A CŒUR OUVERT : crise et simplicité volontaire

Coeurouvertwhite" Simplicité volontaire ?

- Vous n’en avez jamais entendu parler ?

- Je n’ai connu que la complexité volontaire, dans une totale inconscience, répondit-il avec amertume. C’est en tout cas l’image que j’en aie aujourd’hui.

- Pour moi, la simplicité volontaire est la seule issue. C'est-à-dire l’élimination du superflu, non pas sous les effets dévastateurs d’une crise mais de façon anticipée afin justement d’éviter que la crise l’emporte. C’est juste du bon sens en fait. Mais ce monde moderne a renié le bon sens. Il n’use que de sa logique. Nous ne parvenons même plus à élaborer en nous une vision globale, un inventaire du désastre, nous les percevons chacun séparément, nous nous en occupons et délaissons dès lors tous les autres, c’est un piège sans fin. Il n’y a plus qu’une seule solution : aller consciemment vers la simplicité volontaire afin que les problèmes disparaissent d’eux-mêmes, par effacement, juste parce qu’ils ne seront plus activés.

- Mais sans ce monde moderne, je serais déjà mort aujourd’hui, contesta-t-il avec gêne.

- Je le sais bien et loin de moi l’idée de rejeter les progrès technologiques. Ce ne sont pas les améliorations qui sont contestables mais l’usage qui en est fait. Dès lors que les progrès ne sont pas précédés d’une réflexion existentielle sur ce qu’ils vont apporter ou les risques qu’ils contiennent, ils deviennent l’étendard de la croissance. Il ne s’agit pas de faire mieux mais surtout de faire plus. Sans se préoccuper le moins du monde d’être. Mais dans ce cas-là, l’individu est la proie du progrès au lieu d’être son maître. Le gaspillage des ressources naturelles est le symbole le plus terrifiant de ce fonctionnement. On court à l’épuisement.

- Est-ce qu’il reste un avenir ?

- L'avenir de l'humanité ? C'est bien simple, elle l'a déjà tellement rogné qu'il ne reste plus que l'os. On entend souvent parler du « pic de pétrole » mais "le pic de survie" finira par s’imposer. C’est inéluctable. Soit on continue à procréer pour préserver la fameuse croissance et on fonce la tête dans le mur, soit on abandonne ce fonctionnement et on inverse la courbe démographique. Mais le choc, dans un cas comme dans l'autre, est inimaginable. La seule différence, c'est la possibilité du choix ou l'abandon. Il arrivera un jour où mettre au monde un enfant relèvera d'un crime prémédité.

- Personne ne parviendra à limiter la population. C’est impossible.

- C’est à chaque individu de le décider. Les décideurs politiques, quels qu’ils soient, ne sont que les bras armés de la croissance.

- Pourquoi dites-vous que l’humanité continue à procréer pour préserver la croissance ? Ça n’est pas l’idée que les gens se font lorsqu’ils décident d’avoir un enfant.

- Non, bien sûr, ils ne pensent pas à la conséquence planétaire de leurs actes et si je n’avais pas été stérile, j’aurais certainement aimé avoir un enfant avec Tyler. Mais les choses évoluent terriblement vite et il est plus que temps de réfléchir à cet acte de procréation au-delà de l’amour parental. C’est à l’amour pour la planète que nous devons penser. L’amour de la vie. Et l’humanité en est devenue l’ennemie. Elle est la seule espèce vivante à mettre en danger l’ensemble du monde vivant. Nous n’avons plus le droit de vivre en vase clos dans nos ego. Ce temps-là est fini. Regardez maintenant le conditionnement phénoménal que nous absorbons au regard de cette idée d’enfantement. Les petites filles sont de futures mères consommatrices et les petits garçons sont de futurs pères consommateurs. Une famille nombreuse consomme beaucoup plus qu’un célibataire. Et même les célibataires fortunés, il faut bien les remplacer à leur mort. Aucun état ne prônera jamais la limitation des naissances. C'est à chaque couple d'y réfléchir. Les deux jeunes qui vont acheter la maison ne veulent pas d’enfants. Cela aussi fait partie, pour eux, du concept de simplicité volontaire. Ne pas renforcer le poids que supporte la planète.

- On pourrait aussi penser que c’est égoïste. Si nos parents avaient pensé de cette façon, nous ne serions pas là.

- Ils n’avaient pas à le faire mais le temps d’apprendre à vivre en osmose avec le phénomène vivant est venu. Et cette osmose passera nécessairement par une diminution énorme de notre impact. Dans ce processus d’inversion de la population, la mondialisation s’effondrera. Il n’y aura plus assez de consommateurs, ni même de bras pour la maintenir. Les économies régionales prendront le pas. Des échanges à échelle humaine et non à échelle financière. Comme cela existait il y a un siècle. Cela ne signifie pas pour autant une régression. Les technologies ne disparaîtront pas. C’est juste le nombre de personnes lucides à en bénéficier qui rétablira l’équilibre. Il faut une technologie au service de la vie et non de la croissance matérielle. Il serait fou et criminel d’attendre des conflits mondiaux ou des épidémies planétaires ou d‘autres catastrophes pour limiter cet impact du nombre. C’est aux humains de le décider.

