, est quasi systématique. Le problème, c’est qu’on attribue souvent au philosophe de la tolérance des mots qu’il n’a jamais écrits ni prononcés. La fameuse phrase : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire » en est le meilleur exemple.

 

Celles et ceux qui ont décerné cette citation à Voltaire, et l’ont copieusement répandue sous son nom, se basent sur une lettre datant du 6 février 1770. Voltaire se serait adressé à l’abbé Le Riche en ces termes : « Monsieur l’abbé, je déteste ce que vous écrivez, mais je donnerai ma vie pour que vous puissiez continuer à écrire. » Si l’existence de cette missive a été avérée, la phrase n’y figure pas, ni même l’idée ! C’est ce qu’on appelle une citation « apocryphe », dont l’authenticité n’est pas établie.

Mais alors, à qui la faute ? Pas à Rousseau, ni à Voltaire lui-même, comme dans la chanson de Gavroche, mais à l’Anglaise Evelyn Beatrice Hall qui, dans un livre, The Friends of Voltaire, publié en 1906 sous le pseudonyme de S. G. Tallentyre, utilisa la célèbre formule pour résumer la pensée voltairienne. « « I disapprove of what you say, but I will defend to the death your right to say it », was his attitude now », écrit-elle. Elle confirmera par la suite que c’était sa propre expression et qu’elle n’aurait pas dû être mise entre guillemets. Qu’elle soit due à la maladresse de l’auteur ou de l’éditeur, la citation a été rapidement traduite en français avant de connaître le succès que l’on sait.

Si la devise n’est pas de Voltaire, il n’en demeure pas moins qu’elle illustre sa philosophie, telle qu’elle paraît notamment dans ses Questions sur l’Encyclopédie : « J’aimais l’auteur du livre de l’Esprit (Helvétius). Cet homme valait mieux que tous ses ennemis ensemble ; mais je n’ai jamais approuvé ni les erreurs de son livre, ni les vérités triviales qu’il débite avec emphase. J’ai pris son parti hautement, quand des hommes absurdes l’ont condamné pour ces vérités mêmes. »

Une autre citation apocryphe de Voltaire a été reprise en janvier 2014 dans le cadre de l’affaire Dieudonné : « Pour savoir qui vous dirige vraiment, il suffit de regarder ceux que vous ne pouvez pas critiquer. » En réalité, c’est un écrivain controversé américain, Kevin Alfred Strom, qui en revendique la paternité sur son site internet.

 Sandrine Campese

 

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