A COEUR OUVERT : 5 heures du matin

J'ai un livre sur le feu. J'ai ouvert les yeux il y a une heure déjà. Impossible de me rendormir. Toutes les scènes sont en moi, chaque parole, les paysages, les émotions, toutes les paroles à dire. J'ai un livre à écrire. Il existe déjà en moi mais il faut qu'il vienne au monde. On ne garde pas un enfant en soi. On le met au monde, on l'accompagne, on l'aide à grandir. Il faut que j'écrive, c'est comme une brûlure et je l'attise, elle est mon délice, ma source enflammée. 

La musique en boucle.

 

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Il arriva à la Godivelle vers vingt heures. Une lumière rasante sur les monts et les bois, des nuages blancs qui erraient comme des pensées disparates, il imagina que les cieux observaient la terre et commentaient le spectacle. Un sourire intérieur en constatant que la paix en lui était revenue. Peut-être le retour à cette terre, l’éloignement de la ville… Il avait senti dans la voiture que les routes se vidant, à mesure qu’il prenait de l’altitude, l’apaisement l’avait envahi, lentement, comme s’il était sorti d’un mauvais rêve et qu’il s’était éveillé. Dans les derniers kilomètres, il n’avait croisé aucun véhicule. Les vallonnements dévoilaient de nouveaux paysages, des houles de colline figées, des creux protégés des vents furibonds, des bois serrés comme des retranchements de silence, les traversées de villages s’étaient raréfiées, il ne restait parfois que les lignes électriques et cette route pour marquer l’empreinte des hommes. Il avait senti s’installer une douce torpeur, une hypnose délicieuse, sans pour autant devenir inattentif à la conduite. Comme un dédoublement de son activité cérébrale.

Il conduisit jusqu’au village et passa devant l’épicerie. Fermée. De la lumière dans la partie habitée. Il n’osa pas aller frapper. Une douleur au ventre. Il reprit la route jusqu’au hameau. 

L’air était frais quand il sortit de la voiture. Un parfum d’espace, quelque chose d’inexplicable qui l’emplissait, il prit une longue inspiration.

Il s’arrêta à l’entrée du terrain et regarda la maison. Ancrée comme un rocher, tassée comme un dolmen. Indéracinable. Combien d’humains ces pierres avaient-elles entendus, combien de pieds avaient foulé cette terre, combien de mains s’étaient posées sur ce grain millénaire ? Combien de temps resterait-il là ? Un doute qui s’insinuait. Comme si déjà, il appartenait à ce lieu, comme si cette vie ancestrale coulait en lui, un flux séculaire…Il comprenait soudainement l’attachement des gens à une terre. Il se souvenait d’un Breton qui avait travaillé dans l’usine de son père. Il ne parlait que de sa terre natale. Il avait fini par y retourner. C’était plus fort que tout.

Il se fit un plat de légumes verts et deux tranches de saucisson aux noix. Un yaourt de « David et Totoche », confiture de groseilles. Il fit la vaisselle, l’essuya et la rangea dans le buffet. Il défit sa valise, plia ses habits dans la commode. Il écoutait le disque de Johann Johannson. Le blog de Diane en donnait le titre exact. Il l’avait chargé sur un site en ligne. Parfois, il devait s’arrêter tant les émotions le submergeaient, des envolées symphoniques alternant avec des plages de ressac apaisé. Il finit par s’asseoir dans le fauteuil pour écouter, les yeux fermés. Ne plus s’agiter. Comment avait-il pu passer à côté de ça aussi longtemps ?  

Il regretta ses reproches, ils étaient inutiles, tout comme il ne servait à rien de vouloir comprendre ce qui s’était produit. Puisque cela le projetait en arrière alors que le temps présent s’offrait à lui. Il devait rester réceptif et ne pas s’encombrer. Être là, simplement. Abandonner les quêtes temporelles, ne rien vouloir, laisser venir les réponses, comme des bêtes apaisées qui n’ont plus peur, tendre l’esprit comme une main ouverte, laisser les révélations s’approcher d’elles-mêmes, le respirer, s’habituer à lui, prendre confiance, s’asseoir dans le silence et s’abandonner au présent. C’est là que la vie prenait forme, tout le reste n’était qu’une litanie de commentaires, des couvertures sombres, épaisses, irritantes, il n’avait même pas à vouloir repousser ces masses invalidantes, c’était encore une volonté emplie de peur, juste être là, réceptif, ouvert, apaisé. Cette idée qu’il avait constamment vécu avec un temps de retard, qu’il s’était contenté de commenter les évènements et de ne jamais les vivre en pleine conscience, qu’il avait couru après le temps en s’agitant pour combler le vide, que le présent en lui n’avait jamais été autre chose qu’un passé à corriger, qu’une accumulation de réactions entachées de la nausée du temps qui s’enfuit et de l’inquiétude du temps à venir. Il avait vécu tout en espérant vivre mais sans jamais être là.  

Il se laissa couler.

Comme une pulsation naissante, infime, dérisoire, puis des crépitements d’étincelles qui jaillissent et s’éteignent, se ravivent, se propagent, s’entretiennent, une énergie qui se répand et les pulsations qui s’étendent, se renforcent, les flux électriques nourrissent le cœur de l’étoile, des courants de matière liquide déboulent sous la surface, des flots qui gorgent le lit des veines, les pulsations prennent une ampleur insoupçonnée, les étincelles sont devenues des flux constants qui ruissellent, tous reliés dans une aura fabuleuse, une couronne lumineuse qui s’agite, palpite, respire.

Il sentit dans sa poitrine des chaleurs qui l’inquiétèrent et il ouvrit les yeux. Aucun repère, aucune connaissance antérieure, et la peur de l’inconnu qui survient, il devinait des résistances à franchir, des avancées à vivre, non pas dans la maîtrise des choses mais dans l’abandon serein, une confiance à découvrir.  

Il ne savait pas combien de temps il avait dormi. Il ne se souvenait même pas avoir éteint la lumière. La musique tournait en boucle et l’écran de l’ordinateur diffusait dans la pièce une clarté de lune. Il se leva péniblement du fauteuil.

« C’est plus de ton âge de dormir là-dedans. »

Il rejoignit la chambre, se déshabilla laborieusement, l’esprit engourdi. Il chercha à saisir les images disparues. Il n’en restait rien. Juste cette chaleur dans sa poitrine, comme un feu secret qui brûlerait sans matière. Aucune inquiétude en lui, l’inexpliqué devenait l’habitude, il se laissait porter. L’instant présent. Il se coucha avec les deux mots qui se renvoyaient leur écho."

 

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