- Vous avez l’air d’avoir grandement réfléchi à tout ça. Et c’est vrai que si je pense à mon activité au sein de mon entreprise, je n’envisageais que la croissance du chiffre d’affaire. Je ne me suis jamais soucié des effets sur la planète.

- Votre cœur a bien fait de vous lâcher alors ! lança-t-elle avec un sourire radieux.

- Vous êtes bien la première personne à voir les choses comme ça.

- Non, vous m’avez devancé. »

Il plissa le front, cherchant à comprendre.

« Vous ne seriez pas là. Vous auriez tenté à tout prix de reprendre votre vie.

- Oui, effectivement, on peut voir les choses de cette façon mais malgré tout, je n’ai pas le souvenir d’avoir pris beaucoup de décisions volontaires depuis que j’ai retrouvé mon autonomie. L’impression même que je suis embarqué dans un courant que je ne contrôle pas.

- Et cela vous inquiète ?

- Non.

- Alors tout va bien. »

Elle avait sorti deux assiettes et des couverts. Elle lui demanda de couper deux tranches de pain. Elle posa un pichet d’eau du robinet sur la table.

Il s’installa face à elle. Elle servit.

« Poivrons, aubergines, échalotes, épices et légumineuses, pain bio cuit au four, fromage du pays, eau de source.

- Je me suis mis à la cuisine dernièrement mais je ne suis pas aussi imaginatif. Et sûrement pas aussi doué dans mes choix de produits. »

Il goûta.

« Délicieux.

- Merci. J’ai passé les années parisiennes et les heures dans les hôtels, les halls de gare ou d’aéroport à manger des produits infâmes. Je n’y faisais pas attention. Trop de stress. C’est absurde étant donné que je me détruisais encore plus en y ajoutant la malbouffe.

- Pas mieux pour moi. Et le stress, j’en ai mangé jusqu’à la nausée.

- Racontez-moi. »

Il la regarda, but un grand verre d’eau.

« Aujourd’hui, quand je pense à ce que j’ai vécu, j’en arrive à éprouver de la honte. Non pas, pour ce que j’ai fait, pas pour le mal que j’ai causé, les erreurs stratégiques ou l’inattention envers mes proches, pas pour tout ce que j’ai oublié de vivre mais bien plus profondément pour cette impression de gâchis par rapport à la vie. Je ne sais pas trop comment l’expliquer en fait. Dans une vie, on peut regretter des décisions, des choix, des actes, mais tout ça reste au niveau des événements et il est bien souvent possible de corriger le tir. Moi, ce que je ressens, c’est bien au-delà de ces événements. C’est comme si j’avais trahi l’existence, cette vie qui m’a été donnée. Vous comprenez ? »

Cette chaleur dans son ventre, ces frissonnements qui coulaient en elle comme un délice infini. Elle aimait sa voix, ses yeux, la largeur de ses mains, elle se surprenait à lui porter un regard d’adolescente et s’en amusait. Ce plaisir immense d’échanger avec lui, cette impression de l’avoir attendu pendant très longtemps.

« Oui, tout à fait. Vous n’êtes plus simplement dans l’observation visible des conséquences de vos actes mais dans l’observation spirituelle de votre indifférence au regard du phénomène vivant. Chacun de nos actes devraient se référer à ce phénomène. Nous devrions nous interroger sur ce que la vie penserait de ce que nous pensons, de ce que nous projetons de faire ou de ce que nous accomplissons. Mais ça ne me dit pas ce que vous avez vécu. »

Il raconta en détail son parcours d’entrepreneur, de financier, sa vie avec Alice, la naissance de Chloé, les dernières années, la lutte pour s’imposer sur le marché.

« Et puis, j’ai eu cet infarctus, aucun signe précurseur. C’est Philippe, mon associé, qui m’a sauvé.

- Vous n’aviez jamais eu de problèmes avant ?

- Non, rien, absolument rien.

- C’est impressionnant alors. Personne n’est à l’abri en fait.

- Il faut croire. Mais pas grand monde n’y pense. Ou alors, c’est l’angoisse qui l’emporte, ce qui ne vaut guère mieux.

- Et ensuite ?

- J’ai vendu l’entreprise à Philippe. Il le méritait amplement pour son travail de toute façon. Après l’implantation de la prothèse, j'ai vécu un basculement total, foudroyant, incompréhensible. Je me souviens très bien des premières heures. Pas de douleurs insupportables, j’étais sous morphine, je suppose. Je n’ai rien demandé. Le chirurgien est passé, tout allait bien, ils étaient très satisfaits et je m’en moquais. Sans comprendre pourquoi. Un détachement totalement fou. J’ai d’ailleurs pensé que j’étais fou ou que mon cerveau n’avait pas été assez oxygéné pendant l'opération. J’aurais dû être rempli de joie et de reconnaissance, j'avais imaginé le pire, je savais que ça pouvait mal se terminer. Et puis, là, peu à peu, dans la solitude de ma chambre, je me suis aperçu qu’il n’y avait aucune joie en moi, même pas l’once d’un soulagement. Rien. Absolument rien. Aucun désir de reprendre le travail, aucune projection sur l’avenir, aucune interrogation sur le devenir de cette prothèse de cœur, sur ma récupération, le suivi médical...Rien. Un grand vide et pourtant une présence indéfinissable. J'étais là. Mais je ne sais pas comment le décrire. C’était comme si je découvrais le fait de vivre et que je devais me contenter d’enregistrer tout ce que je percevais dans l’instant.

- Rien d’étonnant pour moi. L’effleurement avec la mort révèle la vie de l’instant.

- Oui, c’est exactement ça. La vie de l’instant. D’ailleurs, la première fois qu’on m’a laissé sortir dans le parc, je me suis assis sur un banc et j’ai regardé des pigeons. Ça n’a l’air de rien mais vous n’imaginez pas à quel point c’était stupéfiant pour moi. Je regardais le balancement de leur cou quand ils marchent, j’essayais de les reconnaître, d’identifier leurs différences de plumage, de voir si certains restaient proches, si des couples étaient constitués, comment ils repéraient leur nourriture et puis j’ai fini par ne plus penser à rien, à ne plus vouloir intégrer des données précises, je les ai juste regardés. À un moment, je suis sorti de cette observation, comme si j’avais quitté une pièce, l’impression d’être projeté dans un vacarme épouvantable, j’entendais le bruit de la ville, des discussions autour de moi, des ambulances, j’ai vu passer des gens, j’ai vu tous les bâtiments, ces milliers de fenêtres comme autant de souffrances cachées, des traînées d’avions dans le ciel, et puis l’herbe piétinée autour des bancs, des papiers abandonnés à côté de poubelles vides et la première idée qui a surgi, c’est que dans l’observation des pigeons, je n’étais pas en train de rêver comme on dit, les yeux dans le vague mais que c’était maintenant que j’étais tombé dans le rêve. Je ne sais pas comment l’expliquer en fait. C’est tellement étrange. Vous savez, souvent les adultes disent aux enfants quand ils ont les yeux dans le vide, « arrête de rêver et écoute-moi », eh bien, moi, j’avais l’impression que c’était l’inverse. Ça m’a fait un mal de chien, à en pleurer, là, tout seul, sur mon banc, comme si j’avais quitté la vie pour tomber dans un cauchemar immonde. Vous voyez, j’ai passé tellement d’années à vouloir tout contrôler, à me battre pour atteindre les objectifs que je visais, à valider matériellement l’idée que je me faisais de l’existence, j’aurais dû reprendre tout ça, j’étais sauvé après tout, j’aurais pu retourner au boulot, doucement bien sûr, mais en tout cas, relancer la machine. Et c’est cette expression qui a tout déclenché. Relancer la machine. Mais, c’était moi la machine.

- On se voit toujours comme un individu menant des activités multiples et trouvant des compensations diverses, intervint-elle, avec même parfois des satisfactions personnelles, des occasions de fierté ou d’estime de soi, mais c’est complètement fou finalement puisque nous sommes effectivement des machines et que nous répétons mécaniquement les activités pour lesquelles nous avons été programmés dès notre enfance. »

Ce bonheur pour lui d’entendre en écho les éclaircissements indispensables, les validations partagées de tous ses tourments.

« Oui, je n’avais pas été programmé à regarder béatement des pigeons et à en éprouver étonnamment un sentiment de bien-être. C’est comme si quelqu’un avait appuyé sur le bouton off. Fin du vacarme, suspension des pensées intentionnelles, abolition des objectifs, disparition de toute identification projective, de notion de rentabilité, d’utilité, comme l’effacement du disque dur. Un ordinateur sans disque dur n’a aucune utilité. Je n’étais donc plus un ordinateur et je découvrais la liberté. Un mélange d’angoisse et d’euphorie. Vous voyez ? Comme si je décrochais de mes dépendances, je ne touchais plus à ma dope, je me purifiais mais c’était douloureux. De regarder ainsi toute l’agitation comme un rêve a fait de moi un marginal, un dérangé, un individu inquiétant. C’est pour ça qu’Alice est partie, c’est pour ça que Chloé ne veut plus me voir, que mon associé ne voyait en moi qu’un illuminé qu’il fallait sauver. Je n’ai même pas essayé de leur expliquer quoi que ce soit. Je n’en avais pas la force, ni même l’envie d’ailleurs. Comme si j’étais tombé dans une bulle sans contact avec le monde extérieur. On ne parlait plus le même langage. Pas pour autant que je me voyais comme un être pur et sauvé du néant, un élu des cieux ou je ne sais quelle fumisterie. J’étais juste devenu un paumé sans repère, un errant, un exilé bourré de pognon qui avait juste envie de regarder des pigeons. Alors, j’ai cherché un endroit perdu et j’ai atterri ici. C’est sans doute ce que j’ai fait de mieux en trente ans. »

 

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